Cours de marketing experientiel applique a l’horlogerie
Cours de marketing expérientiel appliqué à l’horlogerie
Qu’est-ce que le marketing expérientiel?
Introduction
Les travaux pionniers d’Holbrook et Hirschman (1982) sont souvent cités pour situer les débuts du courant expérientiel. Ils sont considérés comme fondateurs d’un courant de recherche qui s’est développé dans deux directions : les lectures expérientielles de la consommation et le marketing expérientiel.
Les approches expérientielles de la consommation ont permis d’enrichir et de compléter les modèles cognitivistes de comportement du consommateur qui dominaient la recherche et d’ouvrir cette dernière à des secteurs jusqu’alors ignorés : la consommation culturelle par exemple. Le consommateur a longtemps été considéré comme un être rationnel gérant son budget et faisant des choix réfléchis, l’approche expérientielle a permis de tenir compte d’une consommation plus affective expliquant des comportements plus émotionnels (Derbaix et Filser, 2011).
Le marketing expérientiel s’est attaché, quant à lui, à développer des grilles de pilotage pour aider les managers à différencier une offre commerciale par l’expérience, c’est-à-dire en valorisant un vécu de consommation et/ou en proposant des expériences à vivre aux consommateurs (Schmitt, 1999; Pine et Gilmore, 1999; Hetzel, 2002).
Le terme expérientiel connaît aujourd’hui un engouement certain tant dans la littérature managériale que dans le discours publicitaire. Les stratégies expérientielles se multiplient. On peut citer l’ouverture du magasin Le spot by UCPA à Paris, l’implantation Abercrombie & Fitch à Paris, le repositionnement des Galeries Lafayette, mais aussi l’enseigne Kiloutou qui crée une chaîne TV Ki’TV pour ses agences ou le site mymuesli.com qui propose la vente en ligne d’un muesli dont les ingrédients bios sont sélectionnés par le consommateur, qui signe le muesli de sa composition.
Ces stratégies concernent autant la scénarisation des lieux de vente physiques ou virtuels que les expériences associées au produit. Les stratégies expérientielles demandent de l’imagination et de la créativité, des investissements financiers et humains considérables, mais ne sont pas sans risques. Certains échecs ou succès en demi-teinte en témoignent (Kozinets et al., 2002) et incitent à la prudence. Ce constat justifie la question au cœur de l’intervention d’aujourd’hui: «Qu’est-ce que le marketing expérientiel ? ». Cette question peut se décliner sous un angle plus managérial en se demandant ce qu’un détour par l’expérientiel peut apporter à l’entreprise.
Pour tenter d’y répondre brièvement sans épuiser bien sûr ni la patience de l’auditoire, ni la richesse du sujet, nous développerons le plan suivant: pour définir le marketing expérientiel, nous proposons, dans une première partie, un retour sur la notion d’expérience, sur la notion de contexte expérientiel et nous présentons une approche par les dimensions du contenu de l’expérience vécue. Pour savoir ce que le détour par l’expérientiel apporte à l’entreprise, nous rappelons, dans une deuxième partie, la finalité du marketing expérientiel (la quête d’un avantage concurrentiel) et les options qui s’offrent à l’entreprise. Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous proposons un diagnostic expérientiel en deux étapes pour réfléchir aux stratégies mises en place dans les entreprises et marques horlogères.
Détour par la notion d’expérience
Pour définir le marketing expérientiel, il convient d’insister sur la différence entre expérience produite et expérience vécue, et d’introduire la notion de contexte expérientiel. En effet, le terme d’expérience recouvre des notions distinctes pour l’entreprise et le consommateur.
L’expérience produite
L’analyse, qui consiste à considérer que tous les produits fournissent des services qui génèrent des expériences, n’est pas récente. Cependant, Pine et Gilmore (1999) sont les premiers à suggérer que les expériences sont amenées à remplacer produits et services dans une ère économique nouvelle, qu’ils nomment l’économie de l’expérience. Ils définissent l’expérience produite par l’entreprise en insistant sur la notion d’intention et de contrôle. L’entreprise est supposée délivrer des expériences suffisamment marquantes et agréables pour être perçues comme mémorables par le consommateur et différencier ainsi l’offre de la concurrence. Pour concevoir une offre d’expérience, l’entreprise combine un ensemble de produits et de services autour d’un thème porteur, en utilisant l’ensemble des variables du marketing mix ou du retailing mix le cas échéant, y compris la variable atmosphère des lieux où se déroulent les expériences.
Des cadres de pilotage destinés aux managers se multiplient dans les années 2000 et développent des méthodes pour mettre en œuvre des expériences (Pine et Gilmore, 1999; Schmitt, 1999; Hetzel, 2002; Haeckel, Carbone et Berry, 2003; La Salle et Britton, 2003). L’idée de convoquer les cinq sens du consommateur y est récurrente. On comprend ici que le marketing sensoriel est un outil du marketing expérientiel (Rieunier, 2009). La métaphore du spectacle, bienvenue dans le cadre prestigieux où nous nous trouvons aujourd’hui est largement convoquée (Pine et Gilmore, 1999; Wolf, 1999; Filser, 2002). L’expérience produite par l’entreprise est par conséquent envisagée comme une combinaison intentionnelle de produits et de services visant à mettre en scène un temps fort pour le consommateur et constitue le fondement du marketing expérientiel. Voyons à présent ce que recouvre la notion d’expérience vécue par le consommateur.
L’expérience vécue: la vie comme maillage d’expériences
Holbrook et Hirschman (1982) définissent la consommation expérientielle comme un état subjectif de conscience, accompagné d’une variété de significations symboliques, de réponses hédonistes et de critères esthétiques. Une expérience de consommation peut se définir comme une interaction créatrice de sens, entre un individu et un objet consommé (Filser, 2002, 2008). L’expérience correspond à un moment dont la personne se souvient, parce qu’il s’avère particulièrement extraordinaire, intense, signifiant et/ou qu’il constitue une source d’apprentissage (Roederer, 2012a). Structurellement, l’expérience se comprend comme une interaction entre une personne, un objet consommé, dans une situation donnée: Personne x Objet x Situation (Punj et Stewart, 1983).
Le domaine de l’expérience s’étend au-delà du domaine de la consommation hé- donique (Hirschman et Holbrook, 1982; Benavent et Evrard, 2002). Une vie peut se lire comme un maillage d’expériences, aux intensités variables, allant de l’ordinaire à l’extraordinaire, imbriquant activités physiques et mentales. Le sens associé à l’expérience est à la fois ce qui peut susciter, en amont, l’interaction et ce qui perdure une fois l’interaction vécue. Enfin, Arnould et al. (2002, p. 424) décomposent le processus de l’expérience en quatre phases :(1)l’expérience anticipée (anticipated experience);(2)l’expérience d’achat (purchase experience); (3) l’expérience de consommation (consumption experience); (4) le souvenir de l’expérience et la nostalgie (remembered consumption and nostalgia). Il y a donc un écart entre la notion d’expérience produite par l’entreprise «à la Pine et Gilmore» d’une part et la notion d’expérience vécue par le consommateur d’autre part. D’un côté des offres «prêtes-à-vivre» proposées au consommateur, de l’autre côté un consommateur qui décide car, in fine, il est le producteur de son expérience.
La notion de contexte expérientiel
La notion de contexte expérientiel permet de faire le lien entre expérience produite et expérience vécue. Carù et Cova (2006b) définissent le contexte expérientiel comme un assemblage de stimuli «propre à faire advenir une expérience» (p. 44). Un contexte expérientiel désigne les conditions d’occurrence d’une expérience, que ce soit dans la sphère marchande ou non marchande de la consommation. Ces conditions peuvent être élaborées par une entreprise ou être aléatoires, voire accidentelles.
Contexte expérientiel et expérience vécue
Le contexte expérientiel correspond à la dyade Objet – Situation, tandis que l’expérience proprement dite est constituée des interactions des trois éléments Personne – Objet – Situation (Punj et Stewart, 1983).
Contexte expérientiel et expérience produite
Lorsqu’elle entend produire des expériences, l’entreprise conçoit et finance des contextes expérientiels, dans lesquels elle espère que le consommateur s’immergera, donc elle agit sur la dyade Objet – Situation, en espérant que les interactions Personne – Objet – Situation iront dans une direction qui lui sera favorable. Parler d’expérience produite par l’entreprise est un abus de langage; même si l’usage en est largement répandu, il est plus exact de parler de contexte expérientiel organisé par l’entreprise. Différentes propositions peuvent structurer un contexte expérientiel.
Les contextes expérientiels contrôlés par l’entreprise
Les contextes expérientiels gérés par l’entreprise recouvrent aussi bien les lieux de vente ou de consommation dans lesquels sont délivrés des services (servicescapes) (par exemple: tous les formats de distribution, restaurants, hôtels, clubs, parcs à thème, administrations publiques, moyens de transport publics, …) que les moyens de communication consacrés à un produit ou une marque (communication média et hors-média, dont les sites web (Carù et Cova, 2006b)). Tous ces contextes expérientiels ont en commun de pouvoir faire advenir des expériences voulues par l’entreprise. Carù et Cova (2006b) recensent cinq contextes expérientiels consacrés à la marque: (1) les magasins de marque (brand stores); (2) les usines de marque (brand plants); (3) les fêtes de marque (brand fests); (4) les sites de marque (brand websites); (5) les récits autour de la marque (brand tales).
Les brand stores, encore appelés magasins amiraux (flagship stores), sont des contextes expérientiels scénarisés autour d’une marque, dont ils constituent des vecteurs relationnels puissants (Filser, 2001 ; Kozinets et al., 2002). Les brand plants, qui peuvent permettre certaines formes de tourisme industriel, sont des contextes expérientiels scénarisés autour d’un propos technique dévoilant des processus de fabrication. Ce type de contexte expérientiel cherche à immerger, plus longuement que le magasin de marque, le consommateur dans l’histoire de la marque et à lui faire découvrir les processus de production souvent occultés dans la communication traditionnelle.
Les fêtes de marque (brand fests) relèvent de la création d’événements et favorisent l’expérience de festival (festival experience). Ces contextes expérientiels éphémères et mouvants s’apparentent à des spectacles vivants et interactifs qui intensifient les rapports de l’individu à la marque ou à des communautés autour de la marque.
…
Le métacontexte expérientiel du brand tale
Tous les contextes expérientiels évoqués sont au service de ce qu’on pourrait appeler un métacontexte regroupant les récits autour de la marque (brand tales). Ces récits, quelle que soit la forme qu’ils prennent, génèrent des expériences fictionnelles de la marque que l’entreprise espère transformer en expérience de consommation du produit. Le brand tale s’apparente au storytelling au sens de Salmon (2007) et sert d’ancrage aux autres contextes expérientiels (Carù et Cova, 2006b), tout comme ces derniers contribuent à l’entretenir (Figure 1).
Si on place les contextes expérientiels gérés par l’entreprise sur les quatre phases du processus de l’expérience (Arnould, Price et al., 2002), on constate que certains contextes expérientiels sont plus spécifiques à certaines phases (Figure 2).
Les contextes expérientiels sont les moyens dont disposent l’entreprise et la marque pour: (1) différencier leur offre en enrichissant l’expérience associée au produit et/ ou l’expérience d’achat; (2) activer la phase d’avant expérience; (3) investir l’après expérience. Il existe cependant des contextes expérientiels qui échappent au contrôle de l’entreprise.
Les contextes expérientiels hors du contrôle de l’entreprise
N’importe quelle combinaison d’éléments de la vie quotidienne, impliquant un objet de consommation quel qu’il soit, constitue un contexte expérientiel à partir duquel l’individu peut vivre, seul ou en groupe, une expérience de consommation. Les diverses manières dont l’individu utilise les produits ou les marques, les collectionne, les détourne ou les customise, les recycle ou s’en débarrasse constituent des expériences de consommation, qui naissent de contextes expérientiels aléatoires, non contrôlés par l’entreprise. Les contextes expérientiels hors du contrôle de l’entreprise constituent des champs d’action auxquels l’entreprise n’a pas d’accès direct mais qui sont le théâtre d’expériences riches et complexes associées au produit. Ils constituent des terrains d’étude privilégiés pour améliorer les produits existants dans leurs dimensions symboliques ou matérielles et des creusets d’idées de nouveaux produits ou d’amélioration de l’offre existante.
Les dimensions de l’expérience: de nouvelles clés de lecture
La littérature en marketing, depuis le début du courant expérientiel, a essentiellement privilégié une approche de l’expérience fondée sur ses antécédents et ses résultats ou ses conséquences par la satisfaction ou par la valeur (Filser, 2002, 2008). Pour renouveler et compléter cette perspective, des travaux récents ont étudié le contenu de l’expérience et mis au jour des dimensions le structurant. Ces travaux ont permis d’établir l’existence de quatre dimensions communes à toute expérience de consommation et structurant le souvenir que l’individu en a (Roederer, 2012a). Il s’agit de la dimension «hédonico-sensorielle» liée au plaisir ou au déplaisir retirés de l’expérience, de la dimension « rhétorique socioculturelle» qui concerne la valeur de signe de l’expérience et le sens de l’épisode vécu, la dimension « rapport au temps » de l’expérience, qui traite du contrôle que l’individu exerce sur la durée de l’expérience et enfin la dimension «praxéologique» qui traite de l’action du consommateur pendant l’expérience (Roederer, 2012a).
…
Malgré la diversité des contextes dans lesquels elle se produit, l’expérience de consommation possède une structure stable non contingente au contexte, traitant schématiquement du plaisir, d’une forme de rapport aux autres et d’une forme de rapport au temps de l’expérience et du sujet agissant (Figure 3). Conclusion intermédiaire A la question «Qu’est-ce que le marketing expérientiel? », on peut répondre que le marketing expérientiel est un marketing qui prend compte clé de lecture l’expé- rience vécue par le consommateur (et ses dimensions) et qu’il est fondé sur l’organisation de contextes expérientiels au service de la différenciation de la marque.
Marketing expérientiel: la quête de l’avantage concurrentiel
La deuxième question posée en introduction était: «Qu’apporte à l’entreprise un détour par l’approche expérientielle? ». Pour y répondre, nous envisagerons d’abord deux stratégies expérientielles génériques, puis la quête de l’avantage concurrentiel comme finalité de toute stratégie expérientielle.
Deux stratégies expérientielles génériques
Nous avons vu que s’engager dans une stratégie expérientielle consistait pour l’entreprise à mettre en œuvre et financer différents types de contextes expérientiels. Ces contextes peuvent constituer l’offre même de l’entreprise, ou permettre de différencier une offre, quelle qu’en soit la nature ou le caractère expérientiel. Création d’offres d’expérience ou différenciation de l’offre par l’expérience (Filser, 2002), les stratégies expérientielles ont pour finalité de doter l’entreprise ou la marque d’avantages concurrentiels commerciaux (Trinquecoste, 1997, 1999).
La stratégie de création d’offre d’expérience
Une première option consiste, pour des organisations spécialisées dans la production ou la commercialisation d’expériences, à injecter de la surprise et du merveilleux, et elle aboutit à l’élaboration d’environnements thématisés, comme les parcs Disney ou un spectacle du Cirque du Soleil. L’expérience vécue s’inscrit alors dans un système de «servuction» dans lequel la présence du consommateur est indispensable pour que l’offre soit délivrée. Ce processus de production, piloté par l’entreprise et/ou l’organisation, vise à faire vivre, au consommateur, une expérience riche et gratifiante. On trouve de nombreux exemples de stratégies de création d’offre d’expériences dans le secteur du tourisme et dans l’événementiel. Les contextes expérientiels
Table des matières
Préface par Kalust Zorik ............................…… 5
Introduction au marketing expérientiel par François H. Courvoisier ......................………… 7
Qu’est-ce que le marketing expérientiel? par Claire Roederer ..........................…… 13
07h45: Marketing produit /12h03: Expérience client /16h11:
Expérience de marque: l’horlogerie retarderait-elle? par Philippe Boutié, Michel Langlois et Elisabeth Deschênes ......………… 31
From Producing Collectable Watches to Creating Collectable Watchmaking experiences par Viviane Chen ............................… 57
Brand Love: comprendre comment les consommateurs tissent des liens d’amour avec les marques de luxe horlogères par Gachoucha Kretz ..........................… 67
Horlogerie de luxe et médias sociaux: comment plonger l’utilisateur dans l’univers de la marque sur Facebook? par Matthieu Corthésy ........................………… 95
De la Haute couture à la Haute horlogerie: l’expérience authentique en boutique peut-elle légitimer les extensions de marques? par Nathalie Veg Sala..........................… 111
Marketing expérientiel en ligne et e-communication de marques horlogères suisses par Maria Bashutkina et François H. Courvoisier …............……… 133
Le lien entre le positionnement identitaire, le capital expérientiel et la performance en ligne des marques horlogères par Kim Claes et Pablo Brice de Diesbach ................…… 153
L’expérience au cœur de la montre par Claude-Henri Chabloz et Emmanuel Vuille..............…… 173
Compte-rendu de la table ronde «Expérience mécanique» avec François Junod, Ange Barde, Jean-Marc Wiederrecht et Kalust Zorik retranscription par Michel Cugnet ....................… 183
Compte-rendu de la table ronde des experts avec Raynald Aeschlimann, Claire Roederer, Vincent Perriard et François Courvoisier retranscription par Michel Cugnet ....................… 197
Le marketing expérientiel et l’évolution des communautés sur le web par Marco Gabella retranscription par Michel Cugnet ....................… 211
Compte-rendu de la table ronde «Benchmarking de l’expérientiel» avec Cédric Lacroix, Dominique Fornage, Philippe Bardet et Yvan Arpa retranscription par Michel Cugnet ....................… 221
Expérience de consommation des touristes par Manelik Sfez retranscription par Michel Cugnet … 239
Conclusion de la journée avec Philippe Le Bé ..........................……… 255
Synthèse et perspectives par François H. Courvoisier ......................………… 257