Debuter en economie geographique pas a pas

Débuter en économie géographique pas à pas
L’Espace géographique entretient une longue habitude de rencontres avec d’autres disciplines, par ses publications comme par l’organisation de discussions. Ayant observé le développement de la nouvelle économie géographique (NEG) depuis une quinzaine d’années, nous avons souhaité débattre des relations épistémologiques et des échanges possibles entre cette approche de l’économie et la géographie. Deux économistes, qui connaissent bien les travaux des géographes, Jacques-François Thisse, professeur d’économie à l’université de Louvain, et Bernard Walliser, professeur d’économie à l’École nationale des ponts et chaussées, ont accepté notre invitation, et nous les en remercions. Le débat, dont nous reprenons ici quelques courts extraits à la suite de leurs interventions, a été animé par Isabelle Thomas, directeur de recherches au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) et professeur de géographie à l’université de Louvain-la-Neuve, et Denise Pumain, professeur à l’université Paris I, membre de l’Institut universitaire de France.
Les ambiguïtés de la nouvelle économie géographique
Denise Pumain : La nouvelle économie géographique, qui a émergé aux États-Unis depuis une quinzaine d’années, semble introduire un nouveau paradigme en économie, puisqu’elle se propose de comprendre les lieux, en tant qu’agglomérations ou concentrations, dans leur diversité Elle rompt avec l’économie classique en supposant possible le maintien durable de déséquilibres entre régions et en postulant qu’une explication de ces inégalités réside dans l’apparition de rendements croissants associés à la concentration géographique (ou agglomération). Elle dit aussi vouloir tenir compte de l’enchaînement historique (path dependence) caractéristique des systèmes géographiques, qui oriente et contraint partiellement leur développement ultérieur. Plusieurs ouvrages donnent un aperçu des ambitions théoriques de ce courant et une revue scientifique, le Journal of Economic Geography, a été créée en 2001.
Depuis longtemps, les géographes ont pris pour objet l’explication de la diversité des organisations spatiales des sociétés. Ils l’ont recherchée aussi bien dans les interactions entre les sociétés et leur milieu que dans les interactions entre les lieux. Ils ont utilisé certains formalismes inspirés du raisonnement économique, au point de partager avec l’économie régionale les références aux travaux de « pères fondateurs » tels von Thünen, Weber, Reilly, Christaller ou Lösch. Plus récemment, ils se sont intéressés aux processus d’auto-organisation des territoires et aux dynamiques évolutives de ces systèmes complexes, avec des formulations très voisines de celles que retiendra la nouvelle économie géographique, dans ses modèles de croissance ou d’organisation centre-périphérie par exemple. Un dialogue renouvelé entre les deux disciplines est-il désormais possible ? Sous la similitude des mots, les concepts sont-ils vraiment comparables ?
Sur le plan épistémologique, la démarche exclusivement déductive de la théorie économique, qui postule une universalité des processus, n’est-elle pas en contradiction avec la diversité intrinsèque des lieux et de leur histoire postulée par la géographie, qui la conduit à emprunter parfois une démarche inductive, et souvent rétroductive, c’est-à-dire avec des allers et retours fréquents entre des observations et des formalisations partielles ?
Sur le plan méthodologique, qu’est-ce que la nouvelle économie géographique peut apporter à la géographie, et réciproquement ? Dans la mesure où les auteurs économistes maintiennent leur souci de cohérence avec la théorie économique, cela suppose-t-il que les géographes doivent en admettre toutes les prémisses, s’ils souhaitent intégrer les concepts et les modèles de la nouvelle économie à leur corpus ? Inversement, les hypothèses auxquelles tiennent les géographes, quant à l’hétérogénéité de l’espace géographique, et aux effets d’échelle, sont-elles aussi irréductibles au traitement par les modèles analytiques de la nouvelle économie que les auteurs économistes le prétendent ? Une ouverture à d’autres voies méthodologiques serait-elle possible pour la nouvelle économie géographique ?
En termes de sociologie des sciences, la relation entre les deux disciplines ne semble pas symétrique. Les économistes de la nouvelle économie géographique ne sont-ils pas tentés de forger leurs propres concepts dans le cadre de la théorie économique, sans tenir compte des constructions conceptuelles élaborées, parfois depuis longtemps, par la géographie ? On peut en donner trois exemples, à propos des villes : la notion des avantages de site « de première et seconde nature » est reprise par M. Fujita, P. Krugman et A.J. Venables chez William Cronon : Cronon distingue les avantages naturels d’un site de ceux qui lui ont été apportés par les aménagements. En géographie, c’est la distinction entre les concepts de site et de situation, impliquant deux niveaux d’échelle d’interactions, qui a été jugée plus pertinente depuis plus d’un siècle pour traiter des avantages de localisation des villes – on sait aussi la difficulté de démêler la part de la nature et la part de la société dans l’histoire longue des sites urbains ! Le second exemple se rapporte aux explications de l’émergence d’« une très grande variété de concentrations économiques ». Les économistes de la nouvelle économie géographique ne font pas du tout appel aux très nombreux travaux des géographes spécialistes des réseaux urbains et des systèmes de villes, même américains (par exemple, ceux de Brian Berry ou d’Alan Pred). Pourtant, ce niveau d’organisation du fait urbain ne semble pas encore bien construit dans la théorie de la nouvelle économie géographique. Fujita, Krugman et Venables se résignent à qualifier le chapitre de leur ouvrage consacré à l’inégalité des tailles de villes comme « empirique » dans leur ouvrage théorique. Le troisième exemple est celui de l’explication, retenue par M. Fujita et J.-F. Thisse, de la diversité des portefeuilles d’activités des villes, qui résulterait d’un choix des acteurs urbains locaux (the city corporations) comme l’indique J.V. Henderson Cette explication paraît très simplificatrice au géographe, habitué à mettre l’accent sur les niveaux d’échelles de la décision et sur la faible autonomie des acteurs locaux en termes d’implantation des activités économiques, notamment face aux grands groupes, nationaux ou multinationaux. En outre, et paradoxalement, alors que l’économie régionale a bien étudié les effets des cycles de l’activité économique dans ses rapports avec les localisations, l’explication retenue par la nouvelle économie géographique pour rendre compte de la diversité des portefeuilles d’activités des villes, et de leurs inégalités de taille, est « instantanée », elle est déduite des inégalités de rendements croissants procurés par des spécialisations économiques différentes (Fujita, Thisse, 2004, p. 116). Ces trois exemples illustrent bien la divergence entre les choix épistémologiques effectués par la nouvelle économie géographique et par la géographie, lorsqu’il s’agit de constituer et d’évaluer un concept scientifique : la première semble privilégier l’adéquation aux principes de la théorie économique, au prix parfois de la vraisemblance historique, tandis que la seconde renonce difficilement à sa culture idiographique, au prix d’une assez grande incapacité de formalisation.
Les oppositions entre les deux disciplines sont-elles en partie illusoires, factices, s’agit-il d’attitudes réifiées par des postures disciplinaires, alors que les pratiques de l’enquête et de la modélisation seraient en réalité bien plus proches ? Ou bien sont-elles le reflet d’un état momentané des sciences sociales, qui ont réussi à intégrer partiellement la rigueur méthodologique des sciences « dures », sans accéder encore pleinement à la capacité de traiter des systèmes complexes, lesquels sont non seulement auto-organisés, mais aussi historiquement dépendants et hiérarchisés, c’est-à-dire structurés simultanément selon plusieurs niveaux d’échelles?
Le débat de L’Espace géographique intervient alors que le courant de la nouvelle économie géographique a déjà suscité de nombreuses réactions, parfois virulentes, dans des revues d’économie. Pour le géographe Ron Martin : « the ‘‘New Geographical Economics’’ represents a case of mistaken identity : it is not that new, and it most certainly is not geography ». L’économiste J. Peter Neary en donne une évaluation plus nuancée, malgré le titre plutôt ironique de son article. Dans un numéro récent de la revue de l’Association de science régionale, qui célèbre brillamment son cinquantième anniversaire, l’ouvrage de Fujita, Krugman et Venables est salué comme un « breakthrough », au même titre que ceux de Walter Isard et William Alonso dans un article consacré aux « path breaking books » de la Science régionale. Cependant, l’auteur de ce compte rendu laisse tout de même un point d’interrogation : « The future : a new paradigm ? » (p. 84) au titre du paragraphe qui présente l’ouvrage de la nouvelle économie géographique. Dans ce même numéro de la revue, Fujita et Krugman refont allègrement l’histoire de la nouvelle discipline, sous la forme d’un dialogue provocant et narquois entre les deux auteurs et un imaginaire interlocuteur complaisant…
Nous n’en avons que plus de reconnaissance envers les deux économistes qui ont accepté de venir dialoguer avec nous.
Qu’est-ce que la nouvelle économie géographique ?
Jacques-François Thisse : Merci de m’avoir donné cette occasion de venir discuter avec vous. J’ai toujours beaucoup apprécié les échanges que j’ai pu avoir avec mes collègues géographes. Permettez-moi de rappeler que j’ai été membre du département de géographie de l’université catholique de Louvain pendant plusieurs années. J’ai passé plusieurs mois au département de géographie de la McMaster University en 1981, séjour pendant lequel j’ai beaucoup appris. J’ai donc eu plusieurs occasions de me familiariser avec la manière de travailler des géographes. Leurs travaux ont eu une influence déterminante sur ma propre recherche, en particulier la théorie de l’interaction spatiale qui reste pour moi une contribution majeure de la géographie humaine à l’ensemble des sciences sociales. Isabelle Thomas, qui est parmi nous, sait combien j’apprécie notre collaboration, car je suis convaincu que nos approches sont plus complémentaires que substituables.
Quelques remarques rapides pour commencer. Tout d’abord, selon ce que j’ai pu observer, il existe, me semble-t-il, une plus large communauté de vue parmi les économistes que chez les géographes. Dans leur grande majorité, les économistes sont d’accord sur un certain nombre de grandes idées, qui forment le socle de leur discipline, une chose assez peu courante dans les sciences sociales et humaines. J’y reviendrai dans un moment. En second lieu, il faut rappeler que les économistes ont été peu nombreux à s’intéresser aux choses de l’espace. En France, le point de départ est la thèse de Claude Ponsard, Économie et espace, publiée il y a plus de cinquante ans. Claude Ponsard a eu de nombreux étudiants, et j’ai été l’un d’entre eux. Aux États-Unis, c’est avec le livre de William Alonso, publié en 1964, que l’économie urbaine a connu son véritable essor. Depuis, les travaux se sont multipliés et ce champ a attiré de très grands chercheurs en économie – y compris quelques prix Nobel. L’économie urbaine est aujourd’hui une sous-discipline très active de la science économique, dont Masahisa Fujita est l’un des principaux leaders.
La nouvelle économie géographique est beaucoup plus récente. On la doit à Paul Krugman, dont le papier fondateur a été publié en 1991 seulement. À cette occasion, Krugman a utilisé l’expression « economic geography » plutôt que celle degeographical economics. Certains y ont vu une manifestation d’impérialisme scientifique de la part des économistes. Deux commentaires sur ce point. Tout d’abord, nous, francophones, oublions trop vite que les anglophones n’éprouvent pas toujours nos hésitations dans l’emprunt de termes venant d’autres langues ou disciplines. En outre, la dénomination geographical economicsne résonne pas bien en anglais, si du moins je me fie à l’opinion de plusieurs amis anglophones avec qui j’en ai parlé. En revanche, en français, c’est l’expression « économie géographique » qui s’est imposée très rapidement. Difficile, donc, de parler d’impérialisme dans la mesure où la terminologie change avec la langue. Ces choix terminologiques ne furent pas neutres, cependant. Nombreux, en effet, furent les géographes pour qui la géographie économique de Paul Krugman était malvenue. Pourtant, parmi les nombreuses critiques que j’en ai lues, c’est davantage l’approche microéconomique qui sous-tend les travaux de Krugman que de nombreux géographes ont critiquée. Ils parlent peu, me semble-t-il, de géographie quand ils critiquent Krugman et ses successeurs.
Il faut rappeler ici que la théorie microéconomique privilégie l’individualisme méthodologique. Les agents économiques, consommateurs et entreprises, mais aussi les pouvoirs publics ou d’autres entités, y sont considérés comme les acteurs de base. À la différence de la macroéconomie, la microéconomie n’agrège pas les comportements individuels. Elle vise au contraire à expliquer les phénomènes globaux à partir des actions individuelles. Même le terme d’agent ne doit rien au hasard. Les économistes souhaitent mettre en avant l’idée que l’individu est capable d’agir et de changer les choses, là où d’autres disciplines parlent plus volontiers de sujet. Dans un deuxième temps, on suppose que les agents sont rationnels. Ce terme a suscité, lui aussi, de nombreux malentendus. Quand nous disons qu’un agent économique est rationnel, nous ne voulons pas dire que son comportement est gouverné par une « raison » qui le transcenderait. Les choses sont beaucoup plus terre-à-terre. Le postulat de rationalité, dans sa forme la plus simple, signifie deux choses. D’une part, chaque agent est capable de ranger les actions qui lui sont accessibles. D’autre part, ce classement étant fait, il choisit l’action qu’il préfère, à savoir celle rangée en tête. Si fumer est mauvais pour la santé et n’est donc pas « raisonnable », nous disons toutefois que le consommateur qui souhaite fumer est rationnel s’il achète des cigarettes. La rationalité ici mobilisée est donc propre à l’agent qui est libre d’avoir les préférences qu’il veut.
Cela étant rappelé, je souhaite revenir sur un point abordé précédemment. Ce qui réunit les géographes, me semble-t-il, est un objet d’analyse : l’espace. En revanche, ce sont davantage des méthodes de raisonnement qui réunissent les économistes, du moins les microéconomistes. Ces méthodes peuvent être appliquées à des questions qui doivent peu à l’économie, d’où l’accusation d’impérialisme. Le choix de privilégier un objet d’analyse expliquerait, à mon avis, le fait que les géographes abordent des thèmes fort différents, par exemple la diffusion spatiale des maladies, le trafic routier et les accidents de la route, la formation des villes et des systèmes urbains. Une telle démarche, qui a incontestablement ses mérites, nuit cependant à l’émergence d’un corpus commun à partir duquel chacun peut travailler. Au contraire, même s’ils travaillent sur des thèmes différents, les microéconomistes le font en utilisant la même boîte à outils, ce qui facilite les échanges et assure une certaine cohérence à l’ensemble de leurs travaux.
Autre habitude des économistes qui énerve pas mal certains géographes, le recours quasi systématique au concept d’équilibre. Aucun économiste sérieux ne prétend que l’économie soit réellement en équilibre. Le concept d’équilibre est une construction intellectuelle que nous utilisons pour parler de manière rigoureuse de problèmes auxquels il est appliqué. Bernard Walliser en parlera mieux que moi.
L’économie géographique a un objectif simple à énoncer : expliquer la distribution inégale des activités économiques dans l’espace. Pour cela, elle mobilise les concepts de la microéconomie. Conséquence : si on rejette la microéconomie, on doit aussi rejeter l’économie géographique. On tient là, à mon avis, l’explication de l’attitude de certains géographes vis-à-vis de celle-ci : ils sont hostiles à l’individualisme méthodologique, peut-être parce qu’ils préfèrent une approche plus holiste des problèmes. D’où les critiques adressées à l’économie géographique, alors que les économistes travaillant dans ce champ s’attendaient davantage à une critique – justifiée – de la modélisation de l’espace.
Vous savez comme moi qu’une distribution inégale des activités économiques n’implique pas qu’il y ait des lois – économiques ou autres – qui la gouvernent. Elle peut être le résultat d’un processus aléatoire, la probabilité de voir apparaître une distribution uniforme étant nulle. Le mérite de l’économie géographique est précisément de partir des mêmes présupposés que ceux utilisés pour étudier d’autres domaines et qui, selon moi, ont fait leurs preuves. L’élaboration de nouveaux concepts et outils conduit les économistes à revisiter des sujets anciens et à dire de nouvelles choses concernant les thèmes déjà abordés, dans l’espoir d’aller plus loin. C’est très exactement ce que Paul Krugman a fait. On ne prétend pas que les questions posées soient nouvelles ou originales. C’est la manière de les aborder qui l’est. Les nouveaux résultats peuvent alors être testés empiriquement. C’est ce que les jeunes chercheurs en économie géographique sont en train de faire.
Pourquoi les économistes ont-ils souvent négligé la dimension spatiale des phénomènes économiques ? Tout d’abord, parce que plusieurs problèmes peuvent être étudiés valablement sans faire référence à l’espace. Pensons, par exemple, au rôle de la monnaie au sein d’une économie. Les économistes qui ont voulu développer une théorie rigoureuse des marchés et de la formation des prix ont été amenés à privilégier deux hypothèses. D’une part, la concurrence parfaite, c’est-à-dire que les agents prennent les prix comme des données ; d’autre part, la technologie est à rendements constants : si l’on double les facteurs de production, on double le volume de production. Ces deux hypothèses ont permis l’étude de certaines questions spatiales, par exemple en économie urbaine. En revanche, elles ne permettent pas de rendre compte des phénomènes les plus fondamentaux. Depuis Christaller et Lösch, nous savons que l’hypothèse de rendements croissants – le volume de production croît plus que proportionnellement avec les facteurs – est cruciale. Le paysage économique est alors, du moins en partie, considéré comme le résultat d’arbitrages entre rendements d’échelle croissants et coûts de transport. Rappelons que ces coûts ne sont pas simplement le coût de transporter un objet entre deux lieux, mais incluent toutes les dépenses liées à l’échange spatial, les barrières tarifaires ou non tarifaires, le manque d’information concernant les occasions en des endroits plus éloignés. Comme les géographes, les économistes travaillant sur les questions spatiales partent donc du postulat que ce qui est proche d’un agent compte davantage pour lui que ce qui est éloigné.