Cours sur le potentiel de developpement pour l’economie sociale et solidaire

Cours sur le potentiel de développement pour l’économie sociale et solidaire
1. De quoi parlons-nous ?
1.1. Une économie définie par ses statuts ou par son objet
L’économie sociale et solidaire (ESS) comprend tout d’abord ce qu’on désigne sous le terme d’économie sociale, c’est-à-dire les associations, les coopératives, les mutuelles et les fondations. Un ensemble qui regroupe aujourd’hui près de 160 000 organisations qui emploient 2,3 millions de salariés. Toutes ces organisations ont en commun d’être gouvernées sur un mode qui se veut démocratique et d’avoir pour objectif affirmé de satisfaire l’objet social défini par leurs adhérents, associés ou sociétaires. Ce qui les distingue, dans leur finalité, des sociétés de capitaux où le pouvoir est détenu par les actionnaires et où la production de biens et services n’est qu’un moyen au service de la maximisation des profits tirés du capital investi1 .
Le terme d’économie solidaire, pour sa part, regroupe les organisations qui se veulent à « forte utilité sociale », par exemple en embauchant en priorité des personnes en difficulté ou en les aidant à créer une activité, en développant des activités soutenables sur le plan écologique, ou encore en pratiquant des formes d'échange respectant des normes sociales et environnementales élevées, comme le fait le commerce équitable2 . La notion d’« utilité sociale » n’est pas donnée une fois pour toutes ; elle change en fonction des préférences de ceux qui l’emploient. Tout l’enjeu étant, pour les acteurs de l’économie solidaire, de faire partager leur conception par les autorités publiques, afin de justifier l’obtention d’avantages spécifiques.
Ces deux familles se recouvrent largement : la plupart des entreprises solidaires ont un statut associatif ou coopératif. Mais, à examiner le secteur de plus près, on découvre vite que les deux champs ne se confondent pas totalement : il ne suffit pas à une banque d'être coopérative pour être solidaire… et certaines entreprises peuvent avoir adopté un statut privé lucratif tout en poursuivant des objectifs et en adoptant des modes de gouvernance qui les qualifient pour être considérées comme solidaires. L’économie sociale et solidaire rassemble donc des organisations qui se veulent alternatives soit par ce qu’elles sont, soit par ce qu’elles font : par ce qu’elles sont, car leur statut est censé produire d’autres rapports sociaux ; par ce qu’elles font, car leur objet social aurait une utilité sociale particulière.
1.2. Une réalité ancienne portée par des motivations plurielles
L'économie sociale et solidaire n'est pas quelque chose de nouveau. Face aux problèmes économiques et sociaux auxquels notre société est confrontée – pauvreté, insécurité sociale – il s’est toujours trouvé des personnes suffisamment soucieuses du sort de leurs semblables pour agir en faveur des plus dé- munis : le développement des « bonnes œuvres » au service des plus pauvres ou des malades ne date pas d’hier. Ainsi, les hospices de Beaune, fondés en 1443, mondialement connus pour leur patrimoine architectural et la vente annuelle de leur production viticole, exploitent toujours un centre hospitalier à but non lucratif de plus de 200 lits et un institut de formation en soins infirmiers…
Parallèlement à cette logique caritative, d’autres personnes se sont regroupées afin de trouver des solutions collectives à leurs problèmes, pour autant que les autorités leur en laissaient la possibilité : dès le Moyen-Âge, par exemple, les éleveurs du Jura créent des fruitières coopératives pour produire le fromage de Comté. La coexistence de ces deux logiques – caritative d’une part et d’auto-organisation d’autre part – traverse encore aujourd’hui l’économie sociale et solidaire. Le monde associatif, quand il produit des services, s’inscrit largement dans l’héritage charitable, tandis que les coopératives et les mutuelles s’inscrivent dans la tradition d’auto-organisation. Le premier pèse pour 80 % des emplois de l’économie sociale et solidaire, les secondes se partageant les 20 % restants.
L’économie sociale et solidaire a donc des racines anciennes, et des racines plurielles. L’émergence de la société industrielle n’a pas réellement modifié cette situation. Bien avant la loi qui leur a donné une reconnaissance légale, les structures associatives ont joué un rôle essentiel dans le développement des politiques d’assistance, mais aussi dans les domaines éducatif et culturel ou encore dans celui des loisirs. Un grand nombre d’entre elles étaient et demeurent d’inspiration religieuse, d’autres s’inscrivant au contraire dans une tradition émancipatrice d’inspiration républicaine ou socialiste3 . Parallèlement, en marge du mouvement syndical, avec lequel le mouvement mutualiste et coopératif a toujours entretenu des rapports complexes 4 , on a vu se développer des sociétés mutuelles et des coopératives devenues l’avant-garde de la lutte contre les risques sociaux associés au salariat industriel, ou permettant de produire ou de distribuer des biens ou services de manière alternative aux entreprises capitalistes.
La mobilisation de personnes et de groupes soucieux d’associer liberté et responsabilité, autonomie et solidarité, a ainsi permis de développer une économie plus sociale et plus solidaire dès le XIXe siècle, au cœur même de la société industrielle dominée par les rapports sociaux capitalistes. On peut en offrir de nombreuses illustrations : ainsi, quand les ouvriers créèrent les premières sociétés de secours mutuel, au milieu du XIXe siècle, ils parvinrent à accéder collectivement à un minimum de sécurité alors que les patrons licenciaient sans indemnités les salariés malades ou invalides. Il en va de même des paysans ou des artisans et petits patrons qui se rassemblèrent à la fin du XIXe siècle pour créer les premières caisses de crédit agricole ou les premières banques populaires, y trouvant le moyen d'accéder au crédit que les banques classiques leur refusaient. Plus récemment, les associations de tourisme social qui se sont développées aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale ont permis aux employés et aux ouvriers de profiter de leurs congés payés pour partir en vacances, un luxe jusque-là réservé à une minorité aisée. Enfin, quand, dans les années 1980, des travailleurs sociaux créent des entreprises et embauchent des personnes jugées inemployables par les employeurs du secteur privé, comme par ceux du secteur public, ils prouvent qu'il est possible de lutter concrètement contre l'exclusion et d’insérer par l’activité économique des personnes très éloignées de ’emploi5 . On pourrait multiplier les exemples : dans le domaine du logement, avec Habitat et Humanisme, qui s’attaque au mal logement, en réhabilitant des logements anciens pour les louer ensuite à des ménages à faibles revenus ; dans le domaine du recyclage et de l’écologie industrielle ; dans le domaine de l’épargne et du microcrédit, qui contribue à démocratiser le droit d’entreprendre ; dans le domaine du commerce équitable enfin, qui témoigne qu’on peut consommer des biens et se soucier de la dignité de ceux qui les produisent...
1.3. Une économie peu visible car très imbriquée dans le marché et l’Etat
Jamais aucun congrès ou réunion d’acteurs de l’économie sociale et solidaire ne peut se passer sans qu’un intervenant se désole de sa faible visibilité dans le champ social – et du faible intérêt porté à son existence par le monde intellectuel. De fait, l’opinion publique comprend toujours aussi mal ce que signifie concrètement ce terme d’économie sociale et solidaire tandis que la grande majorité des économistes, sociologues, politologues et philosophes, mis à part la petite troupe des universitaires spécialistes du sujet, très souvent acquis à la cause, considèrent qu’il s’agit d’un non-sujet. La faible visibilité de l’économie sociale et solidaire n’est pas due à une volonté des médias d’imposer un black out à son sujet, ni au peu de curiosité des universitaires. Si l’économie sociale et solidaire peine à faire parler d’elle, c’est moins du fait de sa différence que de sa proximité à l’égard du reste de l’économie et de la société. Profondément insérée dans notre société, elle en subit logiquement les contingences.
1.3.1. La loi du marché en partage
Observons tout d’abord qu’il est trop simple d’opposer un secteur privé qui serait nuisible par nature, parce que mû par le profit, à un monde de l’économie sociale et solidaire qui poursuivrait, quant à lui, des fins d’intérêt général. En pratique, si le secteur privé est bien mu par le profit, les biens et services qu’il produit ne sont pas nécessairement moins utiles à la société que ceux produits par les organisations de l’économie sociale et solidaire insérées dans le marché. Le boulanger qui, chaque matin, se lève tôt pour faire son pain, a une utilité sociale incontestable. De même, le fabricant de radiateurs est particulièrement utile à tous ceux qui souhaitent disposer d’un chauffage central. Les militants de l’économie sociale et solidaire dénoncent les sociétés de capitaux dont le seul objectif est de maximiser la rémunération du capital investi. Mais le profit n’est qu’un solde, qui suppose, pour être obtenu, de produire des biens et services qui trouvent preneurs et qui se voient reconnus une utilité par les consommateurs. Certes les motivations du secteur capitaliste sont contestables, puisque les biens et services produits ne sont qu’un moyen détourné pour satisfaire un autre but – dégager des profits. Mais cette considération morale ne doit pas nous faire perdre de vue que l’économie de marché n’a pas de si mauvais résultats en tant que machine à produire et distribuer une grande variété de biens et services.
L’économie sociale et solidaire n’a donc pas le monopole de l’utilité et nous serions bien ennuyés s’il nous fallait essayer de vivre demain en ne consommant que des biens et services proposés par les organisations de l’économie sociale et solidaire. D’un autre côté, le caractère insoutenable de nos modes de vie et de consommation justifie une ré- flexion critique sur l’utilité de multiples biens et services mis sur le marché. De même que la déconnexion entre poursuite de la croissance et progrès du bien-être individuel et collectif. Comment se satisfaire d’une société qui fait cohabiter hyperconsommation et pauvreté ? La production marchande est certes efficace, mais elle ne prend en compte que la demande solvable et dans sa course à l’accumulation de richesse monétaire, elle est prête à produire n’importe quoi et à déployer des efforts considérables pour le vendre, sans se soucier de la réalité des besoins sociaux, ni des effets externes négatifs engendrés par son activité. Nos modes de vie et de consommation ont pour corollaire une facture environnementale qui menace l’avenir de l’humanité tout en maintenant une large partie de la population dans un état de frustration, faute de pouvoir atteindre la norme véhiculée par la publicité et les médias, tandis qu’une minorité significative vit dans la pauvreté. L’offre suit d’ailleurs étroitement la structure de la distribution des revenus, comme en témoigne l’explosion des marchés du luxe, en parallèle avec la montée des très hauts revenus, et l’apparition symétrique de rayons « premiers prix » dans les hypermarchés.
Face à ces évolutions, l’économie sociale et solidaire a une capacité limitée d’offrir une alternative. Certes, les entrepreneurs sociaux et solidaires préfèrent produire des biens qui conservent leur valeur quand chacun les possède, et non ceux qui ont pour principal objectif d’affirmer la position sociale du consommateur. Leur idéal est même de produire surtout des biens et services dont la valeur est d’autant plus grande que chacun en bénéficie : assurance auto, soins de santé, éducation.
En revanche, dans un monde caractérisé par le chômage et la précarité, les organisations de l’ESS situées sur le marché se trouvent contraintes de s’adapter aux évolutions de la structure de la demande. Certaines grandes mutuelles, en assurance dommages comme en complémentaires santé, ont ainsi été conduites à diversifier leur offre, en proposant des contrats moins complets mais accessibles à une clientèle, notamment les jeunes, dont le pouvoir d’achat n’est pas celui des salariés en CDI, jusque-là la grande masse de leurs adhérents ou sociétaires. Un choix réalisé sans enthousiasme et souvent après de difficiles débats internes.
En répondant à l’évolution de la structure de la demande, ces mutuelles s’adaptent à cette réalité déplaisante qui veut que certains ménages, faute de moyens, sont contraints de choisir une couverture moindre, pour ne pas dire au rabais. On mesure ici combien la solidarité mutualiste ne joue pleinement qu’au sein de groupes aux revenus et aux statuts relativement homogènes. Elle peut prétendre à l’universalité en situation de plein emploi mais trouve vite ses limites quand le chômage de masse s’installe. La solidarité mutualiste tend alors à devenir un privilège réservé aux seuls insiders.
1.3.2. La régulation est la même pour tous
La faible différenciation entre l’offre de biens et services émanant des sociétés de capitaux et celle des entreprises de l’économie sociale et solidaire opérant sur le marché est renforcée par un autre facteur. Le marché n’est pas seulement un lieu mythique où se rencontreraient une offre et une demande libres. C’est aussi un ensemble de règles, de conventions, qui relèvent soit du consensus social, soit de la norme publique. Les marchés concrets sont donc toujours profondément encastrés dans la société, dans la dé- mocratie : il n’y a pas d’économie sans société, sans Etat. Cela peut jouer dans un sens favorable : en accordant un avantage fiscal spécifique aux complé- mentaires santé qui ne sélectionnent pas leurs clients en fonction des antécédents médicaux, les pouvoirs publics ont ainsi incité les assureurs privés à s’aligner sur le comportement des mutuelles et des instituts de prévoyance 6 . Dans cet exemple, la vertu de l’économie sociale et solidaire s’est diffusée pour le meilleur, mais l’effet a été de banaliser son offre aux yeux du public.
La norme publique peut aussi pousser à un alignement vers le bas : l’insuffisance des normes imposées au secteur agro-industriel se traduit par les mêmes effets désastreux sur l’environnement, que le transformateur de la production des agriculteurs soit une entreprise privée ou une coopérative. Dit plus simplement : le potentiel alternatif des organisations de l’économie sociale et solidaire ne peut se concrétiser que lorsqu’il s’inscrit dans un écosystème favorable sur le plan de l’environnement économique et/ou des normes en vigueur.
1.3.3. Une économie très imbriquée dans la sphère publique
Venons-en maintenant aux organisations de l’économie sociale et solidaire qui produisent des biens et services placés en partie ou en totalité hors du marché. Ces organisations fournissent les gros bataillons de l’emploi de l’économie sociale et solidaire. Elles entretiennent des rapports très étroits avec la puissance publique au point que cela ne fait guère sens d’opposer celle-ci à cette « société civile » composée pour l’essentiel de grandes associations gestionnaires, comme s’il s’agissait de deux acteurs bien distincts. Non seulement les pouvoirs publics financent en totalité ou en partie l’activité de ces structures, mais ils l’encadrent étroitement : organisation du service souvent définie par la loi, diplôme exigé pour exercer certaines fonctions, embauches soumises à l’agré- ment des autorités de tutelle, négociations salariales et budget strictement encadrés par ces mêmes autorités, etc.
Ce jeu d’influence n’est pas à sens unique. L’Etat démocratique moderne est tout sauf monolithique, il est profondément travaillé de l’intérieur par le monde associatif qui contribue à définir les missions que l’Etat se fixe et dont il lui confie la mise en œuvre. Les agents des administrations en charge du social, au sein de l’Etat et des collectivités territoriales, sont ainsi en étroite relation avec le milieu associatif, et certains en sont issus. Ils se montrent souvent sensibles à ses demandes et les relaient auprès des services en charge des budgets. Ce qui ne les empêche pas, quand l’heure est à l’austérité budgétaire comme aujourd’hui, d’imposer des coupes claires dans les financements7 . La régulation libérale de l’action publique qui s’impose désormais peut même conduire à organiser une mise en concurrence des prestataires qui nie au secteur associatif toute spécificité – comme le fait la nouvelle procédure d’appel à projets imposée par la loi « hôpital, patient, santé, territoires » 8 .
Face aux pouvoirs publics, certaines associations du secteur social se contentent de gérer le service qui leur a été délégué et apparaissent comme de simples pseudopodes de l’action publique. D’abord soucieuses d’assurer leur pérennité, elles s’efforcent d’épouser les attentes de leurs financeurs publics, Etat, collectivités territoriales, régimes de sécurité sociale. Au point d’accompagner parfois les politiques publiques dans leur dimension les plus contestables. Le développement des centres éducatifs fermés a ainsi été pris en charge par le secteur associatif, dans un contexte où les fonctionnaires de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) traînaient les pieds. Les associations n’échappent pas aux contradictions inhé- rentes au travail social, à la fois apporteur d’aide et assistance aux personnes en difficulté et agent du contrôle social que l’Etat exerce à leur égard.
Table des matières :
Résumé 5
1. De quoi parlons-nous ? 11
1.1. Une économie définie par ses statuts ou par son objet 11
1.2. Une réalité ancienne portée par des motivations plurielles 11
1.3. L’économie sociale et solidaire a une faible visibilité, parce qu’elle est insérée dans le marché ou imbriquée dans l’Etat 12
1.4. L’économie sociale et solidaire joue un rôle de réparation et de transformation sociale, mais n’est pas une force homogène 15
2. Le positionnement sectoriel de l’ESS aujourd’hui 17
2.1. Des logiques stratégiques hétérogènes 17
2.2. Un positionnement sectoriel très spécifique 17
2.3. L’économie sociale et solidaire au cœur des évolutions de notre société 23
3. Les limites endogènes au développement de l’économie sociale et solidaire 26
3.1. Des entrepreneurs à la poursuite d’un objectif concret 26
3.2. Des entrepreneurs qui n’ont pas pour premier objectif de s’enrichir 26
3.3. Une sobriété entrepreneuriale volontaire 26
3.4. Des organisations à finalité définie, frein à la diversification 27
3.5. Les limites liées aux modes de fonctionnement propres aux sociétés de personnes 28
3.6. Une gouvernance favorable à l’emploi, mais souvent peu apte à s’adapter
aux mutations stratégiques de ses métiers 28
3.7 Des modes de régulation salariale hétérogènes 28
3.8. Des porteurs de projet en nombre insuffisant 30
4. Quelle place pour l’ESS dans une économie soutenable et démocratique ? 31
4.1. Le projet d’une économie soutenable et démocratique est en phase avec les valeurs portées par une partie de l’ESS 31
4.2. Les organisations de l’ESS doivent adopter une gouvernance réellement démocratique qui donne envie 32
4.3. Contribuer au développement de nouvelles filières de satisfaction des besoins 32
4.4. Développer des logiques coopératives au-delà du marché 37
4.5. L’ESS et la régulation d’ensemble du système économique 37
5. Annexes
5.1. Liste des personnes interviewées 39
5.2. Poids de l'ESS par secteur d'activité 40
5.3. Positionnement stratégique des organisations de l’ESS selon les statuts 51