Cours economie geographique et localisation industrielle rurale versus urbaine

Cours Économie géographique et localisation industrielle rurale versus urbaine
RESUME
Ce travail vise à montrer à partir d’une lecture orientée des travaux de la "nouvelle économie géographique" qu’il est possible de dégager des résultats concernant la localisation industrielle dans les bassins d’emploi ruraux. La localisation industrielle en zone rurale a lieu quand les avantages de la dispersion sont supérieurs à ceux de l’agglomération, celle-ci étant le résultat d’interactions marchandes. Selon l’origine de ces dernières, les forces centrifuges sont de natures différentes. En présence d’interactions marchandes entre consommateurs et producteurs, les externalités négatives (congestions, enchères foncières) liées à l’agglomération de la production ou de la consommation de biens finaux expliqueraient la diffusion de l’activité. En présence d’interactions marchandes entre demandeurs et offreurs de biens intermédiaires, la concurrence sur les marchés des facteurs de production et, notamment, sur le marché local du travail, constitue une force centrifuge. De plus, si des facteurs attractifs des espaces peu denses ont déjà été introduits dans les termes de l’arbitrage du choix de localisation dans le premier type de modèle (coût de transport du secteur attaché au sol, avantage comparatif), nous discutons de la manière dont cette considération peut être introduite dans le second type de modèle.
1. Introduction
Les travaux récents de la "nouvelle économie géographique" ont renouvelé profondément l’analyse des localisations industrielles. La répartition géographique des firmes y est appréhendée comme le résultat de forces d’agglomération et de dispersion qui ne sont plus dépendantes de caractéristiques exogènes des espaces. La concentration des emplois industriels et de la population, et donc les processus de formation des villes, ont essentiellement focalisé l’attention de ces travaux théoriques. Différents niveaux d’analyse ont été retenus : modèles intra-urbains, modèles à deux régions et systèmes de villes. Mais tous ces types de modèles insistent particulièrement sur les forces d’agglomération. Par conséquent, la localisation des activités et des hommes en milieu rural est a priori peu concernée par ces approches. Une lecture plus approfondie de ces nouvelles théories de la localisation montre cependant que certains résultats peuvent être appliqués aux espaces ruraux contemporains. En effet, les travaux prolongeant les modèles généraux intègrent, de manière croissante, diverses forces de dispersion profitant aux régions périphériques, assimilables aux espaces ruraux.
Par ailleurs, il convient de préciser que les zones rurales ne sont pas des espaces homogènes du point de vue de leur structuration spatiale. Selon la position de ces espaces ruraux par rapport à l’armature urbaine, on observe des structures spatiales différentes (Goffette-Nagot et Schmitt, 1999). Ceci mettrait en évidence l’existence de mécanismes de diffusion des agents économiques qui varieraient en nature et en intensité selon qu’on s’intéresse à la dispersion au sein des bassins d’emploi ou entre bassins d’emploi. Cette hypothèse n’est pas rejetée par une étude empirique sur données françaises (Schmitt, 1999). Ainsi, les niveaux d’analyse seront différents. S’agissant des espaces ruraux sous influence urbaine, les modèles théoriques de localisation intra-urbains sont appropriés (Goffette-Nagot, 1998). À l’inverse, l’analyse de la localisation dans les espaces ruraux ayant leur propre mode d’organisation, que l’on distingue des régions urbaines, nous conduit à considérer les modèles à deux régions. Ces derniers n’ont pas été mobilisés pour rendre compte de la localisation industrielle dans ces régions rurales (à l’exception de Kilkenny, 1998). C’est cette dernière voie que nous privilégierons.
L’objectif de ce travail consiste à mettre en évidence les mécanismes de diffusion de l’activité industrielle qui peuvent concerner les bassins ruraux à partir des modèles à deux régions. Dans ces modèles bi-régionaux, les facteurs de localisation sont nombreux. Ils se fondent sur un ensemble d’hypothèses communes que sont la concurrence imparfaite, les économies d’échelle internes et les coûts de transport des marchandises qui, combinés, sont sources d’interactions marchandes. Ces dernières peuvent prendre deux formes distinctes. Le modèle de Krugman (1991) et ses extensions ont d’abord privilégié les interactions marchandes entre producteurs et consommateurs. Elles reposent sur l’hypothèse d’une mobilité géographique parfaite des travailleurs. En abandonnant cette dernière hypothèse, d’autres travaux (Venables, 1996, Krugman et Venables, 1995) ont privilégié le rôle, d’une part, des interactions marchandes entre offreurs et demandeurs de biens intermédiaires et, d’autre part, le rôle du différentiel interrégional de coût du travail dans les choix de localisation industrielle. Dans ces deux approches, les résultats susceptibles de rendre compte de la diffusion de l’activité industrielle reposent sur des mécanismes et des hypothèses différents, dont on proposera ici une discussion.
Par ailleurs, on montrera qu’une des limites de ces modèles est de réduire la dispersion de l’activité industrielle à une dispersion par défaut. En effet, seules les forces de dispersion issues d’une trop grande agglomération expliquent la diffusion des firmes. Il existe ainsi un seuil à partir duquel les avantages au regroupement géographique deviennent inférieurs aux désavantages de l’agglomération. Pour notre part, la compréhension des choix de localisation en milieu rural doit également considérer simultanément les avantages intrinsèques des espaces denses et peu denses. Si cette considération est déjà prise en compte dans le cadre de certains modèles à la Krugman (1991), elle est absente dans les travaux prolongeant celui de Krugman et Venables (1995). Nous verrons de quelle manière cette considération peut être introduite dans ce cadre d’analyse.
Dans un premier temps, nous exposons brièvement les mécanismes de dispersion des modèles privilégiant les interactions en prix, présentes sur le marché des biens de consommation finale. Nous en montrons les avantages mais également les limites. Ces dernières nous conduisent, dans un second temps, à présenter les forces de localisation à l’œuvre dans les modèles se focalisant sur les marchés des facteurs de production. Cet exposé est effectué à partir d’une adaptation au contexte rural du modèle de Krugman et Venables (1995) dans lequel on introduit une répartition inégale de l’offre de travail. Des pistes de prolongements de ce dernier type de modèle sont ensuite proposées en vue d’une adaptation aux caractéristiques rurales contemporaines.
2. Interactions marchandes consommateurs/producteurs, migration interrégionale et localisation industrielle rurale versus urbaine
Quelles sont les raisons et les conditions du maintien de la concentration géographique de l’industrie aux États-Unis ? Si cette question que se pose P. Krugman (1991) en amont du modèle qu’il propose est a priori aux antipodes de notre préoccupation, la réponse qu’il y apporte a permis, d’une part, de construire un nouvel outil d’analyse des localisations industrielles et, d’autre part, de faire émerger un ensemble de travaux privilégiant la dispersion de l’activité dans les zones périphériques.
2.1. Le modèle de Krugman (1991) : quelle perspective pour la localisation rurale ?
Selon Krugman (1991), l’agglomération des facteurs de production est la conséquence d’un processus de causalité circulaire et cumulative comparable au schéma proposé par Myrdal (1957). Les fondements microéconomiques de ce cercle vertueux sont ici brièvement énoncés.
L’auteur fait d’abord l’hypothèse d’une économie composée de deux régions (nommées r et u) et de deux secteurs : un secteur nommé agricole (A) et un secteur nommé manufacturier (M). Le secteur agricole est en situation de concurrence parfaite et produit grâce à une main-d’œuvre agricole fixe un bien homogène. Ce secteur est immobile géographiquement car son activité est attachée au sol. Le secteur manufacturier est composé de firmes mobiles géographiquement, en situation de concurrence monopolistique et offrant un bien différencié à élasticité de substitution constante σ. Seul le transport des biens industriels entre les régions génère un coût de transport τ de type iceberg de Samuelson qui est supporté par les consommateurs.
La population active est répartie de façon fixe entre le secteur manufacturier et le secteur agricole. Les travailleurs manufacturiers (Lm) sont parfaitement mobiles entre les deux régions. Les travailleurs agricoles sont, quant à eux, immobile géographiquement. Ces travailleurs consacrent une part 1-γ de leur revenu Y à la consommation des biens agricoles et γ dans la consommation d’un agrégat de biens industriels ki et sont dotés d’une préférence de type Cobb-Douglas entre les deux types de biens : U = Ca (1−γ) Cmγ avec Cm = k i=1 n ∑ avec σ>1 (1) i 1−1/ σ σ /(σ−1) Les biens manufacturés proviennent de l’industrie locale ou sont importés de l’autre région. La contrainte budgétaire du travailleur de la région r est la suivante (avec PMr est l’indice des prix de la région r1 ) : (2) Yr = PMrCm,r + Ca,r
Les firmes du secteur manufacturier produisent chacune un bien différentié à l’aide d’un unique input, le travail. La production de biens industriels k par la firme i génère un coût fixe α et un coût marginal constant β. La fonction de production s’écrit alors : (3) Lmi = α + βki À long terme, on suppose une mobilité parfaite des travailleurs manufacturiers. Ils se localisent dans la région qui offre le niveau de revenu réel le plus élevé. À partir de ces hypothèses, la localisation simultanée des travailleurs manufacturiers et des firmes industrielles est analysée.
D’un côté, la population cherche à être là où les firmes sont les plus nombreuses car elle bénéficie dans cette région d’un plus grand nombre de biens différenciés en vertu de l’hypothèse de valorisation de la variété par les ménages et d’un niveau de prix plus faible (les consommateurs font l’économie du coût de transport des biens industriels et augmentent donc leur revenu réel). C'est l'effet d'indice des prix. Parallèlement, l’existence d’un coût fixe de production incite chaque producteur à servir le marché national à partir d’une seule localisation. Et les firmes cherchent à se localiser là où la population est la plus nombreuse car le niveau de la demande est plus élevé. C’est l’effet de taille de marché. La combinaison de ces deux forces d’agglomération, résultant des interactions marchandes entre producteurs et consommateurs de biens finaux, génèrent une causalité circulaire et cumulative. Ce processus d’agglomération prend fin dès que toute l’activité bénéficiant de rendements croissants est localisée dans un même lieu. Pendant cette phase d’entraînement amont/aval, la croissance de la région se fait donc au détriment des autres régions.
Dans ce modèle, il existe cependant des forces de dispersion, mais celle-ci restent faibles au regard des forces d’agglomération. Tout d’abord, la concurrence entre les firmes pour écouler leurs marchandises est de faible intensité car on se situe en concurrence monopolistique. Cette force centrifuge est donc négligeable. Ensuite, seuls une faible part de consommation de bien industriel et des coûts élevés de transport sur les biens de consommation incitent des firmes à se délocaliser pour servir une demande immobile (émanant de la population agricole). Si ces coûts de transport deviennent suffisamment faibles et la part de la consommation de biens industriels suffisamment importante, une structure centre/périphérie apparaît. Dans ce cas, seule l’activité agricole est présente dans la région périphérique. Le résultat semble aller à l’encontre du constat empirique selon lequel il existe une dynamique industrielle rurale en dépit d’une baisse des coûts de transport des marchandises.
Néanmoins, il convient de préciser les hypothèses du modèle de Krugman (1991). Il ne s’agit pas exactement d’une activité agricole, mais plus généralement d’une unité de production qui exploite une ressource du sol et offre un bien homogène. Il peut donc s’agir tout aussi bien d’activités extractives ou valorisant des aménités rurales. Or, au cours des dernières décennies, les activités récréatives exploitant la présence d’aménités rurales sont en expansion dans les zones rurales (Inra/Insee, 1998). Ainsi, le poids des dépenses en biens produits par le secteur attaché au sol et la part de la population active œuvrant dans ce secteur ne sont donc pas si faibles que ne laissent supposer les interprétations courantes du modèle de Krugman (1991). Ces deux nouvelles considérations renforcent le poids des forces de dispersion mêmes si elles restent encore limitées.
Il reste toutefois à rendre compte de la localisation en zone rurale d’unités de production dites foot loose, c’est-à-dire dont l’activité ne dépend pas du sol. On peut voir dans les travaux prolongeant ce modèle des éléments de réponse. D’autres forces de dispersion sont introduites que l’on peut schématiquement distinguer en deux catégories : les déséconomies d’agglomération et les facteurs attractifs des espaces peu denses.
2.2. Des Forces de dispersion : les déséconomies d’agglomération
Dans le modèle de Krugman (1991), il n’existe pas de limites à l’agglomération quand les coûts de transports des marchandises diminuent. Un ensemble de travaux introduit dans le modèle de base des limites endogènes à l’agglomération qui favorisent la diffusion de l’activité. Une concentration croissante de l’activité et de la population favorise l’émergence de congestions qui tendent à modifier les choix de localisation. La présence d’externalités pures négatives issues de l’agglomération de firmes peut modifier la structure des coûts de production des firmes foot loose. Brackman et al. (1996) introduisent explicitement cette considération dans le modèle de Krugman (1991) dans la relation (3).
Dans le cas où seuls les coûts variables varient positivement avec le nombre de firmes, ceci accroît l’indice des prix à la consommation du fait de l’accroissement du niveau des prix des biens industriels. Par conséquent, le niveau de revenu réel et le niveau de demande adressé à chaque firme diminuent. Ces deux effets se traduisent par un départ, d’une part, de population vers la région la moins dense et, d’autre part, de firmes incitées à servir le marché congestionné à partir de l’autre région. De plus, le départ de travailleurs favorise également la délocalisation de firmes. En effet, l’offre de travail de la grande région diminue et, toutes choses égales par ailleurs, entraîne une élévation des niveaux de salaire nominal. L’accroissement du coût du travail incite donc le départ d’une partie des firmes.
Quand les effets de congestion se traduisent par l’accroissement des seuls coûts fixes ceci tend uniquement à augmenter le niveau de production à partir duquel il est rentable de produire et donc à diminuer le nombre de firmes présentes sur le marché. Par conséquent, la densité de firmes dans chaque région baisse et l’inégale répartition des firmes entre les deux régions demeure. En effet, la variation des coûts fixes ne crée pas de distorsions sur les marchés qui influencent le choix des localisations mais a un effet uniquement sur le niveau d’offre.
Par ailleurs, la concentration de population peut également influencer le niveau de satisfaction des individus. Ricci (1999) introduit des externalités négatives de consommation dans la fonction d’utilité du modèle de Krugman (1991) (relation 2). Ainsi, le niveau de satisfaction des individus augmente avec le nombre de biens différenciés consommés, mais diminue avec le nombre de consommateurs dans la région. Or, le nombre de variétés produites dans une région (qui correspond au nombre de firmes) dépend de la taille de la population présente. Par conséquent, les individus arbitrent entre une plus grande satisfaction issue d’une consommation variée de biens et une plus grande satisfaction issue d’un plus faible nombre de consommateurs. Une partie de la population peut donc quitter la grande agglomération entraînant avec elle une partie de l’activité suite à la hausse des salaires nominaux locaux.
D’un autre côté, si on substitue le secteur immobilier au secteur agricole, la concentration de population et d’activités peut également exercer une pression à la hausse sur le prix du bien homogène. Helpman (1995) introduit cette considération dans le modèle de Krugman (1991). Le bien homogène est alors intransportable et son prix n’est plus unique mais varie avec le nombre de travailleurs présents dans la région. La structure de la contrainte budgétaire (2) est ainsi modifiée. Les ménages réalisent alors un arbitrage entre niveau des prix des biens manufacturiers et niveau du prix du logement. En effet, une baisse des coûts de transport des marchandises qui favorise l’agglomération de population et des activités (comme l’on a vu plus haut) entraîne une baisse du niveau des prix des biens mais accroît également le niveau des loyers versés par les ménages. Par conséquent, quand les coûts de transports des marchandises sont suffisamment faibles, la population se disperse pour économiser du loyer entraînant avec elle une partie de l’activité industrielle.
De plus, si les régions ont une structure spatiale de type monocentrique, les ménages effectuent un arbitrage entre niveau du coût de transport de bien industriel, niveau de coût du logement et niveau de coût de transport domicile/travail (Tabuchi, 1998). Une concentration de population accroît le coût des migrations alternantes et les enchères foncières (et diminue donc le niveau de consommation de logement). Une baisse des coûts d’approvisionnement des marchandises incite les travailleurs et les firmes à se concentrer dans une unique région. Néanmoins, à partir d’un certain seuil, des travailleurs se dispersent dans l’autre région pour accroître leur salaire net des coûts de transport domicile/travail et leur niveau de consommation de sol. Par conséquent, la croissance urbaine qui implique un étalement urbain connaît une limite et, à partir de ce seuil, les congestions urbaines favorisent la localisation dans les espaces peu denses et, donc, le développement rural.
On a vu que des déséconomies d’agglomération incitent à la localisation industrielle en zone rurale. La dispersion des activités et des hommes est ici réalisée par défaut. Dans le prolongement du modèle initial, certains travaux intègrent des forces de dispersion qui sont désormais en amont de l’agglomération : l’effet de taille de marché ne génère plus ses propres limites, mais est contrecarré par d’autres forces qui, à l’instar de la part de la population employée dans le secteur attaché au sol, rendent les espaces peu denses attractifs.
2.3. Des facteurs attractifs dans les régions peu denses
Nous abordons ici les facteurs qui procurent un avantage à la localisation dans les espaces peu denses. Ceux-ci sont comparés aux avantages à l’agglomération. Une première façon d’intégrer cette considération est simplement de supposer un coût de transport sur le bien homogène. L’idée est simple. L’agglomération d’industries manufacturières dans une région oblige celle-ci à importer ces biens homogènes. Si cette importation devient coûteuse, le niveau des prix dans la grande région augmente et la région peu dense devient plus attractive. Ainsi, quelles sont les conséquences de l’existence d’un coût de transport sur les biens produits par le secteur attaché au sol dans les choix de localisation ?
Calmette et Le Pottier (1995) répondent à cette question à partir du modèle de Krugman (1991). La structure de la contrainte budgétaire (2) est également modifiée. L’introduction d’un coût de transport sur les biens homogènes exerce une force de dispersion qui diminue, toutes choses égales par ailleurs, le niveau de concentration des activités industrielles. En effet, les ménages effectuent un arbitrage entre coût d’approvisionnement en bien agricole et coût d’approvisionnement en biens industriels. Une diminution suffisamment importante du coût de transport des marchandises non agricoles favorise la dispersion d’une partie de la population car elle réalise une économie de coût d’approvisionnement en biens agricoles. Les activités se délocalisent également pour se soustraire à l’augmentation des coûts salariaux urbains dus aux départs de travailleurs. D’une manière générale, quand les coûts de transport des biens industriels sont très faibles, la localisation des firmes est influencée par le prix des biens produits par le secteur attaché au sol (Hadar, 1996, Adrian, 1996).