Cours sur la rentabilité financière et logique de choix dans les services publics
Introduction
Rentabilité et services publics : voilà deux termes en apparence antinomiques. Que ce soit dans l’inconscient collectif, la presse ou les discours politiques, ces deux termes ne sont jamais rapprochés l’un de l’autre, si ce n’est pour souligner leurs caractères parfaitement opposés. L’un renvoie au monde de l’entreprise tandis que l’autre réfère à l’État et aux collectivités territoriales. Et si quelques voix s’élèvent exceptionnellement pour affirmer qu’un service public se doit d’être rentable au même titre qu’une entreprise, alors le débat s’ouvre, passionné, polémique et subjectif. Pourtant, si ces deux mondes nous semblent en apparence parfaitement hermétiques l’un à l’autre, ils ne cessent de se mêler l’un l’autre, que ce soit au niveau des méthodes ou au niveau des acteurs, et ce, entre autres, dans le secteur financier. Cela fait, en effet, plusieurs décennies que le monde des collectivités territoriales emprunte, puis s’approprie avec le temps des outils provenant du monde de l’entreprise. Gestion de la dette, pluriannualité financière, analyse financière ou encore amortissement comptable : ces expressions sont entrées peu à peu, depuis le début des années quatre-vingts, dans le vocabulaire des municipalités. Si ces outils ont pour objet de gérer les ressources et les dépenses de façon plus active, ils ont également pour but de permettre une anticipation des conséquences des décisions de la commune en prenant en compte de manière accrue la valeur financière de ses actions.
Il pourrait donc être intéressant de tenter de rapprocher la notion de rentabilité financière de celle de service public. C’est ce que nous nous proposons de faire dans cette thèse. Nous allons ainsi étudier s’il y a compatibilité entre la notion de rentabilité financière et celle de service public. Plus précisément, nous souhaitons répondre à la question suivante : un choix
de service public est-il compatible avec un choix d’ordre financier, car faisant intervenir des critères financiers, parmi lesquels celui de rentabilité financière ?
Les critères qui président à un choix ne sont que l’expression de contraintes. Nous cherchons donc à savoir si la contrainte de rentabilité financière d’un investissement est, d’un point de vue théorique, compatible avec la contrainte de service public et si, en pratique, elle est taboue, évoquée ou prise en compte et intégrée dans des choix d’investissement dont la contrainte prioritaire est une contrainte de service public. Nous souhaitons donc démontrer que la contrainte de rentabilité financière d’un investissement peut être évoquée explicitement comme une composante du choix de service public, soit au cours des débats avant la décision, soit ultérieurement pour motiver le choix. Cela se traduit ainsi sur le schéma de la figure 1.
Choix financier ne comprenant que des critères financiers, dont celui de rentabilité financière
Nous ne mobilisons donc pas les approches sur les processus de décision. Nous ne souhaitons pas décrire la façon dont les choix d’investissement de service public se construisent, ni démontrer leur caractère rationnel ou non. Nous souhaitons montrer que le critère de rentabilité financière peut être évoqué dans le choix de service public. Nous ne nous situons pas non plus dans l’analyse multicritères : il faut, pour cela, que les critères soient déjà parfaitement identifiés, avec un coefficient de pondération pour chacun. Nous nous trouvons en amont de cette démarche.
Pour répondre à notre interrogation, il faut nous placer dans des décisions de services publics sans équivoque. Nous entendons par là qu’il faut que la décision ne puisse, en aucune façon, être considérée comme une décision relevant d’un choix commercial, financier, marketing ou autre, mais bien de service public. Nous choisissons donc comme terrain d’étude les investissements réalisés par les communes dans quatre services publics spécifiques : le sport, la culture, la restauration municipale et la garde de jeunes enfants. D’une part, les investissements d’une commune sont décidés par le Maire et ses adjoints, personnes publiques élues démocratiquement. D’autre part, ces services relèvent bien de la catégorie service public au sens juridique du terme, tel que les juristes la définissent et que nous détaillons dans le troisième chapitre. De plus, ils correspondent à ceux pour lesquels la commune détient une réelle autonomie de décision. Cette conclusion est le fruit d’une analyse détaillée de l’ensemble des services offerts par une commune, explicitée ultérieurement dans le cinquième chapitre. Enfin nous démontrons également dans ce chapitre le caractère administratif de ces services publics. Ce caractère est, en effet, indispensable : si les services publics administratifs (SPA) sont entièrement soumis au droit administratif, les services publics industriels et commerciaux (SPIC) relèvent, eux, d’un régime mixte qui laisse une part dominante aux règles de droit privé et à la compétence des juridictions judiciaires. Peu soumis au droit administratif, notre questionnement ne serait donc pas valide en ce qui concerne les SPIC : la notion de rentabilité financière y est déjà présente et nous nous retrouverions donc dans une situation de choix d’investissement proche de celle de l’entreprise, et non spécifique à celle d’une commune.
C’est donc sur ce terrain que nous mènerons notre travail afin de voir si la contrainte de rentabilité financière d’un investissement peut être évoquée explicitement comme une composante du choix de service public, soit au cours des débats avant la décision, soit ultérieurement pour motiver le choix, pour reprendre les termes exacts de la question telle qu’énoncée supra. Pour ce faire, nous allons remplacer la contrainte de rentabilité financière par les outils de calcul de rentabilité financière des investissements utilisés en entreprise et voir si l’appropriation de ces outils par les communes est possible et compatible avec leurs choix d’investissement.
Cette question se pose dans un contexte spécifique de nombreuses mutations :
- une frontière moins nette entre le public et le privé1 eu égard à l’évolution relativement récente des modes de gestion des services publics : ainsi la possibilité de délégation de service public (DSP) à des entreprises privées, ancienne pour les SPIC,
date de 1986 pour les SPA2 ; le contrat de partenariat public-privé (PPP), créé par une ordonnance du 17 juin 20043, qui peut être conclu s’il apparaît comme une solution meilleure qu’un contrat de délégation, notamment en terme financier, a pour objet de confier à la personne privée, entre autres, le financement d’investissements lourds ; se développent également des entreprises de crèche qui s’occupent, pour le compte d’une ou plusieurs entreprises, d’une administration ou d’une collectivité territoriale, du montage et de la gestion du projet de crèche ;
- une évolution, depuis plusieurs années, des finances des communes vers une nécessité de restriction, en lien avec les difficultés financières de l’État, les réformes fiscales, dont notamment celle relative à la suppression de la taxe professionnelle, et la crise économique depuis 2008, qui a, entre autres, entraîné la baisse de la part des droits de mutations perçus par les communes.
Ces mutations telles qu’elles apparaissent de façon immédiate se doublent de mutations plus profondes :
- une accélération de l’introduction du secteur privé dans le monde public, au travers de l’importation d’outils et de techniques, notamment financiers, du privé vers le public depuis le début des années quatre-vingts ;
- une évolution du droit administratif qui gouverne encore une bonne part de l’action des communes : celui-ci a fini par laisser l’intérêt général, principe de légitimation de l’action publique, intégrer pleinement la notion d’intérêt financier ;
- un contexte européen de New Public Management (NPM) dans des pays aussi divers que le Royaume-Uni ou la Suède depuis une trentaine d’années, avec l’existence de réformes axées, entre autres, sur la notion de rentabilité.
Notre travail s’organise en deux temps : une élaboration théorique, puis une exploration sur le terrain.
Dans une première partie, nous proposons une revue de la littérature sur la notion de rentabilité financière comme critère de décision, au travers de plusieurs disciplines afin de poser le cadre de notre étude.
Le premier chapitre nous permet, en partant de la notion de rentabilité financière telle qu’utilisée en entreprise, puis en faisant un détour par l’économie, dans laquelle la notion de rentabilité est présente, de nous appuyer ensuite sur les chercheurs en management public en
France, tels que Annie Bartoli4 ou Patrick Gibert5, pour voir que cette notion y est délaissée au profit de la notion de performance. Nous nous tournons alors vers le NPM pour le prendre comme cadre de notre étude.
Dans le deuxième chapitre, avec l’aide d’auteurs anglo-saxons et belges, tel Christopher Pollitt et Geert Bouckaert6, mais également norvégiens, tel Johan Olsen7, suédois, tel Jan-Erik Lane8, ou suisses, tels Matthias Finger et Bérangère Ruchat9, nous étudions le contexte d’émergence du NPM, nous analysons ses caractéristiques, parmi lesquelles la notion d’efficience est un élément essentiel des décisions, et nous tentons de le définir. Nous pouvons ensuite mettre en exergue les spécificités du cas français où nous examinons plus en détail l’histoire de l’appropriation des outils financiers des entreprises privées tant au niveau de l’État que des communes. Nous voyons que ces outils ont non seulement pour but de gérer les ressources et les dépenses de façon plus active, mais également de permettre une anticipation des conséquences des décisions prises par l’État et les communes. Ce sont notamment les juristes spécialistes en finances publiques, tels Michel Bouvier10, Robert Hertzog11 ou Luc Saïdj12, qui étayent notre propos.
Le troisième chapitre nous permet de vérifier si la notion de rentabilité financière appliquée à des investissements de SPA est bien compatible avec le droit public français : il s’agit de la validation juridique de notre question. Nous nous appuyons essentiellement sur des juristes, comme Sébastien Bernard13, Jacques Chevallier et Danielle Loschak14 ou encore François Burdeau15. Nous commençons donc par définir les fondements de l’action administrative municipale, ancrée historiquement dans une logique juridique et s’appuyant très fortement sur la notion d’intérêt général. Puis nous présentons une revue de la littérature juridique dans une perspective historique d’incompatibilité de la rentabilité et du droit administratif français. Mais une évolution de ce dernier est à observer, faisant sienne l’idée de rentabilité financière, ce qui nous permet de conclure que rentabilité et droit public ne sont pas incompatibles.
Dans le quatrième chapitre, nous expliquons l’intérêt d’une telle recherche aujourd’hui. À la suite de l’évolution de l’analyse du management public, avec l’émergence du NPM, et du droit administratif, nous contextualisons maintenant notre étude en l’intégrant à la situation actuelle des finances communales, ainsi qu’à la conjoncture européenne. Nous prenons notamment appui sur plusieurs rapports officiels dont ceux de Pierre Richard16, de Michel Pébereau17 et de Philippe Valletoux18 pour le contexte français et sur des auteurs spécialistes du NPM pour le contexte européen.
Notre positionnement théorique étant validé à l’issue de cette première partie, nous abordons dans un second temps notre travail sur le terrain.
Dans le cinquième chapitre, nous décrivons la sélection des quatre services publics étudiés, puis nous en faisons une présentation historique, actuelle et juridique.
Nous explicitons ensuite, dans le sixième chapitre, notre méthodologie de recherche. Nous avons choisi d’avoir une approche positiviste. Notre démarche est exploratoire avec une approche qualitative, fondée sur 40 entretiens semi-directifs auprès d’élus et d’administratifs de 26 communes constituant notre échantillon. Nous y démontrons le caractère significatif de l’ensemble des communes de plus de 10.000 habitants contactées de cet échantillon. Nous y détaillons également le mode de recueil des données.
Les résultats de ces entretiens sont présentés et analysés dans le septième chapitre. Ils nous permettent de répondre à notre question de recherche en explorant les critères de choix d’investissement dans les communes d’aujourd’hui et la position de chaque répondant par rapport à la notion de rentabilité financière des investissements. Ils révèlent également d’autres éléments relatifs à la place des administratifs dans les choix d’investissement. Quant à la typologie que nous élaborons, elle permet de soulever de nouvelles questions qui pourraient prolonger notre recherche.
Dans le huitième et dernier chapitre, nous construisons un modèle sur la base de deux axes : théorie / pratique et compatibilité / incompatibilité de la notion de rentabilité financière et d’un choix de service public. Tous les acteurs que nous avons rencontrés au cours de notre recherche théorique et pratique prennent position dans ce modèle. Nous constatons que celui-ci a évolué dans le passé récent et qu’il continuera vraisemblablement à s’animer sous l’influence des acteurs du terrain.
Enfin, dans notre conclusion, nous évoquons les apports de notre travail au domaine de la recherche, ses limites et ses perspectives.
Nous pouvons résumer notre démarche de recherche par le schéma présenté en figure 2.
Figure 2. Démarche de la recherche
Un choix de service public est-il compatible avec un choix d’ordre financier, car faisant intervenir des critères financiers, parmi lesquels celui de rentabilité financière ?
Chapitre 1 : Positionnement disciplinaire et choix d’école
Chapitre 2 : Le NPM : concepts et spécificités françaises
Chapitre 3 : Validation juridique
Chapitre 4 : La contextualisation de notre recherche
Positionnement théorique
Chapitre 5 : Choix et présentation des services publics étudiés
Chapitre 6 : Méthodologie de l’étude de terrain
Chapitre 7 : Présentation et analyse des résultats
Première partie Rentabilité financière et choix d’investissement des communes : un positionnement théorique à bâtir
Cette première partie constitue l’élaboration théorique de notre travail. Elle a pour objet, en faisant une revue de la littérature, de poser le cadre de notre étude, dont nous rappelons la question : un choix de service public est-il compatible avec un choix d’ordre financier, car faisant intervenir des critères financiers, parmi lesquels celui de rentabilité financière ? Cette revue de la littérature s’appuie sur de nombreuses disciplines avec pour fil conducteur la notion de rentabilité financière comme critère de choix. Nous cheminerons donc parmi les sciences de gestion, l’économie, les sciences politiques et le droit.
Il nous faut tout d’abord définir l’un des éléments clés de notre question : la rentabilité financière.
Pour ce faire, revenons à l’étymologie du mot « rentabilité ». La rentabilité est un dérivé du mot « rente », lui-même issu du latin populaire « rendita », « ce que rend l’argent placé », celui-ci venant du verbe « rendere », « donner en retour ». Si l’adjectif « rentable » et le substantif dérivé « rentabilité » apparaissent dès le XIIIe siècle, ils disparaissent au XVIe siècle pour ne réapparaître qu’au XXe siècle19. La définition actuelle du terme de rentabilité, telle qu’apparaissant dans un dictionnaire générique, est la suivante : « faculté d’un capitalplacé ou investi de dégager un résultat ou un gain exprimé en monnaie »20. La rentabilité,dans son acception ordinaire, ne semble donc s’entendre que d’un point de vue financier, au sens monétaire du terme. Précisons cette définition en ayant recours aux sciences de gestion puisque nous parlons d’introduire une notion émanant de la gestion du monde de l’entreprise. Nous pouvons retenir alors cette définition consensuelle et générique : « La rentabilité est lerapport d’un résultat aux capitaux investis nécessaires pour dégager ce résultat. »21Larentabilité est donc bien toujours financière, au sens de pécuniaire. Mais nous préférons maintenir notre adjectif de financier accolé à celui de rentabilité pour insister sur le caractère monétaire ou pécuniaire de la rentabilité que nous considérons.
Le premier chapitre nous permet d’abord de préciser, en nous appuyant sur les sciences de gestion, ce qu’est la rentabilité financière d’un investissement en entreprise et quels sont les outils de calcul utilisés pour choisir ces investissements. Puis nous voyons qu’en économie, la notion de rentabilité peut être présente dans les prises de décision, au travers notamment du calcul économique, qu’il existe également une notion proche de la rentabilité, celle d’efficience, qui figure dans l’évaluation des politiques publiques, et que l’école du PublicChoice s’intéresse au pourquoi des choix des hommes politiques. Enfin nous parcourons lechamp pluridisplinaire que constitue le management public, en nous limitant à ce stade aux chercheurs français, pour voir si la notion de rentabilité existe comme critère de choix.
Constatant que celle-ci y est délaissée, nous nous tournons alors, dans le deuxième chapitre, vers le NPM pour le prendre comme cadre de notre étude. Nous commençons par en étudier l’origine et les caractéristiques. Nous cherchons ensuite à en déterminer la nature : est-ce une théorie politique ou une nouvelle doctrine administrative avec remise en cause de l’État wébérien ? Enfin nous nous attachons à déterminer les spécificités du NPM en France. Car aux yeux des chercheurs sur lesquels nos propos s’appuient22, des réformes de type NPM ont bien été implantées en France. Nous nous intéressons essentiellement à l’histoire de l’appropriation des outils financiers des entreprises privées tant au niveau de l’État que des communes. Nous regardons cette appropriation comme permettant à l’État et aux communes de prendre des décisions en anticipant leurs conséquences, notamment financières.
Puis le troisième chapitre est consacré à une revue de la littérature juridique. Son objet est de nous assurer de la compatibilité entre la notion de rentabilité financière et la notion de SPA, donc soumis au droit administratif français. Ce droit administratif repose sur une notion fondamentale et fondatrice de l’action publique : l’intérêt général, notion complexe et évolutive, que nous définissons. C’est cet intérêt général qui finalise l’action publique, à l’inverse de l’action privée, dominée par l’intérêt particulier. Nous constatons alors que la logique juridique, qui gouverne traditionnellement l’action publique, et la logique managériale, à laquelle appartient l’idée de rentabilité, semblent incompatibles. Mais l’évolution de la notion même d’intérêt général depuis plus de soixante-dix ans engendre en fait un rapprochement de l’action publique avec l’idée de rentabilité.
Le quatrième chapitre propose un panorama du contexte de notre recherche : nous y faisons une description des finances publiques communales, en analysant leur évolution depuis quelques années, leur poids dans l’ensemble des finances publiques et les incertitudes pesant sur le futur. Nous étudions également la conjoncture européenne, dans ses liens avec la notion de rentabilité financière, en prenant pour exemple le Royaume-Uni, la Suède et l’Union Européenne.
À l’issue de cette revue de la littérature, nous pourrons valider notre positionnement théorique et aborder le travail sur le terrain.
Chapitre 1. Positionnement disciplinaire et choix d’école
Tout au long de ce chapitre, nous allons préciser le lien, existant ou non, entre le critère de rentabilité financière et le choix d’investissement, au travers de plusieurs champs disciplinaires, dans le monde de l’entreprise, brièvement, et dans le secteur public, plus amplement.
En parlant d’un critère financier, nous parlons d’un critère chiffré, relevant donc d’une mesure. Nous souhaitons d’ores et déjà évoquer le caractère illusoire de la mesure, même si notre travail ne s’arrêtera pas là pour autant. Nous conserverons toutefois à l’esprit ce caractère illusoire et la modestie qui doit en découler lorsque nous utilisons une mesure. En premier lieu, nous nous référons à un spécialiste de la science de la mesure, c’est-à-dire de la métrologie. Lors d’une conférence à l’ISEP23, Marc Himbert dit que mesurer, c’est quantifier une grandeur, c’est compter et c’est comparer, dans le but d’une décision. Une mesure se doit donc d’être « sincère, juste et fidèle ». Mais, d’une part, cette appréciation dépend de l’environnement et de l’instrument de mesure qui a été choisi : la mesure est donc toute relative. D’autre part, le résultat de la mesure peut être proche de la limite fixée et le doute apparaît alors sur la fiabilité de la mesure effectuée. L’enjeu est donc alors de connaître au mieux l’incertitude de la mesure afin d’avoir confiance dans le résultat. Mais quelle que soit la qualité de l’évaluation de l’incertitude de la mesure, la mesure certaine est un leurre.
Nantis de cette connaissance, nous cherchons, malgré son imperfection, un intérêt pour la mesure. Car, sans tomber dans l’obsession de la mesure, celle-ci présente des atouts. Elle permet, en effet, une représentation de phénomènes observés. C’est ce qu’exprime Lord Kelvin, prix Nobel de chimie en 1934 pour ses travaux sur la thermodynamique lors qu’il dit : « When you can measure what you are speaking about and express it in numbers, you knowsomething about it. »24Cette définition donne toute la relativité de la mesure. Celle-ci n’apporte qu’une partie de la connaissance, mais elle l’apporte. Elle aide donc, en rendant moins complexe ce qui l’était, à comprendre les problèmes avant de prendre une décision. Elle aide également à introduire de l’objectivité dans la situation à analyser, non pas en remplaçant les mots et le discours, mais en les complétant. Car, selon Patrick Gibert, « lamagistrature du verbe a pour corollaire probable […] l’évaluation aléatoire ou arbitraire »25. Or cette domination est encore très présente dans le secteur public : « Une des oppositions fondamentales entre le management public et celui de l’entreprise, en France en tout cas, paraît être, pour reprendre le titre d’une émission de télévision célèbre, celle des chiffres et des lettres. »26
La mesure est donc un outil, dont il est souhaitable de connaître le degré d’incertitude, qui apporte des informations sur une situation et une part d’objectivité dans l’analyse de cette situation. Elle dépend des informations non seulement à notre disposition, mais également que nous sommes capables de traiter : elle se heurte à la rationalité limitée telle que définie par Herbert A. Simon27. Il convient donc de conserver à l’esprit à la fois l’intérêt de la mesure, mais aussi son caractère si ce n’est illusoire, à tout le moins relatif.
Dans un premier temps, nous allons définir la notion de rentabilité financière d’un investissement en entreprise et préciser les outils de calcul utilisés pour le choix des investissements. Puis nous nous tournons vers l’économie publique : nous étudions la notion de rentabilité comme critère de choix au sein du calcul économique et nous regardons si l’école du Public Choice peut nous éclairer sur le choix d’investissements publics ; nous allons voir le domaine de l’évaluation des politiques publiques, dans lequel est présente la notion d’efficience, proche de celle de rentabilité. Enfin c’est au management public, étudié par les chercheurs français, que nous nous intéressons. Nous voyons si la notion de rentabilité intervient ou non dans les choix de service public.
Section 1. Un bref aperçu des critères de rentabilité effectivement utilisés en entreprise
Notre travail ne porte pas sur les pratiques dans le monde de l’entreprise privée. Il nous paraît toutefois important, dès lors que nous souhaitons étudier l’appropriation d’un outil du secteur privé, de vérifier ce qui se passe concrètement dans ce secteur. Nous abordons cette section sous deux angles : nous faisons d’abord une revue de la théorie relative aux critères de rentabilité, puis nous étudions la pratique dans les entreprises. Il est bien évident qu’il ne s’agit que d’un aperçu, et non d’une analyse approfondie du sujet.
1.1. Les critères de rentabilité sous l’angle théorique
Nous nous appuyons sur quatre ouvrages de finance d’entreprise : un d’un auteur français28 et trois d’auteurs américains29, qui font référence dans le monde de la finance d’entreprise. Nous avons analysé les principaux critères de rentabilité auxquels il est fait référence. Ces critères sont présentés comme uniques critères de choix d’investissement par la théorie de la finance d’entreprise.
La valeur actuelle nette (VAN) est le critère à privilégier. Elle présente un certain nombre d’avantages : utilisation des flux de trésorerie, et non des flux comptables, utilisation de tous les flux liés à l’investissement, sans aucune limite de date, actualisation des flux, donc prise en compte de la valeur du temps, et possibilité de classement de plusieurs investissements mutuellement exclusifs.
Il existe cependant d’autres critères à mentionner qui, s’ils comportent des faiblesses, peuvent, dans certains cas, être utilisés à défaut de s’appuyer sur la VAN.
Ainsi en est-il du taux de rentabilité interne (TRI). Celui-ci repose sur les mêmes principes de calcul que la VAN. Toutefois, il ne peut être utilisé que si les flux changent de signe au moins une fois. De plus, le TRI n’est pas considéré comme pertinent lorsqu’il s’agit de comparer deux investissements mutuellement exclusifs.
Le délai de récupération, lui, est un critère très simple à mettre en œuvre. Il présente cependant plusieurs inconvénients : il ne se préoccupe pas de ce qui peut se produire une fois le montant de l’investissement récupéré et il ne prend pas en compte la valeur du temps, sauf à actualiser les flux. Il peut toutefois être utilisé dans le cas d’investissements de productivité.
1.2. Les critères de rentabilité sous l’angle pratique
Les pratiques diffèrent entre les entreprises américaines, d’une part, et les entreprises européennes, d’autre part. De nombreuses études ont été effectuées depuis une trentaine d’années, essentiellement aux États-Unis30. Une étude toutefois, parue en 200431, analyse les pratiques des entreprises américaines et de quatre pays d’Europe, dont la France, et une, parue en 200132, analyse les pratiques des entreprises françaises.
Il ressort des trois études les plus récentes les éléments suivants. Aux États-Unis, les entreprises privilégient les méthodes actuarielles que sont la VAN et le TRI, avec une augmentation de l’utilisation de la VAN constatée en 2001 et confirmée en 2004. Le critère du délai de récupération est toutefois utilisé par plus de 50 % des entreprises. Les pratiques des entreprises européennes, britanniques, néerlandaises, allemandes et françaises, sont plus équilibrées entre les trois critères étudiés sous l’angle théorique, TRI, VAN et délai de récupération. La France et l’Allemagne se caractérisent cependant par une légère prédominance du critère du délai de récupération.
1.3. Conclusion de la section 1
Nous pouvons donc en conclure que les pratiques des entreprises sont conformes aux préconisations de la doctrine en finance d’entreprise. Elles se concentrent sur les trois critères de rentabilité les plus pertinents : la VAN, qui a une tendance à progresser, le TRI, moins fiable que la VAN tout en engendrant la même difficulté de calcul, et le délai de récupération, facile d’utilisation.
Section 2. L’économie publique et la notion de rentabilité financière
Nous venons de voir quels sont les outils de calcul de rentabilité des investissements utilisés en entreprise puisque notre recherche consiste à voir s’il est possible d’intégrer la notion de rentabilité financière et les outils associés dans des choix de service public. Nous nous tournons maintenant vers l’économie publique, discipline qui nous intéresse à deux titres : d’une part, elle concerne l’intervention de l’État, au sens large du terme, c’est-à-dire incluant les communes, et d’autre part, la notion de rentabilité y est présente.
2.1. Le calcul économique public
C’est d’abord dans le calcul économique que se rencontre la notion de rentabilité en économie.
2.1.1. Un outil similaire aux outils du privé
Il est d’usage de faire remonter le calcul économique, partie intégrante de l’économie publique, aux travaux de l’ingénieur Jules Dupuit, au milieu du XIXe siècle, sur la construction des ponts et leur localisation optimale33. Développé de 1939 au début des années soixante par des ingénieurs économistes français, parmi lesquels Maurice Allais, Pierre Massé, Marcel Boiteux, Edmond Malinvaud et Jacques Lesourne, il a ensuite été repris par les économistes américains et, notamment, par Kenneth J. Arrow. En France, depuis les années soixante, à l’exception de quelques administrations très techniques, le calcul économique fait plutôt l’objet d’un rejet consensuel34. Car s’il fait preuve d’indéniables avantages, il comporte également des inconvénients. Nous pouvons citer à ce sujet les propos de Jacques Lesourne et René Loué35, à propos du calcul économique appliqué au choix d’un plan d’urbanisme, propos qui peuvent aisément être étendus à tout choix d’investissement conséquent :
- les avantages sont la contrainte pesant sur les responsables de « prendre conscience deleurs possibilités de choix », la réflexion « sur des ordres de grandeur et pas seulement sur des éléments qualitatifs » puisque les coûts et les avantages sontchiffrés, et la progression du débat pouvant amener à « imaginer des variantes […] quipeuvent être préférables à celles initialement considérées » ;
- les inconvénients sont « la méthodologie […] délicate », des « études nombreuses etdifficiles », la mise à disposition « d’avant-projets techniques des ouvrages à réaliser permettant d’estimer les ordres de grandeur des coûts des investissements », une miseen place souvent « longue et coûteuse », et le côté partiel de cet élément de jugement qui repose sur des hypothèses et qui néglige certaines dimensions qui doivent pourtant être prises en compte dans la décision finale.
Ces inconvénients sont, pour la plupart, liés à la complexité du calcul économique, elle-même induite par l’essence même du calcul économique. Quelle est cette essence ? Selon Jacques Lesourne36, le calcul économique ou analyse coût-bénéfice ou analyse coûts-avantages a pour objet de comparer plusieurs solutions, en termes monétaires, « en ce qui concerne desressources rares à usage alternatif ». Nous sommes ici dans une situation similaire à celle desoutils de calcul de rentabilité utilisés en entreprise pour choisir un investissement. Car, pour être plus précis, il existe un outil, appelé la valeur présente, défini comme tel : « indicateur deréférence de l’analyse coût-bénéfice, c’est la valeur actualisée des rentrées financières nettesd’un projet. »37Cet outil est identique à la VAN dont nous avons parlé dans la section précédente et s’utilise de la même façon : si la valeur présente est positive, alors l’investissement est à réaliser car il accroît la richesse de l’économie ; si elle est négative, alors l’investissement diminue la richesse nette de l’économie.
2.1.2. Une approche collective
Cependant, une différence majeure existe entre l’approche économique et l’approche de l’entreprise. En effet, le calcul économique adopte le point de vue de « l’intérêt général d’unecollectivité »38. Il s’inscrit pleinement dans l’économie du bien-être. Autrement dit, le calculéconomique classe des projets publics « en fonction du surplus économique qu’ils procurent àla collectivité »39, cherche à « maximiser les avantages collectifs ou le bien être général »40.
Nous nous trouvons donc en fait dans une perspective où il n’existe pas d’entité autonome telle que l’État ou la commune, mais une collection d’individus : or c’est bien au niveau de la commune que nous souhaitons raisonner dans notre recherche, considérant celle-ci comme une entité spécifique dont il faudrait maximiser le résultat. C’est cette position particulière, à nos yeux plus conforme à la notion d’autonomie financière des collectivités territoriales qui s’est développée avec les actes I et II de la décentralisation, qui nous permet de nous interroger sur la notion de rentabilité financière telle que pratiquée en entreprise et sur la mise en place d’outils venant du privé, sans nous appuyer sur le calcul économique.
2.2. Une incursion par l’école du Public Choice
Si le calcul économique, inscrit dans l’économie du bien-être, ne peut servir de cadre théorique à notre recherche, nous pouvons poursuivre au sein de l’économie en nous intéressant à la théorie du choix public, qui explique, entre autres, le comportement des hommes politiques dans les choix qu’ils font.
2.2.1. Une théorie explicative
Développée dans les années cinquante et soixante aux États-Unis, notamment par James M. Buchanan, Gordon Tullock41 et Mancur Olson42, cette théorie s’appuie sur la théorie des choix rationnels et l’applique au monde politique.
Il faut donc d’abord expliquer ce qu’est la théorie des choix rationnels. Nous nous référons pour cela à Raymond Boudon, qui en fait une analyse critique43. Trois postulats sont primordiaux dans cette théorie : l’action humaine est essentiellement instrumentale ; les seules conséquences de ses actions qui intéressent l’acteur sont celles qui le touchent personnellement ; tout choix s’accompagne forcément d’un calcul coût-bénéfice afin de maximiser sa propre utilité.
C’est munis de ces postulats que les économistes du choix public interprètent les comportements politiques et bureaucratiques, avec pour but d’expliquer les dysfonctionnements dans l’intervention de l’État. Le marché politique et l’action de l’État sont donc analysés comme les autres marchés par les économistes, avec une offre et une demande politique. L’électeur, l’homme politique et le fonctionnaire sont chacun considéré comme étant un homo oeconomicus néo-classique cherchant à maximiser sa propre fonction d’utilité. Compte tenu du thème de notre recherche, nous nous intéressons aux deux derniers : l’homme politique est celui qui fait le choix de service public, le fonctionnaire est celui qui apporte l’ensemble des éléments techniques nécessaires au choix. Pour les tenants de la théorie du choix public, les politiciens ont pour objectif de maximiser leurs chances d’élection ou de réélection ; les fonctionnaires ont pour objectif d’accroître leur pouvoir et leur considération. Le seul intérêt qui prévaut donc est l’intérêt personnel : il n’existe pas de rationalité collective. L’intérêt général ne serait donc que la résultante des intérêts individualistes des décideurs politiques.44
2.2.2. Un discours critique de l’État
Si l’économie du bien-être présentait l’État comme remédiant aux imperfections du marché, la théorie du choix public le présente comme engendrant un certain nombre de dysfonctionnements : accroissement de la bureaucratie, augmentation des dépenses publiques et donc des prélèvements obligatoires, soumission des hommes politiques aux lobbyistes, coûts cachés … La charge de la preuve est renversée : l’État doit justifier son intervention en démontrant qu’elle est plus efficace que celle du marché. Il ne doit pas forcément pour autant disparaître, mais il est décrit comme un mal nécessaire par la théorie du choix public.45
Nous ne pouvons placer notre recherche dans ce cadre théorique, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, nous nous inscrivons délibérément dans des choix de service public émanant de l’État au sens large, en l’occurrence des communes : nous ne remettons pas en cause ni le caractère de service public du choix, défini par les juristes, ni le rôle de la commune dans ce choix. Ensuite, cette théorie du choix public est explicative a posteriori de comportements constatés et de dysfonctionnements observés. Souhaitant étudier la compatibilité de la notion de rentabilité financière et du choix de service public, nous nous situons en amont de l’explication du choix. Enfin, comme nous le verrons dans le troisième chapitre, nous nous référons au droit administratif français qui a pour fondement une conception de l’intérêt général plus large : celui-ci, même s’il est réduit à la somme des intérêts particuliers, les prend tous en compte, ceux des électeurs, des décideurs, des non électeurs, et ne se réduit pas à ceux des décideurs politiques.
Nous devons donc poursuivre notre chemin afin de définir un cadre théorique à notre travail.
2.3. L’évaluation des politiques publiques
La notion de rentabilité est également présente en économie au travers de l’évaluation des politiques publiques, champ d’études à cheval sur l’économie et la science politique. Plus que de rentabilité, il s’agit en fait de la notion d’efficience.
2.3.1. Une notion similaire à la rentabilité
Dans l’encyclopédie Larousse est efficient ce « qui aboutit à de bons résultats avec leminimum de dépenses, d’efforts, etc. », mais également ce qui est « efficace »46, les deuxtermes étant donnés comme synonymes. Afin de distinguer le sens de ces deux mots, nous pouvons nous référer aux définitions données par l’Association Française de Normalisation, dans sa traduction de la norme ISO 9000 : 2005. Selon cette norme, l’efficience traduit le « rapport entre le résultat obtenu et les ressources utilisées », tandis que l’efficacité traduit le
« niveau de réalisation des activités planifiées et d’obtention des résultats escomptés »47.L’efficience s’intéresse donc au rapport entre les effets et les moyens, alors que l’efficacité s’intéresse aux effets rapportés aux objectifs, c’est-à-dire aux effets attendus.
En France, cette notion n’est pas apparue dès les premiers rapports ou textes de lois sur l’évaluation : elle ne figurait ainsi pas dans le rapport Deleau48, ni dans le rapport Viveret49, ni dans le décret du 22 janvier 199050. Elle n’apparaît que dans l’article 1 du décret du 18 novembre 1998, qui stipule que l’évaluation d’une politique publique passe par la comparaison des résultats « aux objectifs assignés et aux moyens mis en œuvre »51, c’est-à-dire par la mesure de l’efficacité et de l’efficience. Mais elle était déjà présente dans la définition de l’évaluation donnée par Peter Rossi et Howard Freeman en 199352, selon lesquels évaluer un programme ou une politique consiste à se préoccuper de l’utilité, de la mise en oeuvre, de l’impact et de l’efficience de ce programme ou de cette politique. Cette définition est reprise notamment dans le Petit guide de l’évaluation rédigé par le Conseil Scientifique de l’Évaluation53 et dans un rapport plus récent du Sénat54 sur la question.
2.3.2. Un champ d’application autre
L’approche des politiques publiques est une autre façon d’appréhender l’intervention publique en économie. Apparue dans les années quatre-vingts, elle prend en considération les problèmes à résoudre de façon plus large que l’approche de l’économie du bien-être ou de l’École du choix public, avec une vision multidimensionnelle relevant à la fois du budgétaire, du culturel, de l’économique ou d’autres domaines encore55. La notion d’efficience, dans le cadre de l’évaluation des politiques publiques, s’applique donc à celles-ci dans leur ensemble ou, pour le moins, à des programmes. Ces champs sont beaucoup plus vastes que les investissements spécifiques d’une commune.
De plus, l’évaluation d’une politique publique appréhende ses effets d’un point de vue principalement externe. Elle est effectuée le plus souvent par « les organismes centraux », « des évaluateurs externes » ou « des évaluateurs indépendants », même si, parfois, il peut s’agir d’« auto-évaluation »56. Or notre recherche consiste à nous interroger sur la possibilité pour les communes de s’approprier les outils de calcul de rentabilité financière utilisés en entreprise pour effectuer des choix de service public. Il s’agit donc pour nous d’appréhender une situation d’un point de vue interne, et non externe.
Enfin, l’évaluation des politiques publiques est, le plus souvent, réalisée ex post, de manière rétrospective, même s’il est recommandé de le faire également ex ante, afin de réaliser une étude prospective de l’impact d’une mesure envisagée. Dans le cadre de notre étude, nous nous plaçons en amont de toute décision, c’est-à-dire ex ante.
En conséquence, nous ne pouvons pas prendre l’évaluation des politiques publiques comme cadre théorique de notre recherche.
2.4. Conclusion de la section 2
Nous venons de voir que notre problématique recoupe partiellement les champs de recherche que sont l’économie du bien-être, la théorie du choix public et l’évaluation des politiques publiques. Malgré ce, aucun de ces paradigmes évoqués ne peut servir comme appui théorique à notre recherche car chacun doit être complété et remis en perspective par d’autres champs de recherche. Alors, puisque nous souhaitons étudier la possible appropriation par les communes des outils de calcul de rentabilité utilisés par les entreprises et que ces outils relèvent du domaine d’étude des sciences de gestion, nous nous tournons vers celles-ci : en effet, les sciences de gestion constituent l’une des disciplines fondatrices du management public.
Section 3. Le management public en France
Nous nous situons bien dans une perspective française en nous appuyant sur les spécialistes français du management public.
3.1. Un champ à délimiter
Commençons par préciser ce qu’est le management public. Cette locution, aux définitions multiples, remonte au tout début des années soixante-dix. Mais à cette époque, compte tenu de l’apparente contradiction entre les deux termes, « management » relevant du secteur privé et « public » du secteur public, la locution était peu utilisée57. Elle s’est peu à peu développée notamment avec la revue Politiques et management public, créée en 1983.
Nous pouvons maintenant retenir la définition donnée par Patrick Gibert en 2002. Elle fait la synthèse de deux approches. La première approche, dite restreinte, entend « managementpublic » au sens de « management des organisations publiques », c’est-à-dire « de systèmes relativement clos, relativement pérennes, dotés de certaines finalités, dotés d’une structure relativement stable et caractérisés par des processus débouchant sur des réalisations peut-être pas marchandes mais bien concrètes »58. La seconde approche, plus large, s’appuie surl’analyse des politiques publiques et considère le management public comme celui de l’action publique, fondée d’abord sur des fins, les actions étant subordonnées à ces fins. Patrick Gibert réunit ces deux approches pour donner la définition suivante du management public : il s’agit de « l’utilisation, professionnalisée, des acquis des sciences sociales, politiques etéconomiques - médiatisées ou non par des méthodes de gestion - en vue d’améliorer la performance des politiques publiques et pour cela celle des organisations publiques »59.
Cette définition est conforme à notre position. En effet, nous nous plaçons dans des choix de service public, effectués par des communes : nous sommes donc bien dans une organisation publique, intervenant dans le cadre d’une politique publique, culturelle, sportive ou éducative. Par ailleurs, nous souhaitons étudier la possibilité d’introduire les outils de calcul de rentabilité dans les choix de service public faits par les communes : nous nous situons donc bien dans une utilisation où plusieurs considérations, service public et rentabilité, doivent être prises en compte, en l’occurrence médiatisée par des méthodes de gestion au vu de l’origine de l’outil, mais sans réduire le management à la simple introduction de ce nouvel outil.
3.2. Une notion clé : la performance
Le management public s’appuie, en France, sur de multiples disciplines : droit public, science politique, économie publique, sociologie des organisations, sciences de gestion selon Annie Bartoli60, sciences sociales, politiques et économiques pour Patrick Gibert61. Si les notions de rentabilité et d’efficience sont, comme nous l’avons dit dans la section 2 de ce présent chapitre, présentes en économie publique au travers de l’économie du bien-être et de l’évaluation des politiques publiques, elles sont étonnamment absentes de la sphère du management public. Certains chercheurs les évoquent toutefois, sans les repousser, mais en les intégrant au concept de performance. C’est ainsi le cas d’Annie Bartoli qui consacre deux pages à la notion d’efficience au sein d’un chapitre intitulé « Performance et qualité », puis quelques lignes à nouveau dans le chapitre « Les principales fonctions de la gestion »62.
3.2.1. Une définition
Car ce thème de la performance publique et de son pilotage, s’il n’est pas nouveau, est une « constante sans cesse réactualisée » dans le management public63. Selon Guy Solle, la performance, terme qu’il qualifie de polysémique, correspond finalement « à la réalisationd’objectifs organisationnels » et « se réfère non seulement aux résultats attendus mais aussi à la mise en œuvre des moyens requis pour l’attente de ces résultats, […] dans toutes les dimensions (économiques, sociales, commerciales, …) propres au fonctionnement d’une organisation »64. Elle s’appuie sur des indicateurs de performance, qui ne se réduisent pas àdes indicateurs financiers, et renvoie à la thématique de l’évaluation des politiques publiques. Elle met plus l’accent sur une démarche nécessaire à l’évolution des organisations publiques que sur des outils de gestion65.
Nous pouvons voir l’importance de cette notion dans les organisations publiques au travers des colloques du groupe de recherche Ville-Management66, initié par des chercheurs de l’université de Pau et des Pays de l’Adour. Trois des cinq workshops organisés depuis 2005 traitent de la performance : « La performance publiques locale : composants et mesures » en 2005, « Les démarches locales de performance : de la segmentation stratégique et budgétaire à la définition d’indicateurs » en 2008 et « Une analyse comparative des outils et modèles de gestion de la performance publique locale à l’échelle internationale » en 2009. Les rencontres qui avaient eu lieu auparavant, depuis 1996, avaient pour thème « Le rôle du maire » et
« Démocratie et management local ». C’est également le cas des colloques organisés par la revue Politiques et Management Public. En 1998, le thème du neuvième colloque s’intitule :
« La performance publique ». Puis le thème de la performance revient à plusieurs reprises, non comme thème général du colloque, mais comme thème de l’une des sessions. Ainsi en 2001, l’un des trois ateliers s’intitule : « Contrôle de gestion et performance » ; en 2003, l’une des sessions s’intitule : « Évaluation, pilotage, performance : le sort des outils de changements » ; et en 2007, l’une des sessions s’intitule : « Public et performance : quelle conciliation ? ».
3.2.2. L’un des intérêts de cette notion de performance
Cette notion de performance est plus large que celles de rentabilité ou d’efficience. Elle englobe la perception qu’en ont à la fois les dirigeants de l’organisation publique et tous les acteurs en lien avec cette organisation, qu’ils soient internes ou externes67. Elle n’a pas de connotation idéologique ou culturelle comme ces dernières. Car même la notion d’efficience est souvent rapprochée de l’idée de rendement, au sens strict du terme, c’est-à-dire de mesure quantitative avec un objectif de rentabilité immédiate. Or « cette acception réductrice a toutesles chances de s’opposer aux valeurs de service public »68.
Pourtant la notion d’efficience dans les organisations publiques n’est pas considérée comme mauvaise en soi : la prendre en compte permet d’éviter les gaspillages ou les mauvaises performances, « effets pervers de son ignorance »69. Intégrer la notion d’efficience dans celle, plus vaste, de performance pourrait donc permettre aux organisations publiques d’améliorer leur gestion et leur fonctionnement sans se focaliser sur la seule efficience. Nous sommes bien conscients qu’il ne s’agit là que de l’un des aspects positifs de la notion de performance. En effet, si elle est plus utilisée que les notions de rentabilité ou d’efficience par les chercheurs français en management public, c’est qu’elle doit mieux correspondre à l’analyse qu’ils font des organisations publiques et de l’action publique.
3.3. Un regard français
Pourtant, nous verrons dans le deuxième chapitre que des chercheurs britanniques, belges ou encore suédois utilisent le terme d’efficience à propos de l’action publique. Nous pouvons donc nous interroger sur cette singularité française.
3.3.1. Un regard axé vers les différences entre public et privé
Cette singularité tient, nous semble-t-il, à l’accent mis sur les différences, et non sur les possibles similitudes, entre organisation publique et organisation privée. Ainsi l’organisation publique a une finalité externe, avec une volonté de changer un état de l’environnement ou de le préserver s’il se trouve menacé, alors que l’organisation privée a une finalité interne et introvertie70. Introduire des outils ou des pratiques venant du monde de l’entreprise privée risquerait donc de faire perdre au public sa « publicitude »71, c’est-à-dire de lui ôter sa raison d’être, sa finalité, sa logique : le but ultime de telles pratiques serait de faire en sorte que l’organisation publique ressemble en tout point à une entreprise privée, ce qui est un non-sens. Il faut, au contraire, que les organisations publiques « ressemblent davantage à ce que leursgouvernants prétendent qu’elles sont, à renforcer leur publicitude plutôt qu’à la gommer tout en travaillant leur performance »72.
Table des matières
Remerciements ....................... 2
Résumé .......... 3
Résumé en anglais .................. 4
Table des matières .................. 5
Liste des tableaux ................. 10
Liste des figures ................... 12
Liste des annexes .................. 14
Liste des sigles et abréviations ...................... 15
Introduction .......................... 17
Première partie Rentabilité financière et choix d’investissement des communes : un positionnement théorique à bâtir ................... 26
Chapitre 1. Positionnement disciplinaire et choix d’école ..... 30
Section 1. Un bref aperçu des critères de rentabilité effectivement utilisés en entreprise ... 32
1.1. Les critères de rentabilité sous l’angle théorique .... 32
1.2. Les critères de rentabilité sous l’angle pratique ...... 33
1.3. Conclusion de la section 1 .............. 34
Section 2. L’économie publique et la notion de rentabilité financière ........ 34
2.1. Le calcul économique public .......... 34
2.2. Une incursion par l’école du Public Choice ............ 36
2.3. L’évaluation des politiques publiques ..................... 38
2.4. Conclusion de la section 2 .............. 41
Section 3. Le management public en France ...................... 41
3.1. Un champ à délimiter ..................... 41
3.2. Une notion clé : la performance .............................. 42
3.3. Un regard français .......................... 44
3.4. Conclusion de la section 3 .............. 48
Conclusion du premier chapitre ................ 48
Chapitre 2. Le New Public Management : un cadre d’étude à poser .............. 50
Section 1. Une revue de la littérature sur le New Public Management ....... 51
1.1. Le contexte d’émergence du NPM ......................... 52
1.2. Les caractéristiques du NPM .......... 56
1.3. Le NPM : mythe ou réalité ? .......... 64
Conclusion de la section 1 ..................... 71
Section 2. Le New Public Management à la française ....... 71
2.1. Le modèle de la gestion privée : une longue histoire pour l’État ..... 73
2.2. Le modèle de la gestion privée : l’histoire en accéléré pour les communes ............. 81
2.3. Conclusion de la section 2 .............. 91
Conclusion du deuxième chapitre ............. 91
Chapitre 3. Logique juridique et logique managériale : quelle compatibilité ? ....................... 93
Section 1. Logique juridique et logique managériale : une incompatibilité historique ........ 93
1.1. Les notions fondatrices de l’action publique ........... 95
1.2. Un clivage indispensable .............. 104
1.3. Conclusion de la section 1 ............ 109
Section 2. Logique juridique et logique managériale : une conciliation croissante ........... 110
2.1. Une action administrative efficace et efficiente .... 112
2.2. Managérialisation de la rationalité juridique et publicisation de la rationalité managériale.. 117
2.3. L’intégration de la notion de rentabilité par le droit administratif .......................... 121
2.4 Conclusion de la section 2 ............. 128
Conclusion du troisième chapitre ............ 128
Chapitre 4. La contextualisation de notre recherche ............ 130
Section 1. Un état des lieux des finances locales ............. 131
1.1. Une part prépondérante dans les dépenses publiques .................... 131
1.2. Le premier investisseur public .............................. 133
1.3. Un endettement encore raisonnable, mais croissant et partiellement inconnu ........ 134
1.4. Conclusion de la section 1 ............ 138
Section 2. La nouvelle donne des finances publiques locales ................... 138
2.1. Des ressources financières limitées et incertaines .......................... 138
2.2. Un contexte de volonté de meilleure maîtrise de la dépense publique ................... 142
2.3. Conclusion de la section 2 ............ 145
Section 3. Un mouvement européen qui dépasse le débat français ........... 145
3.1. L’exemple de la Suède et du Royaume-Uni .......... 146
3.2. L’Union Européenne .................... 148
3.3. Conclusion de la section 3 ............ 149
Conclusion du quatrième chapitre ........... 149
Conclusion de la première partie ................. 151
Deuxième partie Une exploration de la notion de rentabilité financière dans les choix d’investissement des communes ................. 153
Chapitre 5. Le choix de quatre services publics spécifiques ......................... 158
Section 1. Les critères de sélection ......... 158
1.1. Des services publics municipaux .......................... 159
1.2. Des services publics avec une réelle autonomie de décision ......... 159
1.3. Des services publics administratifs ....................... 165
1.4. Conclusion de la section 1 ............ 167
Section 2. Les installations sportives ...... 168
2.1. Une évolution remarquable au cours du XXe siècle ............ 168
2.2. Un domaine à plusieurs facettes ............................ 169
2.3. Le cadre juridique ......................... 171
Section 3. Les équipements culturels ...... 176
3.1. Une forte croissance au cours du XXe siècle......... 176
3.2. Un secteur encore dominé par le public ................ 177
3.3. L’environnement législatif ........... 180
Section 4. La restauration municipale .............................. 183
4.1. Une histoire vieille de 150 ans .............................. 184
4.2. Un paysage varié .......................... 186
4.3. Une législation spécifique ............ 188
Section 5. Les crèches et garderies pour jeunes enfants............ 192
5.1. Une histoire récente ...................... 192
5.2. Un secteur en plein essor .............. 193
5.3. La législation afférente ................. 195
Conclusion du cinquième chapitre .......... 196
Chapitre 6. Proposition d’une méthodologie de recherche ............. 198
Section 1. L’épistémologie et la démarche de la recherche ............ 199
1.1. Épistémologie ............................... 199
1.2. La démarche de recherche ............ 200
1.3. Les thèmes de recherche .............. 202
1.4. Conclusion de la section 1 ............ 203
Section 2. La constitution de notre échantillon ................ 203
2.1. Une base de données préparatoire ......................... 203
2.2. Une méthode d’échantillonnage empirique ........... 206
2.3. Un échantillon significatif ............ 212
2.4. Conclusion de la section 2 ............ 221
Section 3. Les données : recueil et analyse ...................... 222
3.1. Le mode de recueil des données ............................ 222
3.2. L’analyse des données .................. 226
3.3. Conclusion de la section 3 ............ 227
Section 4. La validité et la fiabilité de la recherche ......... 228
4.1. La validité du construit ................. 228
4.2. La fiabilité et la validité de l’instrument de mesure ....................... 228
4.3. La validité interne de la recherche ........................ 229
4.4. La fiabilité de la recherche ........... 230
4.5. La validité externe de la recherche ........................ 230
4.6. Conclusion de la section 4 ............ 231
Conclusion du sixième chapitre .............. 231
Chapitre 7. Les logiques de choix d’investissement aujourd’hui dans les communes .......... 233
Section 1. L’analyse du contenu des entretiens ................ 234
1.1. Les thèmes abordés lors des entretiens.................. 234
1.2. La construction de la matrice ....... 238
1.3. Les résultats ......... 243
1.4. Conclusion de la section 1 ............ 268
Section 2. La typologie ............................ 271
2.1. La construction de la typologie ............................