Formation de l’economie du developpement et croissance

Formation de l’économie du Développement et croissance
I. UN DEBAT RECURRENT DONT LES TERMES EVOLUENT
Le développement a d’abord été considéré par les économistes comme l’affaire des seuls pays du Sud. Il n’en va plus de même depuis que la question du développement durable a été mise à l’ordre du jour. Cette évolution va de pair avec une convergence des théories du développement, qui relevaient au départ de deux problématiques assez fondamentalement distinctes et elle se manifeste au plan normatif par de nouvelles questions concernant le couple développement-croissance4 .
I.1 Le développement : une affaire des seuls pays du Sud
Pendant tout un temps, le terme de développement en science économique a été l’oriflamme de cette nouvelle discipline - l’économie du développement - qui voit le jour après la seconde guerre mondiale et qui se construit dans les années cinquante et soixante en ayant comme champ d’investigation les pays que l’on qualifie à l’époque de sous-développés et qu’il s’est avéré ultérieurement plus judicieux d’appeler les pays en voie de développement ou encore, plus récemment, les pays du Sud. Les débats au sein de cette discipline portent sur les objectifs et les facteurs du développement. On comprend pourquoi le normatif y est au poste de commande : il s’agit moins de faire l’analyse positive d’un développement déjà réalisé que de définir celui que l’on veut et d’en déterminer les conditions.
A quelle théorie se référer pour ce faire ? Deux problématiques théoriques opposées Deux problématiques s’affirment. La première s’inscrit dans le mainstream (néoclassique). Elle repose sur deux postulats, qualifiés par A. O. Hirshmann [1984] de « mono- économisme » et de « bénéfices mutuels » :
1/ la théorie de la croissance (Solow), construite pour expliquer l’évolution économique observée dans les pays développés, peut s’appliquer aux pays en développement en l’adaptant aux caractéristiques majeures de ces pays - ce qui revient à considérer que les pays en développement ne sont pas fondamentalement ou structurellement différents des économies industrialisées ; ils sont simplement en retard5 ;
2/ les relations économiques entre les pays développés et les pays sous-développés sont mutuellement avantageuses. La seconde problématique est très nettement celle qui domine dans la discipline.
Elle est le fait des pionniers6 qui réfutent au moins l’un de ces deux postulats, et le plus souvent les deux :
1/ les économies du Sud sont structurellement différentes ; il convient donc de se doter de catégories d’analyse et de théories spécifiquement conçues pour elles ;
2/ l’ouverture aux échanges conduit à la dépendance ; le développement, dont la composante essentielle est l’industrialisation, passe par la substitution à l’importation et une prise en main du processus par l’Etat. Un consensus sur la nécessité du développement (pour les pays du Sud) Ces divergences naissent toutefois dans le cadre d’un certain consensus sur la nécessité du développement pour les pays du Sud et sur le fait que ce développement passe par (ou implique) la croissance de l’économie du pays considéré - pas de développement sans croissance7 .
A ce titre, la définition que P. Bairoch [1990] propose du développement - « l’ensemble des changements économiques, sociaux, techniques, et institutionnels liés à l’augmentation du niveau de vie résultant des mutations techniques et organisationnelles issues de la révolution industrielle du 18ème siècle » - est relativement consensuelle. Cette définition comprend implicitement une vision du lien entre le développement et la croissance, si on assimile cette dernière à « l’augmentation du niveau de vie » ; ou plus précisément, si on retient qu’une telle augmentation est le signe distinctif d’une économie en croissance (c’est à dire d’une économie qui est le siège d’un développement progressif, à s’en tenir au sens général du terme rappelé en introduction). Elle est relativement consensuelle parce que la nature de ce lien n’est pas explicitée. Mais aussi parce qu’elle est tout à fait générale, tout en n’ayant d’actualité que pour les pays du Sud.
Le PIB (à prix constants) comme indicateur unidimensionnel de la croissance Dans le même temps, les travaux de comptabilité nationale fournissent une évaluation dans le temps de la richesse produite à l’échelle d’une économie, via la mesure à prix constants du PIB (ou encore celle du revenu national à monnaie constante). Dans certains pays, dont la France, l’objectif poursuivi est avant tout de donner une bonne description du circuit macroéconomique keynésien comme outil au service de la politique économique ; en conséquence, aucun flux monétaire fictif (tel une « production des administrations ») n’est pris en compte. Mais le système des Nations Unis, dont l’objectif est d’abord de permettre des comparaisons internationales, finit par s’imposer : il retient de comptabiliser (en monnaie) toutes les « richesses » produites en ajoutant à la valeur ajoutée tirée des productions vendues (le PIB marchand) une valeur ajoutée fictive des productions non vendues (le PIB non marchand). L’idée s’impose alors que l’évolution en volume du PIB global est un indicateur de la croissance : une économie croit si cet indicateur est en augmentation.
Cela revient à considérer que le niveau de vie s’élève lorsque le PIB en volume augmente. Il s’agit du niveau de vie global ; on doit le rapporter à la population pour savoir si cette augmentation globale se traduit ou non en moyenne pour chaque habitant par une augmentation. Il devient alors courant de retenir que le PIB par habitant est un indicateur du niveau de développement d’un pays8 . Du développement sans qualificatif à la triade « économique/social/humain » Il va sans dire que le développement dont parle Bairoch est celui que certains qualifient d’économique, en s’en tenant à la vision classique du champ des « richesses » ; à savoir, ces objets matériels que l’homme produit en exploitant la nature et qui ont pour lui une valeur d’usage (ils répondent à un besoin de consommation finale). Sous l’impulsion du courant humaniste, l’idée s’impose progressivement que le développement économique n’est pas le tout du développement.
On doit aussi s’intéresser au développement social (au sens où on parle de sécurité sociale ou de prestations sociales) ainsi qu’au développement humain. Le premier implique un élargissement de droits effectifs en égalité d’accès ou de chances (ex : réduction des inégalités en matière de revenu disponible), tandis que le second met en jeu l’accès au patrimoine culturel de l’humanité, le pouvoir de s’activer librement dans le respect de la liberté des autres, etc. Cet élargissement du concept conduit à de nouvelles définitions du développement et à ajouter au PIB par habitant d’autres indicateurs pour apprécier le niveau relatif de développement d’un pays et son évolution dans le temps.
Ces nouvelles définitions se différencient lorsqu’elles parlent des conditions ou des facteurs du développement sous tous ses aspects. Mais elles ont en commun d’être essentiellement normatives (ou pour le moins de comprendre une composante normative) ; elles stipulent donc que toute modalité de sortie de l’enveloppe de la société traditionnelle (ou de l’économie paysanne, tribale ou coloniale) n’est pas nécessairement un processus de développement. Il faut que la modalité en question comporte certaines caractéristiques (normatives) pour que l’on puisse dire qu’il y a développement9 .
I.2 Le développement (re)devient l’affaire de tous les pays
L’élargissement dont on vient de rendre compte s’inscrit encore à l’intérieur d’une logique considérant que le développement ne concerne, en fin de compte, que les pays du Sud et que c’est une affaire propre à chaque pays, Au delà de cet élargissement et dans le même temps où il s’affirmait, trois évolutions majeures, plutôt indépendantes les unes des autres, ont conduit à rompre progressivement avec cette logique. En effet, en raison de la conjugaison de ces trois évolutions, le développement (re)devient un processus conçu comme général ; il concerne tous les pays, aussi bien ceux du Nord que ceux du Sud et il a des enjeux mondiaux. Ces évolutions se produisent aux plans factuel, théorique et politique (ou normatif, si on préfère).
La remise en cause de l’Etat développementiste et le succès des stratégies d’ouverture au marché mondial à partir des années mille neuf cent quatre vingt Au cours des années cinquante-soixante dix, les pays qui adoptent la stratégie de l’Etat développementiste [Prebish, 1950, 1971] connaissent plutôt des succès, notamment en Amérique latine10. Mais la poursuite en ce sens, avec le protectionnisme et le contrôle des mouvements de capitaux que cela implique, conduit ici et là à de graves difficultés (déficit public, endettement extérieur, forte inflation, faible croissance de la productivité). Un ajustement structurel, qui signifie un abandon de cette stratégie au profit de l’organisation d’une économie marchande à initiative privée ouverte au commerce mondial, s’impose. Les résultats enregistrés en Asie orientale par la Thaïlande, la Malaisie et l’Indonésie [Hoyrup, 2004] à la suite des quatre dragons confortent l’idée que l’ouverture commerciale et financière est un ingrédient indispensable de la croissance pour les pays en développement. Pour certains, cet ingrédient est un moteur, pour d’autres seulement un catalyseur [Fontagné, Guerin, 1997], ce qui implique qu’il opère en relation systémique avec d’autres changements institutionnels11.
Un renversement au sein de l’économie du développement en faveur du mono-économisme Au plan théorique, on constate au sein de l’économie du développement un basculement en faveur du mono-économisme. Cette évolution ne tient pas seulement à la pression des faits que l’on vient de rappeler brièvement – ils invalident les théories qui tenaient jusqu’à ce moment la corde dans la discipline. Elle résulte aussi du renouvellement qui s’opère au niveau de la « grande théorie » qui alimente le courant du mono-économisme.
Ce renouvellement se constate aussi bien en économie internationale qu’en macroéconomie (théorie de l’équilibre et théorie de la croissance) sous l’égide des avancées en économie industrielle. Il tient à la prise en compte des failles du marché et de leurs implications12. Cela met à la disposition des chercheurs des outils pour analyser des caractéristiques des pays du Sud qui échappaient à la logique de la coordination marchande décrite par la théorie standard. Cet apport est reconnu par beaucoup de « structuralistes », ce qui tend à unifier le cadre théorique des uns et des autres [Assidon, 2000]. Ce qui se passe en macroéconomie est déterminant. Le renouvellement des analyses sonne le glas de l’ancienne synthèse. Mais ce sont d’abord la théorie monétariste, puis la nouvelle macroéconomie classique (NMC) fondée sur les anticipations rationnelles qui constituent la base théorique de la nouvelle doctrine en matière de développement véhiculée par les organisations internationales (FMI et Banque mondiale), ce qu’il est convenu d’appeler le Consensus de Washington.
La montée en puissance de la nouvelle macroéconomie keynésienne (NMK), qui accorde une place déterminante aux institutions et aux conventions en place dans les configurations de coordination des agents économiques13, s’opère au cours des années quatre vingt-dix. Elle s’impose, face à la NMC, comme la nouvelle synthèse. Elle est assimilée par l’appareil de recherche de la Banque mondiale14, qui entre en conflit avec le FMI en contestant le bien fondée des politiques préconisées par ce dernier, notamment dans le cadre de la crise asiatique ou pour régler la crise des paiements internationaux de la Russie.
On assiste ainsi à « la fin du consensus de Washington » [Assidon, 2000]. L’après-consensus se traduit par une convergence des théories du développement « vers une conception institutionnaliste et systémique » [Boyer, 2001]15. La montée des problèmes environnementaux : l’enjeu d’un développement écologiquement durable (ou soutenable) Les travaux du club de Rome, au début des années soixante dix, ainsi que le modèle écologique de Meadows et al. [1972], ont pour origine le problème de l’épuisement des ressources naturelles non reproductibles (à commencer par le pétrole). Ce ne sont plus les pays du Sud qui sont concernés au premier chef, mais les pays industrialisés du Nord.
Ces travaux interrogent le modèle de développement que ces pays ont connu après la seconde guerre mondiale. Il ne peut être poursuivi. Une inflexion s’impose, la « croissance zéro » étant le slogan retenu pour traduire cette inflexion et la faire comprendre au grand public. Cela n’est pas synonyme pour ses promoteurs d’une fin du développement, c’est à dire d’un développement zéro. Une rupture de taille au regard de tous les discours antérieurs…mais ces discours étaient relatifs au développement dans le Sud ! Et, pour ces pays, la croissance zéro n’est pas préconisée. La nouveauté est donc dans la prise en compte des enjeux mondiaux du développement, en posant la question de la réduction des inégalités dans l’accès aux ressources naturelles. Au cours des années quatre vingt dix, ce sont avant tout les craintes d’un réchauffement climatique qui relancent la problématique d’un développement écologiquement soutenable à l’échelle mondiale [Godard et al., 2000].
Mais on assiste aussi à une contestation du mode de vie et des conditions sociales d’existence auxquels conduit la poursuite à tous prix de la croissance (telle qu’elle est mesurée par le PIB)16.
I.3 Les termes du débat actuel Pour certains, ces problèmes et ces aspirations appellent un autre développement ; pour d’autres, l’après développement17.
Les partisans du développement durable regroupent des composantes extrêmement diverses, allant de clubs de multinationales18 à la nébuleuse altermondialiste en passant par la Banque mondiale. Autant dire que ce camp a tout d’une auberge espagnole. Le principal débat en son sein est la question de la substituabilité. Peut-on indéfiniment compter sur le progrès scientifique et technique pour qu’il apporte une solution de substitution aux ressources naturelles que l’on exploite actuellement et qui s’épuisent parce qu’elles ne sont pas (pour l’heure au moins) renouvelables ? Les optimistes croient dans ce pouvoir de la science ou font comme si, sans envisager de porter atteinte au développement de l’économie de marché à impulsion capitaliste et à sa mondialisation actuelle. Les pessimistes ou les tragiques ne voient pas du tout les choses de cette façon, sans pour autant remettre en cause le développement, c’est à dire la poursuite d’un progrès économique social et humain ;
L’autre développement qu’ils préconisent n’impose pas la décroissance au Nord, seulement des décroissances en certains domaines. Les partisans de l’après-développement sont rassemblés autour de trois idées principales19.
1/ Il n’y a pas d’autre développement possible que celui que l’on a connu. Il est impossible que tout le monde accède au niveau de développement des USA (voir empreinte écologique20). Ce développement passe par la croissance. Ceux qui prétendent s’opposer à ce développement réel en préconisant un autre développement sont « des marchands d’illusions ». Cet autre développement est un mythe. Découpler le développement de la croissance est « une vue de l’esprit, une chimère »21.
2/ Cette « subversion cognitive » qui consiste à « remettre radicalement en question le concept de développement [..] est le préalable et la condition de la subversion politique, sociale et culturelle. Il faut commencer par voir les choses autrement pour qu’elles puissent devenir autres »22.
3/ L’après-développement n’a pas la même signification au Nord et au Sud. Au Nord, il passe par la décroissance. Au Sud, il implique que chaque peuple « renoue avec le fil de son histoire », qu’il se réapproprie son identité23 et que chacun invente sur cette base un autre type de vie sociale que celle qui est visée par toute stratégie de développement. Pour le reste, les idées avancées sont assez largement partagées par ceux qui défendent un autre développement.
Ce sont notamment les suivantes. « L’économie doit être remise à sa place comme simple moyen de la vie humaine et non comme fin ultime ». « Il s’agit de mettre au centre de la vie humaine d’autres significations et d’autres raisons d’être que l’expansion de la production et de la consommation ». « Plus n’égale pas mieux ». « Redécouvrir la vraie richesse dans l’épanouissement de relations sociales conviviales dans un monde sain peut se réaliser avec sérénité dans la frugalité la sobriété voire une certaine austérité dans la consommation matérielle ». « Nous aspirons à une amélioration de la qualité de la vie et non à une croissance illimitée du PIB ».
D’ailleurs, on est même en droit de se demander si les membres du READ ne sont pas encore un peu victimes de l’idéologie développementiste qu’ils dénoncent lorsqu’il disent : « nous ne renions pas notre appartenance à l’occident dont nous partageons le rêve progressiste ». Ce rêve progressiste ne serait-il pas le développement ?
Ce renouvellement du débat participe de cette opposition entre deux lectures de l’histoire que Michel Foucault a remise en lumière24. Les tenants de l’après-développement retiennent plutôt celle qui y voit l’entremêlement d’histoires distinctes, hétérogènes, de peuples, communautés ou groupes sociaux vivant sur le même territoire, lecture qui s’oppose à la lecture dominante dite unitaire qui comprend l’histoire des dominés de toutes sortes dans celle des dominants. Cette seconde lecture est plutôt celle de tous les partisans du développement durable, aussi bien ceux qui s’en tiennent à cet objectif que ceux qui préconisent un développement à la fois écologiquement soutenable et socialement équitable. En appliquant l’adage qui nous dit que tout ce qui est excessif est insignifiant, on pourrait ne pas se préoccuper des intégristes de la décroissance. Mais toute critique sert à avancer.
Et il y a beaucoup à faire concernant la compréhension des enjeux d’un tel développement. De fait, ils mettent le doigt « là où sa fait mal », à savoir que les partisans du développement durable, toutes tendances confondues, conservent une définition normative du développement. Que l’on considère le débat interne aux partisans du développement durable (d’ailleurs, qui n’est pas pour un tel développement aujourd’hui ?) ou celui entre les défenseurs du développement et les tenants de l’après-développement, il y a des divers côtés un manque dans l’analyse, un manque commun qui crée les conditions d’un débat laissant la place à des incompréhensions et conduisant à de veines polémiques. Ce manque est relatif à l’absence d’une analyse positive commune du développement réellement existant25. Il s’agit de combler ce manque.
On ne peut s’en tenir à l’idée que la définition que la science économique normale (dominante) donne du développement économique serait applicable au développement réellement existant. On entend au contraire montrer que la théorie qu’elle en propose est une théorie purement normative sans portée positive effective, donc sans pertinence.
II. UNE ANALYSE DU DEVELOPPEMENT REELLEMENT EXISTANT
L’analyse à réaliser doit
(i) partir de la définition normale en science économique du développement économique ;
(ii) développer une critique de la représentation sur laquelle elle est fondée
(iii) proposer une autre représentation porteuse d’une compréhension positive du développement économique.
Ce sont les trois points dont on traite successivement dans cette seconde partie. L’autre représentation proposée dans le troisième est à la fois historique et institutionnelle [Billaudot, 2004a]26. Elle se distingue notamment de celle de F. Perroux dont il est question au second point et qui a tenté de surmonter l’opposition entre la représentation normale de l’économie et la représentation marxiste. On va voir qu’elle conduit à distinguer trois sens du terme « économique ». Ces trois sens sont présents dans le développement réellement existant. Ils doivent être distingués et conjugués pour le comprendre.