Cours sur le management du changement strategique
Cours sur le management du changement stratégique
On reconnaît d’emblée aujourd'hui que les organisations publiques ou privées sont soumises à des bouleversements constants. De multiples forces économiques, politiques, technologiques ou sociales questionnent régulièrement la qualité, la pertinence, l’efficience des prestations des services. Forcées de se transformer, les organisations mettent en œuvre des chantiers toujours plus sophistiqués où l’on veut utiliser les meilleures méthodes de « gestion du changement ». Pourtant, même s’il existe une documentation fournie sur la question, les pratiques adoptées pour la conduite des changements complexes ne semblent pas en tenir compte. D’année en année, on continue d’enregistrer des taux élevés d’échec ou de demi-succès. À quoi cela est-il attribuable ? Est-ce parce que les connaissances nouvelles ne transpirent pas dans l’action ou parce que chaque changement est à ce point différent des autres qu’il s’avère difficile d’en dégager un modus operandi transférable ?
Le présent texte veut explorer l’évolution de la connaissance en gestion du changement et tenter de dégager les différentes leçons que l’on devrait en tirer pour améliorer les pratiques en matière de mise en œuvre de changements complexes. Il veut aussi étudier les diverses embûches qui semblent bloquer ce transfert d’apprentissage et retarder l’évolution des pratiques de gestion du changement complexe. La question de la « gestion du changement » constitue l’une des plus importantes productions documentaires en management. Pourtant, force est de constater que cette connaissance n’évolue pas de façon systématique et ordonnée, mais plutôt comme une vaste mosaïque qui progresse dans toutes les directions à la fois1 . Cette diversité des écrits n’est pas sans effets. Comme l’ont d’ailleurs si bien souligné Miller, Greenwood et Hinings (1999), il faut reconnaître dans ce corps de connaissance au moins deux documentations paradoxales : le discours dogmatique des gourous de la transformation organisationnelle et les résultats plus prosaïques de la recherche empirique sur la question.
Il existe un hiatus important entre ces deux documentations dont les préceptes sont bien différents. L’une, plus normative, adopte une perspective d’acteur du changement et s’adresse essentiellement aux preneurs de décisions stratégiques afin de leur fournir des guides de mise en œuvre du changement. Souvent, dans ces écrits à caractère prescriptif, le changement est perçu comme un phénomène simple, dirigé et organisé. Les préceptes mis de l’avant considèrent qu’il s’agit là d’un acte volontaire de la direction, qui est l’aboutissement d’une réflexion éclairée sur les difficultés de l’organisation et qui est déployé de façon planifiée et contrôlée. A contrario, les résultats de la recherche empirique adoptent une perspective d’observateur qui cherche à comprendre comment se produit le changement. Cette documentation à caractère descriptif fait ressortir le changement comme une manifestation systémique complexe, c'est-à-dire qui dépasse l’intention des acteurs stratégiques, mais qui est tributaire du contexte global et historique dans lequel elle se déroule. La recherche met aussi en lumière le caractère conflictuel et chaotique2 du changement en ce qu’il ne se développe pas toujours selon les plans définis. Comme il modifie profondément les équilibres à partir desquels l’organisation fonctionne, le changement évolue rarement comme il avait été prévu au départ. En somme, pour la recherche, le changement n’est pas l’apanage d’acteurs spécifiques, mais la manifestation d’un bouleversement qui échappe plus ou moins à ses initiateurs.
Le présent texte veut donc tenter une réconciliation de ces documentations paradoxales et présenter quelques avancées récentes de la connaissance en matière de mise en œuvre de changements stratégiques en espérant contribuer ainsi à faire évoluer les pratiques. Cette réflexion vise donc à prospecter les conditions et les démarches les plus prometteuses dans la mise en œuvre de changements majeurs. Elle veut aussi éclairer les principaux défis que doivent relever les gestionnaires impliqués dans de telles transformations et mettre en lumière les pratiques les plus critiques à déployer pour faire face au dilemme de changer tout en continuant de fournir les performances attendues.
1RE LEÇON : RECONNAÎTRE QUE LE CHANGEMENT COMPLEXE EST UN AMALGAME DE DIVERS TYPES DE CHANGEMENT SIMULTANÉ NÉCESSITANT DES STRATÉGIES DISTINCTES ET PARFOIS MÊME CONTRADICTOIRES
Nombre d’auteurs ont décrit une panoplie de stratégies différentes à appliquer en gestion du changement. Plusieurs synthèses majeures ont d’ailleurs bien balisé ces stratégies (Van de Ven et Poole, 1995 ; Kezar, 2001 ; Denis et Champagne, 1990). Néanmoins, force est d’admettre que peu de travaux ont été conduits pour associer des types de stratégies à des types de changements particuliers (voir à cet effet Hafsi, Séguin et Toulouse, 2002). C’est un peu comme si, quel que soit le changement en cours, le choix de la stratégie à appliquer ne soit arrêtée que par celui qui l’applique et non par la nature du changement à conduire.
Les travaux menés au Centre d'études en transformation des organisations relativement aux changements complexes ont mis en lumière l’effet démultiplicateur qu’entraîne la mise en place d’une transformation majeure3 . En questionnant plusieurs acteurs stratégiques en regard du même changement, les chercheurs ont souvent recueilli des perspectives tellement différentes par rapport à la même réalité qu’un observateur non averti pourrait croire au déroulement de plusieurs changements simultanés. Même si tous les répondants s’entendent sur le fait de vivre une réorganisation majeure, il semble toujours difficile d’en arriver à un consensus sur ce qui est l’objet même de changement. Ce que d’aucuns considèrent comme l’aspect crucial d’une transformation apparaît à d’autres comme purement accessoire. La finalité poursuivie par les uns devient un simple moyen aux yeux des autres et il s’avère évident que les démarches privilégiées pour conduire le changement sont parfois diamétralement opposées.
En cherchant à comprendre ce phénomène, on constate que les divers acteurs interrogés ne parlent pas du même objet. Pour certains, changer signifie s’attaquer aux causes des déficiences constatées et modifier en profondeur ce qui ne fonctionne pas. D’autres soutiennent qu’il faut plutôt oublier les causes de l’inefficience et tenter de définir des conséquences souhaitables, de reconstruire à partir de ce qu’on visualise comme avenir désirable. Certains mettent l’accent sur une progression dans le respect de ce qui a déjà constitué la force de l’organisation alors que d’autres insistent sur les risques de ne pas évoluer, de retarder un deuil inévitable. Les efforts pour donner un sens à de telles constatations ont amené les chercheurs à mieux définir la nature ou l’objet même du changement, à cibler plus précisé- ment ce qui était changé. À ce titre, les travaux ont permis d’isoler divers objets qui constituaient les éléments premiers sur lesquels se construit la valeur de l’organisation et donc sur lesquels devaient porter les efforts de changement. Ces éléments premiers recoupent les quatre perspectives à la source de la performance organisationnelle telles qu’elles sont identifiées par Kaplan et Norton (1996) dans leurs travaux sur les tableaux de bord équilibrés (Balanced Scorecard).
En effet, comme ils l’ont mis en évidence, la qualité de la performance organisationnelle tient au niveau d’intégration de l’architecture constituée par ces quatre objets que sont les processus organisationnels (la gestion des processus), les pratiques adoptées par son personnel (la gestion des personnes et des compétences), l’utilisation parcimonieuse de ses ressources (la gestion des ressources) et son positionnement dans son environnement d’affaires (la gestion du positionnement). En outre, cette formulation semble aussi bien s’appliquer aux organisations publiques que privées. Tant dans l’entreprise que dans l’institution publique, ces quatre objets de travail constituent en quelque sorte les piliers de la valeur ajoutée de l’organisation. Transformer l’organisation signifiera donc modifier profondément un ou plusieurs de ces piliers de l’architecture organisationnelle. Comme l’indique la figure suivante, le terme de réorganisation est trop large pour décrire adéquatement les efforts mis en œuvre lors d’une transformation. Les recherches menées au Centre d'études en transformation des organisations ont permis de définir clairement quatre types de transformation permettant d’accroître la valeur de l’organisation en mettant l’accent sur des objets bien distincts et en exigeant un processus de mise en œuvre fort différent.
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Le premier type de transformation concerne ce qu’il est convenu d’appeler le « réaménagement ». Ce changement naît du constat de la déficience progressive des processus d’affaires en place pour produire les résultats souhaités par l’organisation. Il devient alors impératif pour l’organisation de « faire autrement », d’accroître sa productivité dans ce qui la caractérise le mieux, de conserver un avantage concurrentiel dans ce qu’elle sait faire. Ce changement insiste sur la gestion des processus organisationnels. En tablant particulièrement sur les capacités technologiques les plus récentes, on cherche à optimiser ces processus, à mieux intégrer, en temps réel, l’ensemble des activités de l’organisation et à accroître sa capacité de réaction à des situations toujours plus complexes.
Ce type de transformation prend la forme de réingénierie des processus d’affaires, de déploiement de systèmes de gestion intégrée des ressources (Enterprise Resource Planning – ERP4 ), bref de toutes formes de réorganisation visant un plus haut niveau d’intégration des activités, souvent à l’aide de la technologie et d’un partage toujours plus poussé de l’information stratégique entre les divers acteurs organisationnels appelés à collaborer à un résultat pour un client donné. Cette transformation est spécialement bien servie par des stratégies dites de « changement planifié » et de gestion de projets qui reposent sur une approche rationnelle des difficultés organisationnelles et font appel à des expertises techniques pointues chargées de mettre au point des « solutions d’affaires » toujours plus sophistiquées et plus intégrées. Comme ce type de changement se prépare de longue date et demande souvent des investissements significatifs, les difficultés majeures à considérer ont trait à la cohérence des systèmes déployés. Dans de nombreux cas, la mise en route de nouveaux processus se fait à un moment critique où l’on teste en temps réel la robustesse de la solution choisie.
Le second type de transformation, appelé « renouvellement », trouve son origine dans les constats à l’effet que les pratiques organisationnelles courantes sont déficientes pour desservir adéquatement les clients de l’organisation. Enclencher ce changement nécessite alors un effort pour modifier la culture organisationnelle et amener les divers acteurs concernés à changer leurs façons de faire et à accroître leur niveau de professionnalisation et de responsabilisation par rapport aux résultats visés. Ce changement met l’accent sur les pratiques organisationnelles en cours et vise non seulement le développement de nouvelles habiletés ou de nouvelles compétences, mais également une plus grande mobilisation des acteurs à atteindre les résultats visés.
Ce type de transformation se fonde généralement sur des stratégies dites de « développement organisationnel », faisant appel à des interventions à caractère psychosocial souvent fort complexes pour définir les comportements désirés et façonner l’apparition de ces comportements chez les acteurs visés. Le déploiement de tels changements est fréquemment confié à des spécialistes en ressources humaines qui miseront sur une implication forte et une participation soutenue des personnes concernées. Souvent ancré dans une démarche d’amélioration continue, le changement veut d’abord faire partager un diagnostic des déficiences en utilisant divers outils (par exemple, qualité totale, amélioration continue5 , qualité six sigma6 ), puis susciter l’adoption de pratiques nouvelles souvent inspirées de normes de classe mondiale (ISO, par exemple) ou issues de l’identification des meilleures pratiques connues.
Le renouvellement des pratiques constitue donc un changement de culture au sein de l’organisation. La construction sociale d’un nouveau cadre de valeurs est un processus relationnel qui prend du temps, mais qui s’avère nécessaire si l’on veut gagner l’adhésion la plus large possible au changement en cours. La consolidation des nouvelles pratiques résulte du lent renforcement que procurent les petits succès obtenus. Le troisième type de transformation identifié s’apparente à une correction de trajectoire de l’organisation pour éviter une situation difficile ou éliminer des activités sans valeur ajoutée. Appelé « réalignement », ce changement se produit à la suite de l’anticipation ou du constat d’une dégradation dans la performance organisationnelle ou dans sa position stratégique. L’alarme déclenche alors un sentiment d’urgence qui se traduit souvent par des décisions draconiennes de redressement. Ce type de transformation s’appuie sur l’utilisation optimale des ressources de l’organisation et sur une plus grande imputabilité des acteurs responsables de cette utilisation. Nécessairement, cela présume que l’organisation est dotée de mécanismes de contrôle suffisamment sophistiqués pour garantir une gestion économe des ressources organisationnelles.
Cette transformation nécessite une surveillance de l’efficience organisationnelle à produire des résultats à valeur ajoutée eu égard aux ressources investies et par comparaison avec ce qui se fait ailleurs. Il habilite ceux qui exercent cette surveillance à remettre en question les décisions organisationnelles et exige de changer afin d’assurer la pérennité de l’organisation. Il prend souvent la forme d’efforts relatifs à de l’externalisation, de l’aplatissement des structures, de la rationalisation, bref à diverses formes de correctifs organisationnels visant à remettre l’organisation dans une position plus favorable. Ce changement donne souvent lieu à des stratégies dites «politiques» où s’affrontent des intérêts divergents sur la légitimité des décisions et l’investissement des ressources organisationnelles aux yeux des ayants droits (actionnaires ou mandatés) de l’organisation. Généralement, ce changement est entrepris rapidement, de façon relativement autocratique et prend la forme de restructuration visant une réallocation des responsabilités organisationnelles. Changer de cette façon s’avère risqué parce que les choix à court terme peuvent constituer une menace pour l’intégrité même de l’organisation.
Enfin, un quatrième type de transformation, nommé « redéploiement », a trait aux efforts organisationnels pour faire évoluer son offre de services selon les besoins de sa clientèle et de sa situation concurrentielle. Ce changement apparaît lorsque l’organisation prend conscience que son environnement d’affaires se transforme, que sa clientèle se modifie, que sa concurrence progresse, bref que les divers indices de satisfaction des clients se détériorent. L’organisation s’interroge alors sur les moyens à déployer pour raffermir son lien client et, par voie de conséquence, la pertinence de son action. Ce changement mise sur le positionnement de l’organisation et vise à accroître la pertinence des services offerts relativement à la satisfaction des clients.
Ce type de transformation prend souvent un caractère opportuniste. L’organisation s’interroge alors sur la possibilité de créer des alliances (fusions, acquisitions, partenariats) avec des pairs qui semblent plus proches de ses clients. Elle explore la possibilité d’accentuer l’autonomie de ses points de services, d’en diversifier ou d’en concentrer l’offre afin de se rapprocher des besoins réels de ses clients. En somme, l’organisation devient perméable aux diverses formules susceptibles de fidéliser sa clientèle. Diverses stratégies dites « évolutionnistes » ou « situationnistes » visent à mieux comprendre l’environnement d’affaires et à explorer différents scénarios pour développer éventuellement des capacités nouvelles ou régénérer le lien client. Cette façon de changer se révèle malaisée, car elle doit traiter avec un niveau d’incertitude élevé et elle cherche à donner un sens à une conjoncture pas toujours clairement comprise.
Cette typologie de transformation témoigne que divers objets de changement nécessitent la mise en place de stratégies différentes. En outre, ces stratégies sont difficilement applicables en même temps, car elles se fondent souvent sur des prémisses contradictoires, voire paradoxales. Ainsi, alors que le réalignement est souvent un changement à caractère autocratique, où un cercle restreint de décideurs cherchent à éviter une situation dangereuse ou à dégager une valeur ajoutée à court terme, le renouvellement épouse nécessairement un caractère démocratique et doit impliquer le plus grand nombre d’acteurs concernés pour produire, à plus long terme, le changement de culture souhaité.
De même, il s’avère difficile de mener simultanément un réaménagement et un redéploiement, car dans une certaine mesure la modification d’un paramètre nécessite une certaine stabilité de l’autre. Ainsi, on ne peut facilement revoir son offre de services sans bien connaître la capacité de ses processus d’affaires à satisfaire les nouvelles exigences et, inversement, on ne peut mettre en branle une réingénierie de ses processus d’affaires sans avoir au préalable stabilisé sa compréhension des clientèles à desservir. On pourrait en déduire qu’une transformation bien gérée devrait se faire de façon séquencée sur un seul objet à la fois, dans le respect de la mise en œuvre de démarches cohérentes. Or, la réalité est fort différente. Il est évident que ces divers types de changement se déroulent simultanément et ne peuvent être simplement traités de façon indépendante. Tout comme dans les leçons précédentes, la recherche empirique met donc en lumière des constats difficiles à intégrer aux pratiques des décideurs. Il apparaît laborieux de formuler des prescriptions qui réconcilient à la fois les observations des chercheurs avec les impératifs de praticiens responsables de transformations majeures.
2E LEÇON : INTERVENIR EN SITUATION DE CHANGEMENT NÉCESSITE UNE ANALYSE CONTEXTUELLE, SYSTÉMIQUE ET ÉPISODIQUE
Une observation qui s’impose tient au paradoxe sous-jacent aux deux documentations abordées précédemment. Il apparaît de plus en plus clairement que les modèles normatifs cherchant à décrire un one best way susceptibles de s’appliquer indistinctement à toutes situations n’ont plus la cote, que l’arrivée d’un « visionnaire » capable de révolutionner une organisation déficiente tient de l’anecdote et n’est en rien confirmé par une analyse rigoureuse. Au contraire, nombre d’auteurs documentent le caractère hautement contextuel de transformations réussies. On reconnaît l’importance d’une connaissance intime de l’environnement d’affaires, d’une analyse fine des enjeux à traiter et d’une capacité à impliquer les parties prenantes à cette situation7. Comme le mentionnent Fixsen et ses collaborateurs (2005), la recherche sur la gestion de la complexité met en lumière qu’aucune variable n’explique à elle seule le succès d’une mise en œuvre de changement. On doit reconnaître que le résultat est un effet d’interaction ; chaque variable est en quelque sorte « gagée » et il s’agit d’un « investissement incertain », compte tenu des capacités à changer existantes et des intentions des acteurs impliqués.
En outre, comme le soulignait si habilement Mintzberg (Mintzberg, Ahlstrand et Lampel, 1999) en rappelant les propos de Jim Clemmer: «La gestion du changement est une contradiction en soi. » Il est futile de croire que l’on peut soumettre un phénomène aussi insidieux et chaotique à une méthodologie rigoureuse en croyant ainsi contrôler tous les aléas d’un bouleversement de situation. Au mieux, on peut reconnaître le caractère « épisodique » d’une transformation et chercher à progresser à travers des épisodes où l’on traite de façon mieux intégrée une conjoncture particulière. Dans le même ordre d’idées, Langley et Denis (2006) militent en faveur d’une perspective situationniste et illustrent bien le caractère dynamique, endogène et asymétrique de tout effort de changement.