Bataille juridique autour de TikTok : entre surveillance et soft power des stratégies chinoises
Rédigé par Ouzzaouit Moulay Nouamane, Publié le 07 Janvier 2025, Mise à jour le Mercredi, 08 Janvier 2025 01:40
Le bras de fer juridique entre TikTok, l'application phare détenue par l'entreprise chinoise ByteDance, et le gouvernement américain arrive à un point culminant alors que la Cour suprême s'apprête à se prononcer sur l'avenir de l'application aux États-Unis. En jeu : la possibilité pour TikTok de continuer à opérer sur le sol américain sans être forcée de dissocier ses opérations locales de sa maison-mère chinoise. Le débat juridique, officiellement motivé par des préoccupations liées à la sécurité nationale, soulève également des questions fondamentales sur la liberté d'expression et la souveraineté numérique. Cependant, au-delà des 170 millions d'utilisateurs américains concernés directement par cette décision, cette bataille révèle un affrontement bien plus vaste entre deux superpuissances mondiales : les États-Unis et la Chine.
Un bras de fer géopolitique
Ce conflit va bien au-delà des courtes vidéos et des danses virales.. Depuis plusieurs années, les tensions se sont accrues entre Washington et Pékin sur une série de dossiers stratégiques, de la 5G à l'intelligence artificielle, en passant par les semi-conducteurs. Dans un monde de plus en plus numérique, la domination sur la collecte et l'exploitation des données est devenue une nouvelle arme, sans parler de la capacité à diffuser des narratifs globaux modelant les opinions publiques.
Pour les responsables américains, TikTok pourrait être moins une menace immédiate qu'un instrument potentiel à long terme dans cette rivalité géopolitique. ByteDance, bien qu'elle déclare avoir des garanties indépendantes vis-à-vis de Pékin, n'est pas totalement exempt de suspicion. "Nous savons que ByteDance a des liens étroits avec le Parti communiste chinois et que nous devons mieux protéger nos citoyens", affirmait Brendan Carr, commissaire de la FCC (Federal Communications Commission), dès 2022. Le risque évoqué n’est pas seulement celui d’une collecte massive de données personnelles sensibles pouvant être exploitées par des agences chinoises, mais aussi celui d’une subtile manipulation des algorithmes de recommandation favorisant certains narratives idéologiques ou désinformateurs.
En réponse à ces accusations, TikTok rejette vigoureusement toute implication dans le transfert de données aux autorités chinoises. L’entreprise rappelle qu’elle stocke les données américaines sur des serveurs locaux et sous la gestion d'une société située aux États-Unis. Pourtant, cela n’a pas suffi à apaiser les soupçons, notamment dans un contexte où l’adoption en Chine de la loi sur la sécurité nationale contraint les entreprises basées sur son territoire à collaborer, si demandé, avec les autorités.
Du Soft Power au contrôle narratif
Pour la Chine, TikTok ne représente pas seulement une réussite commerciale et technologique. L’application incarne le potentiel de son économie numérique à rivaliser avec celles de la Silicon Valley sur un marché technologique mondial historiquement dominé par des acteurs américains tels que Google, Apple ou Facebook. Avec plus d'un milliard d'utilisateurs actifs à travers le monde, dont 67% des adolescents américains âgés de 13 à 17 ans, TikTok est également devenu un vecteur d’influence culturelle particulièrement puissant.
Selon le think tank australien ASPI, TikTok agit comme un outil discret mais efficace de "soft power" pour la Chine. Ce phénomène dépasse le simple divertissement : en façonnant les contenus consommés par des millions de jeunes Occidentaux, l'application peut subrepticement modifier les perceptions culturelles et potentielles sur des sujets d’intérêt politique. Un succès notable dans ce domaine pourrait permettre à Pékin d'accroître son influence sans confrontation militaire ni mesures économiques directes.
La dualité entre sécurité nationale et liberté d'expression
La bataille autour de TikTok repose au moins autant sur des préoccupations politiques que sur une confrontation juridique. Officiellement, Washington avance des arguments de sécurité nationale irréfutables dans un contexte où les cyberguerres et l'espionnage numérique sont en constante augmentation.
Les partisans d’une interdiction ou d’une séparation forcée des activités de TikTok pointent un précédent inquiétant : laisser une entreprise associée à une puissance étrangère jugée concurrentielle accéder librement aux données sensibles d’environ 170 millions d’utilisateurs américains, tout en ayant une mainmise indirecte sur les flux d'informations qui atteignent cette population. Ces arguments trouvent un écho particulier après les révélations sur les campagnes d'influence russes durant les élections américaines passées ou les inquiétudes croissantes autour de Huawei et des infrastructures 5G.
Cependant, de l’autre côté, des experts en liberté numérique préviennent que la décision prise par la Cour suprême pourrait avoir des conséquences bien au-delà de TikTok. Limiter ou interdire une plateforme populaire sous prétexte de menaces potentielles pourrait créer un précédent dangereux pour la liberté d'expression — garantie par le Premier Amendement — et pour la santé d’un Internet ouvert. Des comparaisons historiques ont été faites, rappelant que même à l'apogée de la guerre froide, les États-Unis permettaient la diffusion limitée de propagande soviétique sur leur territoire.
Dans ce contexte, le verdict attendu déterminera probablement la frontière entre l'autorité d'un État à interdire des entités technologiques étrangères et les principes fondamentaux d’une démocratie libérale ouverte.
Source
TikTok and Government Clash in Last Round of Supreme Court Briefs