CONSTITUTIONNALISAT ION DES "DROITS ECONOMIQUES" DE L'HOMME
François BILGER
Professeur à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg
(1967)
Dès la conception des démocraties politiques modernes, à la fin du XVIIIe siècle, les libéraux ont eu conscience de la nécessité d'affirmer dans la Constitution ou même dans une Déclaration solennelle supérieure à la Constitution des droits de l'homme inviolables. Le principe de la souveraineté populaire et la loi de la majorité pouvaient en effet menacer la liberté humaine, tout comme les anciens régimes autocratiques, si l'on ne mettait des bornes à l'exercice des nouveaux pouvoirs.
Les premières Constitutions, comme celle des Etats-Unis ou celle de la France, insistèrent essentiellement sur les droits civils et politiques et sur la détermination des pouvoirs politiques. Sur le plan économique, on se contenta de poser les principes du droit de propriété, de la liberté du travail et de la liberté du commerce et de l'industrie. Ces principes parurent suffisants, car d'une part le libéralisme économique était vivace dans les esprits et ce fait protégeait contre des abus éventuels et d'autre part la vie économique était encore essentiellement une affaire privée, 80 à 90% de la population vivant de la terre et y disposant de la base matérielle de l'indépendance économique.
Mais la révolution industrielle transforma progressivement au cours du XIXe siècle cette économie individualiste en une économie de plus en plus collective, fit de la vie économique une vie essentiellement sociale. Un nombre croissant d'hommes perdirent l'indépendance économique en se trouvant soit privés de toute base matérielle de liberté économique, soit de plus en plus interdépendants les uns des autres en raison de la croissante division du travail. Dès lors la vie économique "se politisa" progressivement. Devant les difficultés économiques ou sociales, les Etats furent contraints d'intervenir. Les revendications politiques et les programmes des partis eurent un contenu de plus en plus économique et social. La formation spontanée de pouvoirs économiques (grandes entreprises mono- ou oligopolistiques et associations professionnelles), puis de pouvoirs sociaux (syndicats), accentua la politisation de l'économie. Et l'interdépendance des systèmes politique, économique et social ne cessa de progresser.
Dans cette économie de plus en plus socialisée, où les décisions de certains affectaient la vie économique de beaucoup d'autres, où les fortunes et les revenus individuels provenaient pour une part toujours croissante de la productivité de l'ensemble de la société, les vieux droits économiques de l'homme, fondés sur son indépendance individuelle dans la vie économique, furent tout naturellement contestés et finalement transgressés sans remords aussi bien par les pouvoirs publics légitimes que par les pouvoirs privés illégitimes qui se créaient à eux-mêmes leurs propres règles de comportement social. Le viol parfois brutal, le plus souvent progressif et insensible des droits de l'homme, créa une accoutumance à l'absence de libéralisme économique et suscita sans cesse de nouvelles interventions. La conception d'une responsabilité illimitée de l'Etat s’imposa progressivement. L'ultime aboutissement de cette évolution fut la révolution communiste, socialisant à l'extrême la vie économique et créant un régime économique où la plupart des droits économiques de l'homme furent supprimés.
Devant cette évolution, certains libéraux, sans voir la modification profonde de la nature même de l'économie, menèrent un combat d'arrière-garde pour sauver les droits individuels dans l'économie au nom de principes largement dépassés dans la nouvelle réalité sociale. D'autres libéraux plus conscients, tels que Léon Walras et John Bates Clark, prirent très tôt conscience de la transformation de l'économie et comprirent que la revendication de droits économiques de l'homme ne pouvait plus trouver son fondement dans la nature même de l'activité économique humaine, mais dans un régime qui mettrait l'économie socialisée au service de l'épanouissement de l'homme. Au régime économique de fait établi, ils proposèrent de substituer un régime économique constitutionnel, à l'instar du régime politique, un régime de démocratie économique libérale. Cette conception fut reprise et développée par la plupart des libéraux modernes et en particulier par l'école de Fribourg.
Pour nous, aujourd'hui, le fondement des droits économiques de l'homme n'est donc plus la nature des choses, mais la conscience et la volonté des hommes, volonté que ceux-ci doivent exprimer et concrétiser dans ce vaste contrat social qu'est la Constitution. Dès lors que les hommes sont associés dans une société, ils doivent ensemble définir les droits qu'ils entendent se réserver mutuellement, les droits sans lesquels ils considéreraient que tous les avantages de la vie sociale seraient sans intérêt, les droits économiques sans lesquels seraient menacées les libertés politiques et sociales, enfin les droits économiques qui assurent le bon fonctionnement du système économique.
Dans cette conception, la partie économique de la Constitution doit naturellement être beaucoup plus développée que dans les anciennes Constitutions démocratiques. Après avoir affirmé le caractère démocratique du régime, c'est à dire le principe de l'orientation de la vie économique par les consommateurs, il convient de définir soigneusement les droits économiques de l'homme, puis de les garantir et de les assurer.
La définition des droits économiques de l'homme
Si les Constitutions des pays de l'Est ont par nature essentiellement un contenu économique, en Occident la partie économique s'est relativement peu développée, alors que les lois et règlements à portée économique ont foisonné. La liste des droits économiques expressément reconnus est toujours assez sommaire. On y trouve le droit de propriété, la liberté du commerce et de l’industrie, la liberté du travail et le libre choix de l'emploi et de la profession. A cela s'ajoute le droit politique d'association, qui vaut bien entendu aussi pour la vie économique et y justifie les groupements de personnes ou de capitaux et d'intérêts.
Mais la Constitution doit être réaliste et tenir compte des exigences de la vie sociale. Il arrive fréquemment que des droits entrent en conflit entre eux. Tout d'abord il conviendrait donc d'envisager le problème de la compatibilité entre droits politiques et droits économiques. Sur ce sujet, on a successivement défendu les opinions les plus contradictoires : au XIXe siècle, des conservateurs prétendaient que les droits politiques compromettaient tôt ou tard les libertés économiques, cependant que des réformistes ou des révolutionnaires soutenaient que les libertés économiques menaçaient dans leur substance les droits politiques ; au XXe siècle, on a pris le contrepied de ces deux points de vue: certains ont montré avec pertinence que l'absence de droits économiques compromettait rapidement les droits politiques, cependant que d'autres démontraient que les droits politiques permettaient d'éviter que les droits économiques ne devinssent rapidement l'apanage d'une minorité de plus en plus minoritaire. Le problème paraît donc insoluble : on peut trouver des arguments pour démontrer que droits politiques et droits économiques sont incompatibles ou au contraire indissociables, qu'ils se détruisent réciproquement ou au contraire se conditionnent mutuellement. Cependant, pour les économistes libéraux qui sont nécessairement favorables à la démocratie, car c'est la seule forme d'organisation politique qui assure en définitive le gouvernement des hommes par eux-mêmes, il convient de trouver la conciliation des deux types de droits et de reconnaître que, le cas échéant, un droit économique puisse être sacrifié à un droit politique.
Il est encore possible que, dans certains cas, un droit économique soit en conflit avec un autre. Par exemple la liberté de contracter peut nuire à la libre concurrence en tendant à l'exclure. La liberté d'entreprise en matière publicitaire peut compromettre la liberté de consommation. Cela pose le problème de l'interdépendance et de la hiérarchie à établir entre les droits économiques. Ce problème est encore insuffisamment étudié. Il faudrait également, dans ce cadre, examiner les conséquences qui découlent pour les producteurs du principe démocratique de souveraineté des consommateurs. La soumission de la production à la consommation entraîne logiquement la subordination des libertés de la production à celles de la consommation. On peut même se demander s'il y a lieu de parler de droits pour les producteurs et non pas seulement de devoirs pour ces détenteurs du pouvoir exécutif sur le marché. Cette observation est encore renforcée par le fait que, si certaines libertés sont susceptibles d'être simultanément exercées par tous, les droits de production sont par la nature des choses limités à quelques-uns. Une loi apparemment rigide de l'économie moderne veut qu'il y ait environ 80% de producteurs dépendants et salariés. En exerçant le droit de production indépendante et d'initiative personnelle, on l'interdit pratiquement à d'autres. Ces droits exclusifs ne devraient donc être exercés librement que dans la mesure où ils servent l'intérêt général. En tout cas ils devraient faire l'objet d'un examen spécial.
Il est encore plus important de se demander si le droit d'association pour valable qu'il soit sur le plan politique, ne devrait pas en matière économique faire l'objet d'une réglementation très étudiée. Il est hors de doute que les premiers libéraux avaient de bonnes raisons de se méfier des associations économiques et sociales, strictement interdites dans les Constitutions élaborées lors de la Révolution française. L'évolution a confirmé que ces associations ont introduit dans l'économie de marché des corps intermédiaires artificiels (et non naturels comme les familles, les communes, etc.) qui ont fréquemment été des facteurs d'instabilité, de violence ou d'anarchie sociales et qui ont largement contribué à la décadence de l'état de droit. Il n'est évidemment pas question de supprimer le droit d'association économique et sociale, mais on peut se demander si, en contrepartie des droits très larges qu'exercent les associations, on ne devrait pas établir un code de leurs devoirs, une réglementation de leur activité et un principe de responsabilité.
La garantie des droits économiques de l'homme
Si l'on voulait se contenter d'un libéralisme économique formel et rapidement purement décoratif, la proclamation solennelle des droits économiques dans la Constitution suffirait. Mais telle est précisément l'attitude de non libéraux qui, après avoir chaleureusement proclamé des principes économiques naturels et imprescriptibles et convaincus qu'ils sont inapplicables dans l'économie socialisée d'aujourd'hui, ne les considèrent ensuite que comme des principes abstraits ne liant aucun des pouvoirs politiques ou sociaux légitimes ou spontanés et les oublient dans la politique quotidienne. La proclamation n'apparait ainsi que comme une concession verbale et une façade qui recouvre une réalité différente. L'état de droit institué est purement formel.
Lorsqu'au contraire on prend au sérieux ces droits, il est nécessaire d'en assurer la garantie dans la Constitution même. La réalisation de cette garantie n'est pas chose aisée. Mais, après près de deux siècles d'expériences démocratiques diverses et de leurs perversions, nous disposons d'une meilleure connaissance de ces problèmes. D'autre part, de nombreux auteurs, parmi lesquels il faut tout particulièrement mentionner le regretté Röpke, le professeur Hayek et d'autres libéraux modernes, ont étudié ces questions. Il semble qu'il faille envisager trois sortes de garanties, en dehors de la plus importante de toutes qui est la diffusion dans l'opinion et surtout dans l'administration d'un véritable esprit libéral, d'une éthique libérale.
Une première série de garanties devrait être d'ordre juridique. Des principes restent évidemment purement formels si d'une part les pouvoirs constitutionnellement institués n'ont pas, en vertu même de la Constitution, à les respecter et si d'autre part les hommes n'ont pas le pouvoir de les faire valoir et respecter par devant des organes judiciaires indépendants.
Le viol légal des droits de l'homme ainsi constamment perpétré dans nos démocraties est déjà scandaleux en matière politique, mais il l'est bien davantage en matière économique. En effet si sur le plan politique, la majorité peut ainsi imposer son point de vue à des minorités, sur le plan économique, cette pratique aboutit beaucoup plus souvent à ce que des minorités imposent leurs intérêts à la majorité. Par la pression politique qu'exercent les groupes de pression économiques et sociaux sur les partis, par le système de gouvernement de minorités coalisées, ce paradoxe devient en effet parfaitement possible.
Le respect de ces règles appartiendrait nécessairement à une Cour chargée de vérifier la constitutionnalité des activités des autres pouvoirs établis. Si les Etats-Unis ont pu pendant si longtemps et si remarquablement maintenir les droits économiques essentiels, tout en assurant certaines évolutions nécessaires, c'est sans doute en vertu de leur tradition libérale (mais la GrandeBretagne avec la même tradition n'a pas eu le même succès), c'est surtout à cause de l'existence d'un pouvoir judiciaire non décapité ou non limité comme dans la plupart des autres pays.
Il paraît donc essentiel de garantir à tout citoyen la possibilité de faire valoir ses droits à l'encontre aussi bien du pouvoir exécutif que du pouvoir législatif.
Par ces dispositions juridiques, il devrait être possible d'éviter que l'exercice de certaines libertés soit abusivement interdit ou limité. Mais ces dispositions n'assurent pas pour autant les libertés à ceux qui n'ont pas les moyens matériels de les exercer. De ce point de vue, comme les auteurs socialistes l'ont toujours proclamé, les libertés peuvent demeurer également formelles pour beaucoup d'hommes. Les communistes ont prétendu résoudre le problème en retirant à tous les citoyens les droits économiques de l'homme et en instituant les droits dits sociaux, tels que le droit au travail, le droit à la sécurité sociale, le droit au logement le droit à l'instruction, le droit aux loisirs payés, etc. A la place des droits classiques négatifs, ils ont ainsi établi des droits sociaux positifs, exigeant une prestation de la part de la collectivité au bénéfice des individus. Mais on sait quelles conséquences dramatiques la suppression des droits économiques a entraînées pour des millions d'hommes.
La synthèse des droits économiques et des droits sociaux apparaît ainsi comme un compromis instable et à tous égards peu satisfaisant, même pour ses bénéficiaires. Elle entraîne un asservissement progressif et insensible de l'homme à la collectivité et à 1'État. Et puis, en atrophiant chez l'homme le sens de ses risques et de ses responsabilités envers les autres et même envers luimême, elle fait de lui une machine à jouir ou à penser, mais l'ampute de sa capacité de se responsabiliser, de vouloir, de décider, d'aider, de servir et de se sacrifier. Sous prétexte d'humaniser la vie des hommes, elle déshumanise l'homme lui-même.
Cette politique de "libération" progressive de tous les hommes est la tâche de l'Etat, mais elle doit être éducatrice et provisoire. Elle doit, dès le départ, veiller à une participation active des hommes à la constitution de leurs droits et les préparer par un effort individuel à leur pleine responsabilité future. Elle doit, en respectant le principe de subsidiarité, tendre à son propre dépérissement au fur et à mesure que le niveau des revenus et des fortunes s'élève, et non pas se perpétuer sous prétexte qu'une égalité parfaite n'est pas atteinte. Il ne faut pas viser un démocratisme égalitariste. Dans un régime de liberté et de compétition, les meilleurs compromettent nécessairement certains droits acquis et créent sans cesse des inégalités à leur profit. Et ce n'est que justice. Sans cet élément aristocratique, sans une élite, la démocratie est d'ailleurs condamnée à la stagnation et à la réaction. Il faut que tous disposent des mêmes libertés et que l'élite ne bénéficie pas de privilèges, ne soit pas une classe, mais il faut aussi que l'élite puisse s'affirmer dans l'exercice des libertés. La seule égalité souhaitable est, comme le demandait déjà Alexis de Tocqueville, "l'égalité des conditions".
Enfin une dernière série de garanties est nécessaire, non pas à la constitution ou à l'exercice des droits, mais à leur maintien : c'est l'établissement d'un système d'économie décentralisée et de règles de conformité de la politique économique aux principes de ce type d'organisation. Divers auteurs ont bien montré que, si l'on se contente d'une économie de marché spontanée, des situations risquent de se présenter où des pouvoirs privés ou bien les pouvoirs publics provoquent presque nécessairement et parfois sans même le vouloir la destruction de libertés fondamentales. Une économie dans laquelle un pouvoir monétaire indépendant en vertu même de la Constitution, n'est pas chargé d'assurer la stabilité ou bien dans laquelle les pouvoirs publics ne sont pas tenus à l'équilibre de leurs finances connaît une inflation artificielle, "ce vol légal" qui détruit des droits économiques légitimement acquis. Une économie dans laquelle des concentrations entraînent des positions de force sur le marché met en péril un grand nombre de droits. Une politique financière dirigiste, sur la base d'une planification purement indicative, rend certains droits purement formels…
Je n’insiste pas sur les principes fondamentaux d’une économie de marché stable et concurrentielle qui sont parfaitement connus de tous les libéraux et qui sont indispensables au respect des droits économiques de l’homme mais qui ne sont malheureusement pas encore inscrits dans la plupart des Constitutions contemporaines.
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Exposé présenté lors du Congrès annuel de la Mont Pèlerin Society
Vichy (France) 11 - 16 septembre 1967