Les nouveaux rapports entre droit et
économie : trois hypothèses concurrentes
Benoît FRYDMAN
Directeur du Centre de Philosophie du Droit
de l’ Université Libre de Bruxelles
Nul doute que la perception des rapports qu’entretiennent ou devraient entretenir le droit et l’économie ne soient actuellement soumise à de substantielles révisions. Parmi les facteurs qui contribuent à la prise de conscience d’un changement, on peut citer trois phénomènes convergents, sinon cumulatifs. D’abord, le constat, déjà ancien, mais confirmé avec une intensité croissante, de la prééminence de la sphère et donc de la logique économiques dans nos sociétés contemporaines. Ensuite, l’observation plus récente, mais de moins en moins contestable, d’une perte d’influence de l’autorité politique, ou du moins d’une incapacité relative des institutions étatiques à peser, de manière durable et efficace, sur le cours de la production, des échanges et de la répartition des biens et des richesses. Enfin, l’idée de “ mondialisation ”, désormais largement diffusée dans le public, qui a contribué, malgré le flou conceptuel qui l’entoure, à mettre en évidence, de manière spectaculaire, l’étonnant hiatus entre des activités économiques qui se développent sur une échelle régionale, voire mondiale, et des réglementations juridiques, qui demeurent rattachées, pour une large part, à l’empire et au territoire de l’Etat-nation.
Parallèlement, des efforts théoriques importants sont consentis pour expliquer, évaluer, légitimer ou critiquer, en tout cas repenser les relations entre l’économique, le politique et le juridique, telles qu’elles avaient été plus ou moins stabilisées dans le paradigme de l’Etat-providence. On est frappé par le caractère transdisciplinaire de ces développements qui touchent à l’analyse économique, à la sociologie, à la théorie politique et à la philosophie du droit. Plusieurs versions différentes de théories globales de la société voient ainsi le jour, qui se livrent concurrence sur le marché des idées. Ces débats sont importants dans la mesure où ils problématisent l’image que les sociétés contemporaines cherchent à se donner d’ellesmêmes. Il s’agit sans doute aussi d’une entreprise de légitimation, qu’il n’est pas interdit de qualifier d’idéologique, mais qui a son importance, en particulier dans la sphère juridique, pour les institutions qui édictent et mettent en œuvre la règle de droit.
Je présenterai, de manière synthétique, trois approches théoriques distinctes : l’analyse économique du droit ; la théorie des systèmes autopoïétiques de Niklas Luhmann et la philosophie du droit de Jurgen Habermas. Ces théories, aux prémisses souvent fort éloignées, et dont les partisans s’affrontent en polémiques souvent intenses, nous paraissent cependant, de manière quelque peu étonnante, livrer des éclairages plus complémentaires que contradictoires sur le thème qui nous occupe des nouveaux rapports entre économie et droit. I. - L’analyse économique du droit
Dans la mesure où ce colloque leur a été presque intégralement consacré et où elles nous sont donc le mieux connues, nous pouvons réserver aux thèses de l’analyse économique du droit, un traitement succinct. Encore faut-il rappeler, une fois encore, que, sous le nom générique de Law & Economics,se côtoient en réalité plusieurs courants très divers dont les opinions sur la fonction économique du droit varient considérablement. On connaît, par exemple, les controverses qui opposent la théorie néoclassique de l’équilibre général et les partisans de Hayek et de la théorie de l’ordre (Garello, 1995) ou encore, les interprétations contradictoires persistantes du théorème fondamental de Coase (Kirat, 1998).
Quoiqu’il en soit, les travaux d’analyse économique du droit ont en commun d’appliquer des concepts issus de la science économique, ou développés par elle, à des phénomènes juridiques. La règle de droit est ainsi observée à travers le prisme de l’économie. Cette perspective est souvent riche d’enseignements. On apprend pourquoi et comment la Common Law sélectionne des décisions économiquement efficaces ; on mesure l’efficacité économique relative des diverses règles du droit des contrats ou de la responsabilité ; on anticipe, en recourant à la théorie des jeux, les modalités de négociation et de règlement transactionnel des litiges.
Ces analyses, descriptives et prédictives, glissent souvent insensiblement vers une approche normative qui tend à orienter l’élaboration et l’interprétation des règles générales, la solution des litiges particuliers, voire les actes individuels, vers une efficacité optimale. Ce glissement expose l’analyse économique à l’accusation, sérieuse dans le monde anglophone, de naturalistic fallacy, c’est-à-dire de violation de la loi de Hume aux termes de laquelle d’un “ est ”, on ne peut déduire un “ doit ”. Cette tendance paraît cependant peu évitable, dès lors que “ ceux qui prétendent que l’efficacité économique fournit la meilleure explication d’un ordre juridique sont contraints d’y voir un idéal moral attirant, suffisamment attirant du moins pour que sa mise en œuvre justifie le recours à l’autorité politique ” (Coleman et Lange, 1992, II : xxi).
Les analyses économiques de phénomènes juridiques, qu’elles soient descriptives ou prescriptives, ne concernent pas forcément ni directement, remarquons-le, les rapports entre le droit et l’économie. Toutefois, en traitant la norme juridique, au moyen d’une grille de lecture économique, le plus souvent sous l’angle de l’efficacité, on prépare utilement le terrain à une étude transdisciplinaire évaluant l’incidence des règles juridiques sur l’organisation et les performances de l’économie.
Cette présentation assez radicale des relations entre économie et droit, sur le mode du principal et de l’accessoire, n’a pas, l’on s’en doute, la faveur des juristes, en particulier continentaux, qui ne manquent jamais l’occasion de la stigmatiser. Il n’en demeure pas moins, qu’en pratique, cette approche a conquis d’importantes positions, notamment au sein des organisations économiques internationales et supranationales. A la faveur du mouvement de dérégulation qui accompagne le phénomène et le discours de la mondialisation, la légitimité des règles de droit, spécialement étatiques et infraétatiques, se trouve de plus en plus souvent et de plus en plus ouvertement, mesurée à l’aune de ses performances économiques. En d’autres termes, des règles juridiques internes sont contestées, invalidées ou démantelées, au motif qu’elles exercent un effet jugé néfaste sur le développement des échanges transnationaux.
Les effets de cette politique convergente des organisations internationales, économiques et financières sont en outre amplifiés par la dérégulation compétitive à laquelle échappent de plus en plus difficilement les Etats soucieux d’attirer les investissements et les capitaux, afin de stimuler la croissance et l’emploi, et réduits pour ce faire à alléger le poids des contraintes juridiques de tous ordres qui pèsent sur les agents économiques.
Nous avons qualifié ailleurs de droit naturel économique la conception des rapports entre droit et économie qui prévaut dans ce nouvel environnement mondialisé (Frydman et Haarscher, 1998). Le marché y est perçu comme l’état naturel d’organisation de la société. Il représente à la fois un fait, une norme et une valeur. Un fait, parce que sa réalité s’impose de manière aussi universelle qu’inéluctable (surtout depuis la chute des régimes communistes) ; une norme, car le bon fonctionnement des marchés requiert certaines règles et institutions fondamentales (le droit de propriété, pacta sunt servanda, l’autonomie de la volonté, la libre concurrence, etc.) qui constituent précisément le droit naturel économique ; une valeur, enfin, car le marché est censé conduire, selon la théorie de l’équilibre général du moins, à une situation d’équilibre qui correspond à un optimum de Pareto.
Une telle vision du monde n’est pas sans rappeler l’Ecole du droit naturel moderne et les physiocrates, qui en sont issus, par sa description d’un ordre tout à la fois fondé sur la nature des choses et chargé d’une normativité intrinsèque universelle et nécessaire. Les vues de Hayek sur le Droit s’inscrivent bien dans la ligne du courant jusnaturaliste. Il s’y ajoute, chez les partisans de l’équilibre général, une dimension utilitariste, que préfigure “ le meilleur des mondes possibles ” de Leibniz.
La démarche théorique de Luhmann se situe, en apparence, à l’opposé de la fusion des horizons à laquelle aboutit l’analyse économique du droit . Luhmann se fonde en effet sur le constat de la différenciation fonctionnelle des sociétés modernes (Guibetif, 1993, p.17). A l’intérieur du système social global émergent plusieurs sous-systèmes spécialisés dans l’accomplissement de tâches spécifiques. Le système social a pour fonction générale la réduction de la complexité (Amado, 1989). Face aux combinaisons incertaines et multiples des interactions possibles, dont le nombre croît au fur et à mesure de la croissance de la société elle-même, l’ordre social structure des attentes de comportement, en particulier en canalisant les communications dans des schèmes formels en nombre limité.
Au sein du système social, le sous-système juridique a pour fonction spécifique de renforcer et de stabiliser les attentesnormatives de comportement. Les attentes normatives se distinguent des attentescognitives par la réaction qu’elles provoquent en cas de déception (Luhmann, 1986, pp.172-3). Un scientifique qui observe un fait aberrant, décevant donc son attente, s’emploiera normalement à modifier sa théorie et donc à réviser cette attente. De même, un chef d’entreprise, qui voit sa stratégie commerciale échouer, sera en principe conduit à faire évoluer celle-ci. Bref, les attentes cognitives sont révisées en cas de déception par l’expérience. Par contre, les attentes normatives se maintiennent en cas de déception. Paradoxalement, leur violation dans les faits renforcent l’attente. Par exemple, un cocontractant lésé, qui constate une violation de la convention par sa contrepartie, s’attend à ce que celle-ci corrige son comportement et, à défaut, peut tenter d’obtenir sa condamnation en justice.
Dans le cadre de nos sociétés complexes coexistent donc plusieurs systèmes : l’économie, le droit, l’appareil politico-administratif, mais aussi la science, l’éducation, la religion, etc. Ces sous-systèmes se caractérisent pas leur clôture et leur autoréférentialité. Selon la théorie des systèmes, le système se repère par la distinction entre un dedans et un dehors, un intérieur et un extérieur, le système et son environnement. A la limite, le système est la différence avec son environnement (Guibentif, 1993, pp.18 et 24).
La clôture entre les différents sous-systèmes s’opère de manière
sémantique. Pour Luhmann, le système social global, comme les soussystèmes qui se forment en son sein, se compose exclusivement de communications. Chaque système met au point un code binaire qu’empruntent nécessairement toutes les communications du système (Luhmann, 1986, p.179 10). L’économie référerait ainsi toutes ses opérations au code du payé/non payé, ou encore avoir/n’avoir pas. Le système juridique comprend, quant à lui, toutes les communications qui utilisent le code licite/illicite (Recht/Unrecht) 11. L’usage du code permet de distinguer clairement les communications du système de celles qui lui sont étrangères.
Ainsi, le système juridique ne comprend (au double sens du terme) que les propositions qui se réfèrent à la licéité. Il s’ensuit que toutes ces communications sont nécessairement autoréférentielles puisqu’aussi bien elles se réfèrent au système juridique, c’est-à-dire à l’ensemble des communications juridiques qui déterminent le licite et l’illicite. De même, le système juridique est clos dans la mesure où il regarde comme extérieures toutes les communications qui n’empruntent pas le code du droit. Ces communications relèvent non du système mais de son environnement. En théorie des systèmes, cette communication extérieure s’appelle un bruit.
10 Adde, Guibentif, 1993, p. 43 et Luhmann, 1989, p.56.
11 La traduction française n’est pas fixée. Certains proposent juste/injuste, qui nous paraît trop large ; d’autres, légal/illégal, qui nous paraît cette fois trop strict.
Elle peut cependant être traduite, par une qualification adéquate, dans le code propre à ce système. Elle deviendra alors par exemple : “ X a exécuté licitement ou non le contrat conclu avec Y ”. On voit ici qu’une communication procédant d’un système peut être traduite dans un autre code et donc intégrée à un autre système. Toutefois, la traduction ne laisse jamais intacte la communication mais l’oblige au contraire à s’inscrire dans la logique propre au système intégré.
Chaque système social a les autres systèmes pour environnement. Par exemple, l’économie participe de l’environnement du droit et lui est donc extérieure. Pareillement, le droit participe de l’environnement de l’économie. Chacun des deux systèmes communique en vase clos, de manière suiréférencielle 12. Cela ne signifie pourtant pas que le système reste sourd à son environnement. Il peut être à la fois clos et ouvert. En fait, le système est ouvert parce qu’il est clos (Luhmann, 1989, p.56).
Transposant ce concept au droit, Luhmann caractérise le système juridique autopoïétique à la fois par une clôture normative et une ouverture cognitive. Le système juridique est normativement clos “ par le fait que seul ce système peut conférer un caractère juridiquement normatif à ses éléments et par là les constituer comme éléments ” (Luhmann, 1986, p.173). Le système juridique détermine, spécialement par le moyen de règles de procédure, les propositions qui en font partie, par exemple, les énoncés qui font loi ou les décisions qui font autorité. Il transfère ainsi la normativité
12 Le positivisme juridique est l’expression formelle parfaite de l’autoréférentialité du système juridique, puisqu’explicitement la règle entend se poser elle-même. Sur la différence avec le jusnaturalisme, v. Luhmann, 1986, p.176.
13 Voyez, plus en détail, Amado, 1989, pp.22-28 et Guibentif, 1993, p. 43.
vers de nouvelles propositions qui de ce fait l’intègrent. Le contenu du droit est ainsi continuellement modifié ou enrichi, cependant que le système luimême est conservé et reproduit.
Dans le même temps, le système juridique est cognitivement ouvert car il se programme lui-même pour être dépendant des faits. La plupart des normes juridiques, observe Luhmann, sont formulées de manière conditionnelle. Si tel et tel faits sont établis, alors telle norme s’applique (Luhmann, 1986, p.173). En outre, le droit recourt à un certain nombre de mécanismes d’information lui permettant de modifier son programme sous la pression des faits. C’est ainsi que, tout en se différenciant de l’environnement social par son caractère normatif, il tente de rester en prise sur cet environnement par ces procédés cognitifs. Contrairement donc à ce qui avait été avancé plus haut, la mise en œuvre du droit n’exclut donc nullement le développement de processus d’apprentissage.
Ainsi dissocié du politique, le droit se trouve, par un effet naturel de balancier, rapproché de l’économie. Plus exactement, le droit entretient désormais avec le politique et l’économie, comme avec d’autres systèmes d’ailleurs, des rapports homologues. De par sa mission de stabilisation des attentes de comportement, le droit a vocation à consolider les mécanismes nécessaires au fonctionnement des autres systèmes (Guibentif, 1993, p.41). Pour mener à bien cette mission, le droit doit rester en prise sur son environnement et donc pouvoir s’adapter rapidement aux évolutions des autres systèmes.
Toutefois, si le droit change trop rapidement, les normes juridiques
perdent leur crédibilité et n’assurent plus leur fonction de stabilisation. Dans une société à transformation accélérée, le système juridique est donc confronté à un dilemme : soit s’adapter en temps réel au risque de perdre sa crédibilité, soit se stabiliser au risque de perdre le contact avec l’environnement mouvant. Une solution de compromis, mise au point par le système juridique lui-même pour se sortir de ce dilemme, consiste à développer des mécanismes de couplage structurel (Guibentif, 1993, pp. 36 et 47). Le terme de “ couplage ” recouvre des institutions juridiques de formes très diverses, qui auraient pour fonction spécifique de faciliter l’impact des autres systèmes sur le droit. Par exemple, la Constitution et la procédure judiciaire de contrôle de la constitutionnalité des lois assureraient le couplage entre droit et politique.
Une autre option, souvent relevée par Luhmann et ses commentateurs , consiste à transformer la composante conditionnelle des normes juridiques en une composante téléologique. En d’autres termes, il s’agit de lier explicitement l’application de certaines règles à l’accomplissement d’un but déterminé, à la mesure des intérêts en présence, pour faire prévaloir le plus important ou imposer une certaine balance. Nous assistons, depuis quelques temps, à la montée en force de cette jurisprudence des intérêts, dont le principe, élaboré par l’Ecole sociologique au début de ce siècle, a été corrigé dans ses modalités et précisé dans ses critères de mesure par l’analyse économique du droit. Il n’est que de constater l’ascension, apparemment irrésistible, du principe de proportionnalité, spécialement au sein des cours suprêmes et des hautes juridictions européennes. Si ce mécanisme de couplage accroît indéniablement, de manière sensible, l’élasticité du droit notamment par rapport à l’économie, il n’obtient toutefois ce résultat qu’au prix d’une relativisation généralisée des droits, dont le poids spécifique se trouve à chaque fois réduit à l’intérêt variable de celui qui s’en prétend titulaire .
Il ne faut cependant pas se limiter, dans la perspective de Luhmann, à envisager, de manière unilatérale, l’adaptation du droit aux évolutions de l’économie. Il faut également considérer les mécanismes par lesquels l’économie s’adapte aux évolutions du système juridique, qui participe également de son environnement. A cet égard, il n’est pas absurde de ranger les travaux d’analyse économique du droit parmi ces mécanismes, puisqu’en effet de telles études contribuent à traduire dans le code économique le “ bruit ” des communications juridiques, notamment en calculant l’incidence économique de l’application des règles de droit.
Habermas, d’accord avec Luhmann, diagnostique l’émergence, au sein des sociétés modernes, de sous-systèmes autonomes. Pour lui, ces systèmes sont essentiellement l’économie et l’administration (cette dernière incluant le gouvernement et la particratie). Chacun de ces “ systèmes d’intégration ” obéit également à un code spécifique, qu’Habermas nomme médium. La sphère économique a pour médium l’argent. Le pouvoir est le médium propre au système administratif.
Les deux systèmes permettent, et même imposent, aux acteurs qui s’y engagent, à savoir les agents économiques pour l’un, les gouvernants/és pour l’autre, le recours à une rationalité stratégique. Ainsi, les agents économiques sont-ils délestés du poids des considérations relatives au bien fondé de leur comportement, aux fins dernières de leurs actions, au bien commun à atteindre, et même, en dernière instance, de tout souci d’autrui. Les acteurs économiques sont autorisés, et même encouragés, à envisager leurs actes sous le seul angle du succès escompté, le critère du succès étant lui-même assigné par le système. C’est aussi le système lui-même qui, assurant la régulation des opérations qui s’y déroulent, est sensé prendre en charge, de manière globale, l’objectif du bien commun ou de l’intérêt général. Cette formule ne fait que traduire la maxime libérale selon laquelle l’égoïsme rationnel doit finalement conduire à l’allocation optimale des ressources, par les soins de la “ main invisible ”.
C’est que, selon Habermas, la société ne se réduit pas à la juxtaposition de systèmes autoréférentiels. Il existe, ce que Luhmann a fortement contesté dans le débat opposant les deux philosophes, un à côté ou un en dehors des systèmes. Habermas nomme monde vécu (Lebenswelt 18) ce flux de communications qui résiste et échappe à toute systématisation. Le monde vécu, précisément parce qu’il est rebelle au système, se laisse difficilement définir. C’est un “ tissu composé d’actions communicationnelles ” (Habermas, 1997, p.381). Il forme à la fois le texte et le contexte des échanges culturels. Il représente donc à la fois le contenu et le support des conversations courantes, du mouvement des discours et des idées.
La rationalité communicationnelle joue un rôle clé dans la philosophie d’Habermas dans la mesure où elle est à la fois nécessaire à l’intégration sociale et à la source de la légitimité normative. Les membres d’une société ne peuvent coexister qu’à la condition de se mettre d’accord sur des normes de conduite communes, permettant de stabiliser certaines
18 La traduction de ce terme, qui appartient à la tradition philosophique allemande depuis au moins Hegel et Marx, est malaisée. Les traducteurs hésitent entre “ monde de la vie ” et “ monde vécu ”. Nous nous rallions à cette dernière option.
19 Notamment dans les considérations à portée juridique ou régulatrice relatives aux réseaux et aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (Frydman 1997-3, pp. 298 s.).
attentes de comportement. Or, dans les sociétés post-métaphysiques, où coexistent plusieurs ordres de valeurs, la raison ne peut prétendre déterminer directement le contenu des normes justes. Son rôle, limité mais néanmoins fondamental, consiste à établir des procédures de nature à garantir que les normes en vigueur auront été adoptées à l’issue d’une discussion libre et transparente, menée selon la loi du meilleur argument, tendant idéalement à l’accord de tous les participants. Habermas replace ici le principe démocratique au fondement de la légitimation de l’ordre juridique.
Dans ce schéma, on le voit, l’ordre juridique, dans sa dimension institutionnelle, est distingué du système administratif, comme d’ailleurs du système économique. Il ne forme cependant pas un système autonome dans la mesure où il puise ses racines et ses ressources directement dans le monde vécu avec lequel il demeure d’ailleurs en contact étroit.
En effet, les institutions de la démocratie représentative ne dessaisissent en rien les simples citoyens de leurs compétences délibératives. Ceux-ci n’ont pas troqué sans reste la souveraineté que leur confère le contrat social contre un bulletin de vote. Dans son projet de démocratieradicale, Habermas reconnaît à la participation citoyenne une place et une valeur irremplaçable. Il entend combattre le déficit démocratique imputable à l’Etat libéral et aggravé encore par l’Etat social, en remettant à l’honneur les principes fondateurs du contrat social moderne.
Concrètement, la société civile intervient dans le processus d’élaboration et même d’application des lois. Par société civile, on entend, conformément à l’usage courant, les acteurs sociaux considérés non comme des agents économiques ou comme des administrés mais en tant que membres de la société et citoyens. La publicité des débats parlementaires est destinée à permettre aux citoyens de prendre connaissance, via les médias, des délibérations parlementaires et de vérifier, à cette occasion, si leur point de vue est représenté, si tous les arguments pertinents sont exposés et si la décision finalement prise correspond bien à l’argument le plus convaincant.
De manière globale, l’espace public n’est finalement rien d’autre que la société civile en tant qu’elle se structure, de manière souple, en espace de discussion. Il forme un vaste réseau de capteurs qui réagissent à la pression des problèmes internes à la société dans son ensemble (Habermas, 1997, p.325). Il présente la caractéristique d’être largement ouvert, illimité quant aux thèmes dont il peut se saisir , accessible à tous car opérant sur le médium du langage ordinaire, rebelle à tout jargon spécialisé 21. Habermas le décrit encore comme “ sauvage ”, “ anarchique ” mais aussi “ mobile ”, “ méfiant ”, “ vigilant ”, “ bien informé ”. Il est enfin “ poreux ” et alimente de manière substantielle le système politique, qui doit impérativement demeurer ouvert sur le monde vécu et y puiser les ressources de sens qui nourrissent et justifient mesures et réformes .
L’élaboration du droit en démocratie n’est donc pas, comme on l’a trop souvent décrit, le fruit exclusif des délibérations institutionnelles mais résulte du “ jeu combiné ” de ces délibérations et des opinions publiques informelles (Habermas, 1997, pp.323 et 398). A la faveur des débats et prises de position, des pétitions, des manifestations, voire, à l’extrême, d’appels à la désobéissance civile, l’opinion publique pèse à la fois sur l’agenda, les discours et les décisions parlementaires. Si ce phénomène est bien connu et observé, le modèle habermassien présente l’originalité de l’intégrer au cycle officiel et légitime d’élaboration et de mise en œuvre du droit.
La question centrale est alors de savoir dans quelle mesure la société civile est susceptible et parvient réellement à transporter les conflits qui l’agitent de la périphérie vers le centre, à mettre en branle la machine politico-institutionnelle et finalement à modifier le cours du développement économique ou de l’action administrative .
Le mérite d’Habermas consiste à ne pas se cantonner dans une utopie politique mais à tenter de mesurer, en sociologue, la capacité réelle d’intervention des espaces publics autonomes au sein de nos sociétés. Ce changement de perspective conduit, au moins dans un premier temps, à des conclusions pessimistes qui soulignent le rôle ambivalent auquel se prête le droit. En effet, Habermas constate que, en temps normal, et dans la majorité des cas, le cycle réel du pouvoir fonctionne en sens inverse du cycle officiel, décrit dans nos constitutions. Concrètement, en ce qui concerne l’appareil politique, ce n’est généralement pas le parlement qui, se saisissant des aspirations populaires, impose sa loi aux administrations mais bien plus souvent, l’administration qui s’autoprogramme, fait relayer ses propres revendications par le gouvernement, qui impose au parlement une loi contraignante pour les usagers, tout en extorquant du public, par le biais des partis étatisés, une loyauté de masse (Habermas, 1997, p.361).
En d’autres termes, le droit, qui constitue en principe le moyen privilégié d’expression et d’action de l’autonomie politique et donc l’instrument de communication et de contrôle dont la société est sensée pouvoir disposer afin de conserver une prise sur l’évolution des systèmes autonomes de l’économie et de l’administration, peut, en pratique, se transformer, comme il arrive souvent, en son contraire, c’est-à-dire en un mode de colonisation et d’aliénation de l’espace vécu par le marché ou le pouvoir administratif. On retrouve ici, transposé au droit, le thème de la dialectique de la raison, cher à Adorno et Horckheimer, la première génération de l’Ecole de Francfort. Toutefois, dans l’optimisme réaliste d’Habermas, ce renversement d’un moyen d’émancipation en outil de domination et d’aliénation n’est pas irréversible. Plus précisément, la société civile peut regagner un poids prépondérant en cas de crise. Elle peut dans des situations exceptionnelles de mobilisation “ inverser la direction des cycles de communication 28 ” et “ contraindre le pouvoir politique à mettre en œuvre le cycle officiel du pouvoir 29 ”.
Habermas note cependant que si un espace public mobilisé, vigilant et bien informé peut raisonnablement escompter servir de moteur à d’importantes réformes, il ne maîtrise que rarement sinon jamais le résultat de l’action qu’il a stimulée, ce qui expose la société civile à d’importantes déceptions face à l’action politique (Habermas, 1997, pp.407-8). D’un autre côté, lorsque le système politique s’émancipe par trop du monde vécu, ne se soucie plus de ses revendications, les normes juridiques qu’il édicte perdent rapidement en légitimité et ne remplissent plus leur fonction d’intégration sociale. Cette émancipation d’un pouvoir illégitime, autorisée par la faiblesse de la société civile, risque de faire sombrer le système politique, aspiré par des déficits de légitimité et de régulation qui se renforcent les uns les autres (Habermas, 1997, p.414).
28 Habermas, 1997, p.408.
29 Habermas, 1997, p.400.
30 En particulier, en tant qu’elles visent à améliorer l’efficacité de l’action administrative par l’accroissement de ses pouvoirs plutôt que par le renforcement des procédures et des sanctions assurant le respect des lois au sein de l’administration. Suivant une lecture habermassiene, on constate, dans le chef du gouvernement, une erreur de diagnostic : il tente de résoudre en termes d’effectivité systémique un déficit de légitimité de l’action administrative, qui s’est émancipé des règles de l’Etat de droit pour se livrer à de pures querelles internes de pouvoirs.
Dans la perspective du mouvement en cours vers la globalisation, Habermas plaide alors pour la reconnaissance, à côté du marché global, et en l’absence de réelles institutions de gouvernement supranationales, d’un espace public global intégré. Un tel espace, dont l’intégration est stimulée par le développement des nouvelles technologies de la communication, existe déjà, au moins en germe, et a commencé de faire sentir ses effets.
Ainsi, la publication récente, à l’initiative d’une association américaine, du projet d’accord multilatéral sur l’investissement (A.M.I.) a provoqué l’ajournement de négociations entre les représentants des gouvernements des pays de l’O.C.D.E., que l’on disait pourtant sur le point d’aboutir. De manière encore confuse, l’enchaînement des crises boursières auquel nous assistons semble conduire, en partie sous la pression des opinions publiques, en partie en fonction d’impératifs internes au système économique, les dirigeants politiques des grandes puissances et certaines institutions financières internationales, comme le F.M.I., à remettre en cause le dogme de la liberté absolue des mouvements de capitaux internationaux, indiscuté depuis la fin des années 80. L’issue de ces débats demeure fort incertaine et il est quasi impossible de mesurer la force réelle que représente aujourd’hui cet espace public universel. Il semble bien cependant qu’un tel espace fonctionne dès à présent et qu’il se pose, tantôt en auditoire attentif et critique, tantôt en espace de discussion alternatif, voire ouvertement contestataire, face aux cénacles d’experts économiques et politiques. Du dynamisme d’un tel espace public global et pluraliste dépendra, en tout cas, la possibilité d’infléchir les débats sur l’avenir de notre monde, de les soustraire à de pures logiques systémiques, pour leur donner une dimension plus citoyenne et une portée authentiquement politique.
1. Ils reconnaissent tous trois au système économique
un rôle prédominant dans nos sociétés.
2. Ils entérinent une distanciation de l’ordre juridique par rapport au système politico-administratif. Aucun n’accorde plus à l’Etat une place centrale. C’est là une grande innovation par rapport aux théories du droit du XIXème siècle et aux modèles liés au paradigme de l’Etat-providence.
3. L’ordre juridique est dès lors souvent situé àégale distance de l’économie et de l’administration. Les rapports qu’il entretient avec l’un et l’autre système sont en outre traités en parallèle et présentés comme plus ou moins homologues.
4. Enfin, l’accent est placé sur les relations entre les systèmes et, dans ce compartiment, le rôle éminent du droit est souligné.
Au delà de cette base commune, des divergences importantes apparaissent cependant dans la conception, descriptive et/ou normative des relations entre économie et droit :
1. Pour certains tenants radicaux de l’analyse économique du droit, l’ordre juridique a pour mission principale sinon exclusive de diffuser les impératifs économiques fonctionnels à travers la société toute entière.
2. Tout en insistant sur leur spécialisation fonctionnelle et thématique et la clôture des systèmes de l’économie et du droit, de même que sur l’inanité à vouloir réduire l’un à l’autre, Luhmann s’intéresse aux mécanismes de couplage par lesquels le droit se programme lui-même afin de s’adapter aux évolutions rapides des interactions économiques, tout en continuant à assurer sa fonction propre de stabilisation des attentes de comportement. Il montre que les effets de résonance que les changements économiques exercent sur l’ordre juridique, et vice versa, sont largement contingents et en tous cas non réductibles à un rapport de cause à effet.
En définitive, les trois modèles mettent en avant le même problème central : celui de la traduction des données, des valeurs et des objectifs d’un système dans un autre, laquelle ne semble pouvoir s’opérer sans perte ni distorsions, mais qui demeure indispensable pour assurer la transmission des changements.
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[1] Cet article reproduit le texte publié par l’auteur, sous le même titre, dans l’ouvrage collectif Le droit dans l’action économique, publié sous la direction de Thierry Kirat et de Evelyne Serverin (Paris, CNRS éditions, 2000).
“ No ‘ought’ form an ‘is’ ” (Hume, 1739 : III, 1,i).
Notre traduction. - voir aussi, sur cette question, Frydman (1997).
L’analyse économique partage cette conception intrumentale avec l’utilitarisme (Strowel, 1992) ainsi qu’avec la Sociological Jurisprudence (Frydman, 1997-2, pp.105-109).
Voyez notamment les affaires en cours du bœuf aux hormones américain et du soja transgénique.
Sur les rapports étroits entre les physiocrates, spécialement Quesnay, et l’Ecole du droit naturel moderne : v. Larrère, 1992.
L’œuvre du Luhmann compte plusieurs centaines de références, articles et ouvrages de synthèse. Dans le cadre de cette présentation introductive, nous nous sommes limités essentiellement aux sources (peu nombreuses) disponibles en français, soit essentiellement l’article sur “ L’unité du système juridique ”, publié aux Archives de philosophie du droit (1986) et le numéro spécial de la Revue Droit et société (n°11-12, 1989), dont une version enrichie a été publiée aux P.U.F. sous le titre Niklas Luhmann, observateur du droit en 1993. Il ne sera pas fait référence ici aux travaux de G. Teubner, qui se rattache à la fois à l’autopoïèse et à certains travaux d’Habermas. Ce choix s’est imposé afin d’éviter la confusion que ne manquerait pas d’occasionner la juxtaposition de trop de paradigmes différents dans le cadre forcément limité de la présente étude.
[9] Luhmann n’ignore pas l’analyse économique du droit qu’il considère comme la seule théorie américaine : “ C’est d’ailleurs la première fois que les Américains vivent la théorie, avec ou sans frissons... dans le domaine juridique, dans les Law Schools ” (Luhmann 1989, p.214).
[10] Luhmann a traité d’économie dans de nombreux travaux. C’est à ce système qu’il a consacré son premier ouvrage de synthèse Die Wissenschaft der Gesellchaft, Francfort, Suhrkamp, 1990.
[11] Luhmann, 1993, p.60 ; Guibentif, 1993, p.47 ; Amado, 1989, p.38.
[13] Les développements qui suivent se fondent essentiellement sur le dernier ouvrage majeur en date de Jürgen Habermas, consacré à la philosophie du droit : Droit et démocratie, entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997.
Habermas, 1997, p. 340.
Habermas, 1997, p.387.
Habermas, 1997, p.333.
Habermas, 1997, p.471.
[18] Habermas, 1997, p.379.
La notion de open texture a été développée par Hart (1961).
[20] Habermas, 1997, p.356.
[21] Habermas s’explique longuement sur le parti pris épistémologique de combiner perspectives normative et descriptive dans le chapitre II de l’ouvrage : “ Conceptions sociologiques du droit et conceptions philosophiques de la justice ”, pp. 56-96.