CONCURRENCE - DISTRIBUTIONLe droit de la régulation (*)
par Marie-Arme Frison-Roche
Professeur à l'Université Paris-Dauphine, Directeur de l'Institut de droit économique, fiscal et social
L'ESSENTIEL | A travers des manifestations éparses, un droit de la régulation s'est mis en place, au-delàdesbranches dela distinction dudroit public et du droit privé. Il a pour objet des secteurs sur lesquelsune libre concurrence et un autre principe, hétérogène. Il concerne donc les secteurs de destélécommunications, des transports,de la santé, etc. Sa méthode est entière- objectifde construction et de maintien forcé de cet équilibre,pourla réalisation les pouvoirs sont requis, dans un usage proportionné et transparent. Au coeur, se situe l'auto- Son statut est indifférent mais son impartialité est absolument requise, sous le contrôle du juge. La jurisprudence permet de renforcer l'unité des principes du droit de la régulation. Reste à entre les régulations sectorielles et une meilleure articulation avec les branches droit. | |
classiques, au-delà doivent s'équilibrer la finance, de l'énergie, ment tournée vers cet duquel tous rité de régulation. construire l'interrégulation classiques du | ||
Lorsque les manifestations du droit, textes généraux ou décisions particulières, paraissent n'avoir plus de sens, ou qu'elles sont à première vue systématiquement choquantes
parce que contraires aux principes acquis, voire qu'on doute de leur juridicité en ce qu'elles seraient purement politiques ou techniques n'ayant plus de juridique que la forme, on pourrait
en conclure que nous avons là la preuve selon laquelle le droit « n'est plus ce qu'il était », entraîné par une dégénérescence manifeste. C'est sans doute l'impression que donne l'amas des textes et décisions organisant depuis quelques années des matières telles que le droit des marchés bancaires et financiers, le droit des télécommunications ou le droit du . secteur électrique. Par le nombre de textes, la rapidité de leur réforme, l'obscurité de leur rédaction et I'imprévisibilité des décisions d'application, ils paraissent impénétrables même aux juristes. Ces appréciations sont fréquemment portées.
Mais on peut aussi y voir le signe que, pour l'instant, le sens et la cohérence sont encore sous jacents, qu 'ils méritent et attendent d'être dévoilés et reconstitués. Il en est du système juridique
comme des règles d'interprétation des contrats : l'interprétation est bonne d'une manière nécessaire et suffisante si et parce qu'elle donne sens et cohérence. Plus encore, si un sens commun
peut réunir les manifestations juridiques éparses, si une cohérence les articule entre elles, si des institutions spécifiques apparaissent, alors il faut aller plus loin et soutenir qu 'une branche du droit est constituée. L'exprimer redonnerait au système juridique de l'ordre, voire pourrait conduire à une meilleure adéquation entre le droit et l'économie, alors même que celle-ci est de plus en plus hors de la portée du pouvoir des Etats et qu'on associe fréquemment le droit et l'Etat.
La branche du droit dont il s'agit ici, c'est le droit de la régulation. Le droit de la régulation a vocation à exprimer un nouveau rapport entre le droit et l'économie, à la fois un rapport
(') Pour la clarté du propos et les impératifs de volume, le présent article ne comprend pas de notes d'érudition et de références plus précises au droit positif. Une publication les comprenant sera faite par ailleurs.
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d'organisation et de contrainte et un rapport détaché du passage
nécessaire par l'Etat et son organisation administrative_ Le ternie «régulation» a souffert de son homonymie avec le mot anglais regulation, lequel doit se traduire par « réglementation ». Dès l'instant que le secteur considéré cesse d'être régi par une réglementation étatique se suffisant à elle-même, l'expression anglaise
adéquate est celle de deregulation, laquelle ne vise en réalité que la « déréglementation ».
La terminologie française est plus heureuse parce qu'elle distingue régulation et réglementation, la régulation ne se
confondant pas avec la réglementation, laquelle demeure comme un instrument disponible de la régulation. Cette subtilité de vocabulaire exprime l'évolution de l'organisation économique française, passée d'un système de secteurs réglementés à un système de secteurs régulés. Mais le succès nouveau que rencontre ce vocable de « régulation » joue plutôt contre lui, car, à constater son usage à tout propos, on est tenté d'y voir un effet de mode, un procédé d'annonce pour une loi sur « les nouvelles régulations économiques », une astuce d'image pour masquer la misère d'un fourre-tout.
Pourtant, la chose est sérieuse et déjà constituée. En effet, plus proche du mot anglais regzdatory, le droit de la régulation constitue une branche du droit regroupant l'ensemble des règles affectées à la régulation de secteurs qui ne peuvent engendrer leurs équilibres par eux-mêmes, comme le droit de la régulation financière, le droit de la régulation énergétique, le droit du secteur audiovisuel et des télécommunications, etc. C'est alors le droit qui prend en charge la construction, la surveillance et le maintien de force de ces grands équilibres. Cet objectif même, la matière de le faire dans les procédures et par les institutions
sont à la fois si caractéristiques (définition négative de ce qu'est une branche du droit) et si communes à ces divers secteurs (définition positive de ce qu'est une branche du droit) qu'il faut en prendre acte. Ainsi, le droit des marchés bancaires, financiers et de l'assurance, le droit des secteurs énergétiques, le droit de l'andiovisuel ou de la télécommunication, le droit du marché pharmaceutique et de la santé, au-delà de leurs caractéristiques
propres, ont des règles, procédures et institutions communes qui ont engendre un droit de la régulation.
LE DALLOZ, 2001, n° 7
Si l'on examine les réalités non seulement des secteurs considérés mais encore des règles et décisions qui les régissent, il apparaît trois éléments simples, difficilement contestables et sur lesquels on s'accordera sans trop de peine. Ainsi, une branche du droit se caractérise par son objet, lequel se donne ici aisément à voir : il s'agit de secteurs ouverts partiellement à la concurrence et dont il faut maintenir de force les équilibres entre la concur-
rence et autre chose que la concurrence (I). Cet équilibre dont le droit a la charge bien périlleuse dicte une méthode qui est com -
mune à tous les droits des secteurs régulés (II). Mais l'indice le plus simple, le plus visible et indéniable du droit de la régulation, c'est l'existence d'autorités de régulation, lesquelles sont analogues quels que soient les secteurs techniques considérés, porteuses d'un droit commun qui donne à la branche du droit son unité, voire remet un peu d'ordre à des systèmes juridiques désorientés par la distance aujourd'hui institutionnellement prise entre le droit et les Etats nationaux (III).
1- L'objet du droit de la régulation : un secteur ouvert partiellement à la concurrence
Le plus souvent, une branche du droit se définit très trivialement, par son objet : ainsi, le droit de la famille est constitué par l'ensemble des règles qui ont pour objet la famille. Le droit de la régulation est constitué en premier lieu par l'ensemble des
règles qui ont pour objet des secteurs nécessitant une régulation parce qu'ils sont gouvernés par la concurrence et par autre chose que la concurrence (A). Dès lors, dans une seconde approche, le droit de la régulation a pour objet l'équilibre des secteurs régulés, équilibre à construire, surveiller et maintenir (B).
garde-fou du système économique libéral, par le droit de la concurrence. Le droit de la régulation se distingue du droit de la concurrence car, s'il est vrai qu'on y trouve l'importance de la
concurrence, il s'agit d'un droit qui la construit et la maintient, et non pas d'un droit qui la garde simplement en l'état. Par exemple, l'Autorité de régulation des télécommunications (ART)
a pour objectif de construire un marché concurrentiel, en favorisant les nouveaux entrants sur ce marché, alors que le Conseil de la concurrence, d'une façon plus passive, sanctionne d'une façon neutre des comportements dommageables au marché, sans contribuer directement à la maturation du marché.
Symétriquement, des secteurs économiques ont pu être soustraits au mécanisme de marché parce que la loi avait posé que l'intérêt général le requiert. L:Etat prend alors en charge le fonctionnement du secteur, à travers des monopoles publics sous tutelle des ministres, l'opérateur ayant le comportement adéquat
grâce à l'objectif de service public qu'il sert et à la tutelle dont il est l'objet. C'est la façon française dont les industries de réseaux ont été longtemps organisées, cette manière se reflétant dans le système juridique à travers la branche du droit public économique, dans sa conception classique. Le droit de la régulation se distingue de celle-ci car s'il est vrai qu'on y retrouve des objectifs que le libre fonctionnement du marché concurrentiel ne peut à lui seul satisfaire, et des instruments pour y parvenir de force - prérogatives de puissance publique ou un appareillage répressif notamment -, il s'en distingue en ce qu'il inclut aussi pour partie le principe de libre concurrence, qu' il se construit sur des autorités instituées en dehors de la hiérarchie du pouvoir exécutif et s'inscrit dans une perspective de construction des secteurs.
de la concurrence et du droit public, dans une conception dynamique et croisée de l'un et de l'autre. En effet, un équilibre du secteur doit être construit et maintenu par la régulation parce que le secteur est à la fois ouvert à la concurrence et non abandonné à la concurrence. Cela relève le plus souvent d'une sorte d'état de nature. Ainsi, il peut exister ce que l'on appelle en économie un «monopole naturel », c'est-à-dire un bien que la rationalité des agents empêchera de dupliquer : par exemple, le réseau de transport de l'électricité est destiné à demeurer unique, n'appartenant qu'à un propriétaire cet état de fait engendre un pouvoir au bénéfice de celui-ci, ce qui implique une série de contraintes pesant sur lui, principalement l'obligation imposée à EDF par la loin° 2000-108 du 10 févr. 2000 d'ouvrir son réseau de transport aux vendeurs d'électricité afm que ceux-ci puissent délivrer le
produit aux acheteurs. Il peut s'agir aussi d'une question d'allocation de ressources rares, cette restriction entravant le bon ajustement des offres et des demandes, ce qui justifie les procédés d'attribution et de surveillance d'exploitation de ces ressources, les fréquences hertziennes par exemple. Ou bien encore, il y aura régulation s'il convient d'imposer à un secteur de se déployer autour d'une règle économiquement non spontanée, par exemple la transparence comme mode de régulation de l'information sur les marchés financiers.
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Enfin, la régulation peut être de mise parce qu'on estime que le secteur ne devrait pas être abandonné au jeu de la concurrence mais qu'il se trouve que le pouvoir juridique du Parlement n'est plus assez puissant pour soustraire entièrement ce secteur à la compétition. Grossièrement dit, il y a régulation parce que l'Etat n'a plus les moyens de conserver dans sa sphère le secteur en
question ; il est dépassé par la tâche. Il l'est le plus souvent d'une façon géographique, ou bien encore parce que la notion de territoire perd son sens, qu'il s'agisse des règles du jeu de la concurrence mondiale ou de celles d'internet. Ainsi, l'Organisation mondiale du commerce commence à avoir un office de régulation de la mondialisation et c'est bien en ces termes qu'on envisage les règles d'internet.
De la sorte, non seulement les secteurs régulés représentent des enjeu?; économiques et sociaux immenses mais encore, le recours à un droit de la régulation se généralise. En effet, dès l'instant où l'Etat n'a plus à disposition la première branche de l'alternative, à savoir la soustraction du secteur à la concurrence, soit parce que la concurrence a déjà pris pied dans le secteur considéré - comme ce fut le cas en télécommunication -, soit
Plus encore, pour l'instant, dans une conception binaire qui sied au droit, on avait conçu une partition entre des secteurs laissés à la libre concurrence et des secteurs gouvernés par autre
chose que la concurrence. L'évolution des services publics en concurrence dans les industries dites « de réseaux» nous a acclimatés à un premier mixte de secteurs gouvernés à la fois par la concurrence et des missions d'intérêt économique général. Mais l'actualité nous montre que dans des secteurs très vastes, notamment alimentaires, l'impératif de sécurité se fait jour. Apparaît alors un double souci l'alliance de la concurrence et de la sécurité_ On remarque que sont en train d'être créés des autorités de régulation de sécurité alimentaire, des règles spécifiques, des obligations de transparence, des procédés d'agrément, des mécanismes de certification et marquage, etc., indices d'un droit de régulation. Dès lors, les marchés sur lesquels circulent des produits à risque vont passer du droit de la concurrence au droit de la régulation. On mesure donc que l'objet du droit de la régulation est à la fois morcelé et en expansion, deux faits qui requièrent plus crucialement que naguère de penser le droit commun de la régulation.
Pour maintenir un équilibre entre ces éléments contraires, dont le premier terme est toujours la concurrence et le second un impératif au mieux hétérogène, au pire contraire - concurrence et monopole de l'infrastructure de transport ; concurrence et programmation énergétique pluriannuelle ; concurrence et égalité d'information des investisseurs -, il faut un appareillage juri-
dique, entièrement conçu pour construire et maintenir les équi libres dans le secteur régulé.
En effet, qu'il s'agisse de la sécurité du marché financier, de la production indépendante de l'électricité ou de l'exploitation d'un réseau téléphonique, il faut toujours que des autorisations, des agréments. des certifications soient donnés. Ainsi, le droit pose les conditions de recevabilité d'entrer dans les secteurs. Cette recevabilité entraîne un phénomène de club qui caractérise chacun de ces secteurs. La construction du secteur se fait donc en premier lieu par ce filtrage, dont le droit est à la fois l'instrument et la mesure car le principe de non-discrimination le régit
En second lieu et sans qu'il faille y voir une contradiction, la construction du secteur par le droit se fait encore par l'incitation à la concurrence, afin que des entreprises soient enclines à entrer sur le secteur, malgré la puissance demeurée de l'opérateur public historique. Pour cela, les droits n'ont pas la même portée selon les opérateurs. Par exemple, France Telecom, en tant qu'opérateur historique, a des obligations de transparence et de séparation comptable auxquelles ses nouveaux concurrents ne sont pas soumis. Par cette asymétrie posée par le législateur, mise en oeuvre par l'autorité de régulation, le droit de la régulation est l'inverse du droit de la concurrence, car celui-ci à la fois lutte essentiellement contre les barrières à l'entrée et ne prend aucune mesure pour faire entrer des concurrents dans les marchés considérés, marchés que les autorités de la concurrence prennent en quelque sorte «en l'état ».
Le maintien ensuite. II peut certes arriver que le droit ne soit pertinent que pour une régulation transitoire, le temps et les actes nécessaires à la construction et à la maturation d'un marché
Ce maintien, il est d'abord assuré par la conception des recevabilités précitées comme un flux de surveillance et de contrôle plus que comme l'attribution de droits définitivement acquis. Ainsi, les autorités des marchés bancaires, financiers et des assurances, contrôlent que les opérateurs agréés méritent encore le pouvoir ainsi conféré d'agir sur le marché, et peuvent leur retirer ce pouvoir. Plus encore, des nouveaux opérateurs doivent être en permanence autorisés à prendre part à la vie du secteur, ce qui s'opère par exemple à chaque décision d'admission de titres d'un émetteur à la cotation. Les autorités de régulation gouvernent ainsi en permanence non seulement les règles du
jeu mais contrôlent qui y joue.
Le maintien du secteur se fait encore par une surveillance constante, ce qu'exprime l'expression anglaise de monitoring, évoquant le double fait d'une surveillance permanente, d'un pouvoir d'enquête disponible, et d'un ajustement immédiat toujours possible par des décisions générales, individuelles, ou des sanctions_ C'est déjà évoquer la question de la méthode.
Il - La méthode du droit de la régulation, gouvernée par les objectifs
612 LE DALLOZ 2001, n° 7 A - L'objectif d'équilibre, fondement nécessaire et suffisant de la méthodeCet objectif d'équilibre est ce qui fonde les pouvoirs qui sont utiles à sa réalisation. A la fois, il les fonde et il les limite : l'autorité en charge de l'office de régulation doit avoir tous les pouvoirs nécessaires à la régulation mais pas plus que cela. Cela implique des raisonnements construits sur les fins poursuivies, l'art législatif consistant alors essentiellement à poser clairement les objectifs dont les autorités ont la charge, plus qu'à peaufiner les instruments juridiques pour ce faire. En cela, le droit de la régulation se rapproche davantage du droit de la concurrence, dont on sait que le raisonnement téléologique est de principe, que du droit public, pour lequel l'exigence hiérarchique de légalité et de conformité à la norme supérieure est première. En matière de régulation, au sens technique du terme, la fin justifie et crée Ies moyens. La méthode requise est donc avant tout guidée par l'efficacité, ce qui est le corollaire de l'instrumentalisation du droit L'efficacité est un principe alternatif à celui de conformité. Un exemple de ce type de raisonnement peut être trouvé dans l'arrêt rendu le 28 avn 1998 par la Cour d'appel de Paris. Celle-ci valida l'usage par I'ART d'un pouvoir d'injonction à l'encontre de l'opérateur historique, alors même que la loi ne lui avait pas conféré une telle prérogative, pour le motif que celui-ci était nécessaire à l'autorité pour remplir l'office que la loi lui avait confié. De la même façon, la préservation de l'équilibre justifie des solutions non directement déduites de la loi mais sans lesquelles la régulation est infirme. C'est ainsi que la Cour d'appel de Paris, Plus substantiellement, pour qu'il y ait effectivement régulation, le secteur, quel qu'il soit, est soumis à un principe spécifique et commun : la transparence. C'est ainsi que, contrairement au marché des biens. et services dans lequel le secret des affaires, la confidentialité des stratégies, etc., sont effectifs et protégés, le secteur régulé est soumis à la transparence, de force, par la force du droit Cela est exprimé par le titre de la loi du 2 août 1989 « relative à la transparence et à la sécurité du marché financier ». De la même façon, les opérateurs de secteurs régulés doivent rendre des comptes, avoir des systèmes comptables permettant de contrôler l'absence de subvention croisée, etc. Si l'on prend un autre exemple, à savoir la montée en puissance de l'impératif de sécurité des produits, cela se traduira par des obligations non pas seulement d'information, à travers les modes d'emploi notamment, mais par une transparence imposée des produits eux-mêmes. Cette application du droit entièrement guidée par les fins produit deux effets sur les sources du droit Tout d'abord, en raison de ce souci d'adéquation des solutions aux caractéristiques du secteur, dans la mesure où celui-ci évolue, le droit doit changer. Comme l'évolution est perpétuelle, le changement juridique est permanent. Nous avons été habitués à un droit dont la qualité Doctrine était proportionnelle à sa capacité de demeurer sans réforme. De la même façon, le droit s'exprimait par des grands moments, «grandes lois », codes et « grands arrêts ». Le droit de la régulation prend une autre forme : non seulement le droit ne cesse de se modifier mais encore il apparaît davantage comme un flux de solutions particulières, mouvantes, flux dans lequel les différen- Le second effet d'une méthode de développement du droit par les fins est constitué par le pouvoir juridictionnel. En effet. la régulation concerne des secteurs dans lesquels plusieurs fins doivent être tenues en équilibre, par exemple le principe de concurrence et celui du service public, celui de la liberté d'entreprendre et celui de l'autonomie énergétique, celui du prix concurrentiel et celui du droit d'accès, etc. Or, c'est l'office naturel du juge que de faire la balance entre les différents intérêts, les différents droits, les différentes fins. Donc, les autorités de régulation disposent d'un pouvoir quasi juridictionnel pour que concrètement et, pour des cas particuliers, les fins soient conservées en balance. Plus encore, le juge qui intervient sur recours est une autorité essentielle, notamment pour produire un droit commun de la régulation. Il est usuel de relever que le plus net changement de l'organisation juridique des secteurs de service public désormais partiellement ouverts à la concurrence réside dans la juridictionnalisation du système. De cette façon, là aussi proche de l'histoire du droit anglo-américain, les principes du droit de la régulation seront nécessairement d'une double nature : ils sont à la fois téléologiques et concrets. Il pourra s'agir du droit d'accès des tiers aux réseaux, qui est téléologique en ce qu'il permet aux concurrents d'entrer dans les marchés aval, et qui est concret parce qu'il contraint le propriétaire du réseau non seulement à accepter que le concurrent utilise le réseau mais encore que cela se fasse à un prix équitable. En cela, le droit de la régulation est proche du droit européen, qui déploie la même méthode, téléologique, pragmatique et constructive.
II peut enfin être un pouvoir que l'on pourrait désigner comme un pouvoir normatif de fait : si l'autorité est dénuée de pouvoir réglementaire, comme l'est l'ART, elle communique systématiquement sa doctrine dans une démarche qui n'est pas loin Doctrine d'équivaloir à l'exercice d'un pouvoir normatif, ressenti comme tel par les opérateurs du secteur. Leffet de club précité permet cette puissance de fait. Ce pouvoir réglementaire attribué à une autorité qui ne s'insère pas dans la hiérarchie administrative de l'exécution n'est pas conforme à la tradition constitutionnelle française qui attribue le pouvoir réglementaire au gouvernement et non pas à une autorité indépendante de celui-ci. On s'en offusque ; pourtant, si ' l on prend le projet de loi organisant la prochaine Autorité des ' marchés financiers, celle-ci continue de disposer d un pouvoir réglementaire. Cela tient au fait que le premier mode d'organisation d'un secteur, c'est d'en poser les règles générales et de les adapter sans cesse. Enfin, l'objectif de régulation fonde le pouvoir de sanction, qui est quasiment indissociable du pouvoir de régulation, car l'autorité doit être en mesure de sanctionner la violation de la réglementation par les opérateurs. On relèvera que l'office d'un juge civil peut y être associé, comme c'est le cas pour les litiges d'interconnexion que tranchent aussi bien l'ART que la Commission de régulation de l'électricité. l'office de règlement des différends dans l'OMC en relève aussi. Il s'agit de permettre le retour à l'équilibre. Cela s'articule au pouvoir de sanction parce que la régulation du système est compromise par le manquement : c'est donc pour restaurer le système et faire jouer un effet de dissuasion que la répression s'impose. C'est ainsi que le projet de loi sur la nouvelle Autorité des marchés financiers conserve à celle-ci ses pouvoirs de sanctions administratives, contrairement à ce que l'on avait pu un temps craindre. Il s'agit d'une répression particulière, d'un type systémique, pur outil d'efficacité qui s'articule sur des principes objectifs et téléologiques, au besoin au détriment des principes classiques. C'est ainsi que l'exigence d'une preuve autonome du dol général, voire le principe de personnalité des délits et des peines, marques d'un droit pénal classique personnaliste, s'effacent devant une répression objective et systématique, à objet et effet régulatoires- On peut certes critiquer cette nature, parce qu'elle évoque fort les théories de défense sociale, mais il faut en prendre acte pour comprendre et anticiper les règles et les décisions en la matière. Mais puisque l'objectif de régulation est ce qui fonde les pouvoirs, si ceux-ci sont tous nécessaires pour la réalisation de l'objectif, cela suffit à fonder la détention qu'en a l'autorité. En revanche, l'usage que l'autorité de régulation fait de ses pouvoirs va être strictement contrôlé, bien plus sévèrement que l'usage 614 que l'administration ou un juge, même pénal, font de leurs pouvoirs. En effet, l'objectif limite aussi les pouvoirs, à travers des principes qui en gouvernent l'usage. C - Les principes dans l'usage des pouvoirsLe premier principe qui contraint l'autorité dans l'usage qu'elle fait de ses pouvoirs est l 'impartialité. En effet, le principe d'impartialité, martelé aussi bien par la théorie économique que la pratique juridique, permet de s'assurer que l'autorité de régulation ne sera pas capturée par ces groupes visant des intérêts particuliers, quel que soit le groupe en question, opérateurs, intermédiaires, organisations non gouvernementales ou administrations. Ce principe d'impartialité se traduit par un impératif de motivation que l'autorité- doit fournir de ses actes. Cela est la contrepartie de l'indépendance de l'autorité de régulation mais, comme l'a montré le rapport Bergougnoux sur la Régulation des services publics de juillet 2000, l'impartialité est le principe majeur, dont l'indépendance n 'est que le préalable. Le deuxième principe de l'usage des pouvoirs de régulation est la transparence à laquelle l'autorité est soumise. On peut y voir la règle sociologique du « reflet » qui donne légitimité et efficacité si la régulation est à l 'image du secteur régulé : ainsi, l'autorité qui impose la transparence doit elle-même être transpa- rente. Cela implique non seulement des justifications, des motivations, mais encore des consultations des opérateurs intéressés, dont les « consultations de place » en matière financière sont les plus nettes manifestations. III - L'institutiondudroitdela régulation : l'autorité de régulation L'observation est triviale : le système juridique comprend désormais un droit de la régulation parce que le législateur a successivement mis en place des autorités de régulation, le plus souvent intitulées expressément de cette façon. En effet, dans les secteurs ouverts partiellement à la concurrence mais soumis en même temps à un autre impératif, il faut une autorité pour faire tenir l'ensemble, pour construire et maintenir l'équilibre global. Chacun a repéré cette nouvelle forme institutionnelle (A). La chose est acquise. Mais parce que l'autorité est attachée à un secteur technique particulier, et que le droit de la régulation requiert, comme toute branche du droit, une cohérence interne et un rapport harmonieux aux autres branches du droit, il faut organiser une interrégulation entre les secteurs spécifiquement régulés et entre le droit de la régulation et les autres branches du droit. Cela reste largement à faire (B). A - La nécessité de l'autorité de régulationUne branche du droit est d'autant plus discernable qu'elle bénéficie d'un type d'institutions caractéristiques. C'est par elles que le droit de la régulation s'impose le plus aisément, par l'exis- LE DALLOZ. 2001, n° 7 tence d'autorités de régulation. Autant il demeure difficile de dresser la liste des autorités administratives indépendantes, autant il est relativement aisé de dresser celle des autorités de régulation, dans la mesure où leur qualification institutionnelle est indifférente et où il suffit de repérer un organisme indépendant en charge de l'équilibre d'un secteur particulier, pour affecter à celui-ci la qualification d'autorité de régulation. premier et de droit public de la seconde. C'est d'ailleurs pourquoi les recours contre les décisions des autorités de régulation paraissent si mal organisés au regard des qualifications classiques, car - cela fut relevé tant de fois en doctrine - il est proprement incompréhensible que les décisions administratives des autorités soient portées à la connaissance de la Cour d'appeI de Paris, qui non seulement est une juridiction judiciaire mais encore statue en premier degré de juridiction, tandis que, pour des décisions de même type, la compétence du Conseil d'Etat réapparaît. On peut citer par exemple les recours contre les décisions de sanction de l'ART qui sont confiés au Conseil d'Etat, alors que le même type de sanctions prononcées par une autorité boursière sera porté devant la Cour d'appel de Paris. Quel désordre On peut être d'autant plus désorienté qu'une question vient alors à l'esprit : pourquoi le droit français a-t-il renoncé à son ordonnancement, dans ce qui apparaît comme une importation d'une organisation juridique hétérogène, à savoir le modèle américain de la régulation ? Mais il s'agit plutôt d'une coïncidence car c'est du droit européen qu'est venu le changement. En effet, le droit de la régulation requiert une autorité de régulation qui se trouve être désormais systématiquement indépendante de la hiérarchie de l'exécutif. Dès lors, la distinction du droit privé et du droit public, dont on sait que son fondement est désormais principalement la dualité des ordres de juridictions, est en porte-à-faux. Ce résultat est plutôt l'effet d'un raisonnement européen, construit sur une notion il est vrai très anglo-américaine : le conflit d'intérêts. En effet, la régulation porte sur l'ensemble du secteur et s'impose donc à tous les opérateurs, voire contraint davantage opérateurs les plus importants sur les marchés financiers ; la régulation de ces secteurs ne peut donc être confiée qu'à une autorité indépendante de la hiérarchie administrative. Plus encore, et c'est sans doute ce mouvement culturel qui nous rapproche de la situation américaine, les opérateurs des secteurs n'ont plus nécessairement confiance dans l'impartialité du LE DALLOZ, 2001, n° 7 Doctrine gouvernement, alors même qu'ils sont demandeurs d'une régulation impérative forte. Donc, même dans les secteurs régulés où les opérateurs sont tous privés, une autorité indépendante reste le meilleur moyen pour l'acceptation par les opérateurs de la contrainte exercée sur eux. On peut citer dans ce sens l 'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Cette acceptation de la régulation par les opérateurs est d'autant plus cruciale que leurs règles déontologiques et organisations disciplinaires s'articulent à la régulation. Mais cette unité du droit de la régulation, acquise au niveau des autorités, engendre le désordre dans l 'organisation institutionnelle des recours. Comment faire autrement, puisqu'il n'existe pas encore une autorité de recours qui connaîtra de tout le contentieux de la régulation ? Cette perspective pourrait prendre corps mais, pour l'instant, il faut bien que cette branche du droit, qui est au-delà de la distinction du droit public et du droit privé, s'insère de-ci, de-là dans la dualité des juridictions. Cela montre certes le caractère désormais déplacé de celle-ci mais le droit de la régulation s'en accommode, dès l'instant que, malgré cet éparpillement des recours, un droit commun aux régulations spéciales se construit, et que le droit spécial de la régulation qui en résulte s'articule aux autres branches du droit. ple_ Ainsi, il y a autant de règles techniques et d'autorités de régulation qu'il y a de secteurs spécifiques requérant une régulation, selon la définition précitée. Mais en même temps, du point de vue technique tout d'abord, les secteurs communiquent les uns avec les autres. Prenons un exemple : les secteurs de la banque, de la finance et de l'assurance sont en train, si ce n'est de fusionner, en tout cas, de devenir poreux les uns aux autres. Dès lors, la perspective de propagation des risques systémiques de l'un à l'autre s'accroît. Quelle est la solution juridique nouvelle ? Elle est l'objet de la prochaine loi sur les nouvelles régulations économiques qui, dans sa pre- mière partie, organise une sorte de mise en réseau des autorités bancaires, boursières et de contrôle des assurances, dans leurs tâches prudentielles, disciplinaires et de régulation de marché. Plus encore, les secteurs n'étaient pas enfermés dans des frontières, la solution qui se met en place est une semblable mise en réseaux des autorités nationales ou régionales sur un même secteur. Cela est désormais acquis pour les commissions des bourses de valeur, dont le réseau est mondial et institutionnalisé. Cette mise en réseau des institutions est une façon de plus de rapprocher le régulateur du secteur régulé puisqu'il s'agit en majorité d'industries de réseaux, l'adéquation trouvant comme gage ce reflet entre la structure technique du secteur et la structure insti- tutionnelle de la régulation : les autorités s'insèrent dans des réseaux internationaux pour exercer une régulation efficace sur des secteurs d'industries internationalisées de réseaux. 615 Doctrine recours contre les décisions des autorités de régulation sont portés devant des juges, cette juridictionnalisation de la régulation la chargeant automatiquement de davantage de droit, par usage des notions classiques. En second lieu, l'importance nouvelle de la Cour d'appel de Paris et l'importance renouvelée du Conseil d'Etat en font des interrégulateurs naturels et il est remarquable que la dispersion du contentieux ne s'est pas traduite par un éclatement du droit. Cela est notamment vrai de l'exigence de l'im- partialité des autorités de régulation, qui a produit une double unité, d'une part, par une position de principe commune à la Cour de cassation et au Conseil d'Etat, d'autre part, par une propagation d'une solution dégagée à propos de la Commission des opérations de bourse mais qui s'est rapidement propagée à l'ensemble des autorités de régulation. Ce droit commun aux régulations sectorielles est gage de sécurité juridique. En effet, il engendre de la prévisibilité car si une solution dégagée pour un secteur particulier n'a pas de raison particulière de ne pas s'appliquer à d'autres secteurs, alors elle s'appliquera à ceux-ci. Cela fut le cas de l'interdiction pour le rapporteur de participer au délibéré lors des procédures de sanctions, lorsque le rapporteur dispose du pouvoir autonome d'ins- ' truction. Il convient de préciser ce point. Lorsqu une règle juridique s'applique à un secteur, cela peut tenir à deux sortes de considérations. I1 peut tout d'abord s'agir d'une considération particuliers de ce secteur, ce qui lui restera propre. Mais la question devient plus difficile si tout à la fois la règle considérée est propre aux secteurs mais que les secteurs, sans être poreux entre eux, interfèrent, par exemple parce que des produits financiers circulent dans les réseaux de télécommunications ou que des produits financiers sont construits sur les flux électriques. Internet est le cas le plus achevé de cette confluence. L'organisation d'une interrégulation à partir de la spécificité des secteurs est impérieuse non seulement à l'échelle nationale mais encore à l'échelle mondiale, pour laquelle nous ne disposons que d'un entassement d'institutions internationales spécialisées et si peu reliées entre elles que cette dispersion entrave la mise en oeuvre nécessaire d'un ordre juridique mondial non exclusive- ment construit sur la règle du libre-échange. prise avec la difficulté serait contrainte de reprendre l'avis sollicité si elle ne peut pas avancer précisément une raison qui lui soit propre justifiant que l'avis ne soit pas repris. Le droit positif commence à élaborer de tels mécanismes, notamment par la multiplication des procédures d'avis, pour ' ' - l'instant d avis simples, notamment celles qui sont un début d in terrégulation entre le Conseil de la concurrence et, par exemple, le Conseil supérieur de l'audiovisueI ou l'ART. On pourrait non seulement perfectionner le système mais encore en étendre l'application, par exemple pour permettre à l 'OMC de prendre en considération des questions sociales ou celles liées à l'environnement, sans pour autant nier la compétence des autres autorités. Cette dernière observation montre que reconnaître l'existence d'un droit autonome de la régulation n'a pas seulement pour effet heureux de produire une représentation ordonnée et compréhensible ce qui, pour l'instant, n'apparaît que comme un éparpille- ment et un désordre, contribuant ainsi à donner de l'ordre par l'ajout d'une prévisibilité de l'évolution des droits des secteurs régulés. Au-delà, le droit de la régulation, face à l'impossibilité des Etats nationaux de fournir désormais les cadres et les articulations de l'ordre juridique, pourrait être, à travers une interrégulation à l 'intérieur de la branche et une articulation avec les autres branches du droit, une méthode assez efficace pour construire une nouvelle cohérence juridique d'ensemble dans les rap- 616 LE DALLOZ. 2001, n° 7 |