Ebook sur le management hospitalier et territoires
Introduction
Depuis quelques années, le monde hospitalier connaît des transformations majeures. Plusieurs réformes en ont modifié substantiellement les contours, les modes de fonctionnement, la gouvernance, les orientations stratégiques. De nouveaux acteurs sont apparus, de nouveaux objets de gestion ont émergé. Parmi ces objets, le «territoire » est en train de bouleverser les repères traditionnels que les acteurs hospitaliers possédaient (Coldefy and Lucas-Gabrielli 2010). «Il existe des modes d’organisation de la vie sociale et de la production qui sont ancrés territorialement, c’est-à-dire pour lesquels le contexte socioculturel et historique – la spécificité des territoires – importe» (Benko, 2007).
Certes, l’importance des territoires en matière d’organisation du secteur de la santé n’est pas nouvelle, et de nombreuses réformes ont déjà pris le territoire comme unité pertinente de déploiement des politiques de santé et de l’organisation des soins. Ainsi, notamment, les loi de 1970 (organisation des soins sur la base de conventions inter-établissements signées sur un territoire), de 1991 (avec la mise en place des SROS, schémas régionaux d’organisation sanitaire), et surtout l’ordonnance du 4 septembre 2003 qui, mettant en avant une nouvelle politique de planification sanitaire, définit la notion de territoires de santé, en tant que lieu d’organisation des soins (projets médicaux de territoires) et de concertation entre acteurs de santé (conférences sanitaires de territoire). Mais ces incitations à faire émerger le territoire de santé comme brique élémentaire de réflexion stratégique et organisationnelle ont souvent été suivies de peu d’effets, loin des enjeux véhiculés par cette notion.
La nouvelle loi santé, adoptée par le Parlement fin 2015, remet les territoires et les coopérations au centre du débat. Elle introduit notamment le principe du service territorial de santé au public qui concourt à la réalisation des objectifs du projet régional de santé, afin « de répondre aux besoins identifiés par le diagnostic territorial partagé », ainsi que la mise en place des groupements hospitaliers de territoire (GHT), avec obligation pour les établissements publics de santé d’y adhérer1 : «Chaque établissement public de santé […] adhère à un groupement hospitalier de territoire […]. Le groupement a pour objet de permettre à ses membres la mise en œuvre d’une stratégie commune. Il assure la rationalisation des modes de gestion par une mise en commun de fonctions ou par des transferts d’activités entre établissements. Chaque groupement élabore un projet médical commun à l’ensemble de ses membres». Un de ses chapitres2 s’intitule « ancrer l’hôpital dans son territoire ».
On le voit, le territoire devient un nouvel objet de gouvernement pour les politiques de santé, et l’hôpital est clairement invité à s’inscrire dans cette nouvelle géographie. Il faut qu’il s’habitue à composer avec cette nouvelle logique, penser parcours du patient, se coordonner avec les autres professionnels du territoire, évaluer l’efficience de la politique de santé de manière globale, développer de nouveaux outils de gestion adaptés à la rationalité territoriale, voire être le moteur d’une nouvelle dynamique des politiques de santé ancrée sur les territoires. Ces changements peuvent s’opérer aux zones d’interface et de frottement entre les différents protagonistes et professionnels de santé du territoire, mais c’est également le cœur-même du fonctionnement intra-hospitalier qui peut être touché. L’hôpital doit s’interroger sur la pertinence de ses activités (redondance, lacune de coordination, etc.) sur son mode d’organisation interne, ses outils de gestion (nouveau type de tableaux de bord donnant une représentation de sa situation sur le territoire), ses règles et procédures,… C’est l’ensemble du schéma de fonctionnement hospitalier qui va – ou qui est déjà en train d’être bouleversé, afin de passer d’une approche centrée sur l’offre à une approche centrée sur le patient renforçant la coordination et l’intégration des soins et des aides (ANAP, 2012, Desaulle, 2014).
Les questions soulevées par l’irruption de la logique territoriale dans le secteur de la santé touchent également au financement du système. Les financements actuels des professionnels de santé semblent peu adaptés à un développement des pratiques collaboratives (ville/hôpital, médical /médico-social etc.) (Devailly and Josse 2008), alors même que le discours des tutelles prône davantage de coopération entre établissements (Nautre and Kononovich 2014, Robert 2012, Chauchat 2013). Fautil alors réfléchir à un mode de financement alternatif, qui inciterait à une meilleure coopération entre acteurs de santé ? (Angelé-Halgand 2014).
À travers ces questions sur les évolutions qu’entraîne la territorialisation dans le fonctionnement et le financement de l’hôpital et de ses partenaires, plusieurs axes de réflexion apparaissent:
- Territoire et besoins des patients : Au cœur et en amont de toute politique territoriale de santé, se trouve -ou devrait se trouver- la question des besoins des patients. Comment les connaître ? Comment les intégrer dans le développement territorial d’une politique de santé et dans le fonctionnement des établissements? Comment y répondre ? Penser les politiques de santé et le rôle de l’hôpital à travers la notion de territoire implique donc d’abord d’interroger la manière dont se posent et dont peuvent être saisis les besoins des patients à cette échelle.
- Territoire et parcours de santé : Un des apports de la territorialisation est la capacité à proposer aux patients des réponses en termes de parcours de santé, coordonnés entre les différents acteurs du territoire. Mais comment penser ces parcours? Comment les construire ? Comment les coordonner effectivement? Si la notion de «parcours» paraît féconde pour penser la santé au niveau territorial, elle nécessite d’abord d’être précisée et ensuite d’être gérée et outillée, ce qui reste encore largement à faire.
Le recueil de textes qui ont été rassemblés dans le présent ouvrage vise à donner un premier éclairage sur ces trois axes de réflexion. Le chapitre introductif est consacré à l’analyse de Gérard de Pouvourville sur la notion-même de territoire de santé. Il nous amène à reconsidérer et à élargir le prisme à travers lequel on observe le paysage territorial de santé, en questionnant la place qu’occupe l’hôpital dans ce paysage. Il s’interroge sur l’origine et la pertinence du schéma hospitalo-centré caractéristique du modèle français, et montre les segments d’activité pour lesquels cette hypertrophie pourrait être revue.
Le troisième et dernier chapitre est consacré au thème «Coopération, coordination et concurrence à l’échelle du territoire»,. Dans un article consacré à une étude de cas d’une Communauté Hospitalière de Territoire, Léo Cazin (Mines ParisTech) s’interroge sur les logiques qui sous-tendent les stratégies de coopération entre hôpitaux publics, et sur la façon dont ces logiques sont perçues par les acteurs hospitaliers. Il met en évidence la juxtaposition entre logique de santé publique et logique concurrentielle, dans un contexte de coopétition entre établissements. Il montre l’importance du développement d’une véritable réflexion managériale entre les parties prenantes. Dans leur article, Michel Louazel et Catherine Keller (EHESP) prolongent la réflexion en réinterrogeant la notion de coopétition appliquée au secteur hospitalier français au regard des évolutions juridiques des trente dernières années. Leur exploitation de bases de données nationales permet de mettre au jour cinq types de configurations concurrentielles différentes à l’échelle des territoires de santé, et de questionner l’« effet bloc » de ces incitations réglementaires. Cet effet semble en réalité ambivalent, dans la mesure où ces incitations peuvent à la fois favoriser la constitution de groupements par statut juridique et permettre en même temps des coopérations organiques croisant les régimes publics et privés. Enfin, Rémi Dendale et Samuel Meyroneinc nous proposent une plongée dans une activité médicale très singulière, celle du centre de protonthérapie d’Orsay, discipline quasi unique sur le territoire national et qui se développe donc en interactions avec des équipes et des centres dans le monde entier. Ce faisant, ils interrogent la notion de réseau, les coopérations, coordinations et concurrences que cette activité entraine, telles qu’elles se déploient sur un territoire devenu à la fois local et global.
Le territoire dans la régulation du système de santé
Dans nos politiques de santé, la notion de territoire est un mot-clé qui est au cœur de la pensée planificatrice de l’offre de soins. Serait-ce même devenu un « buzz word »? Cette notion nous paraît d’autant plus évidente qu’elle s’inscrit parfaitement dans un mode de pensée « constructiviste » et centralisateur, dont la création des Agences Régionales de Santé (ARS) est l’illustration la plus achevée. Il ne faut pas voir dans ce propos une critique sous-jacente, simplement le constat qu’il est quasiment impossible en France de penser l’organisation territoriale des services publics autrement que comme un emboîtement de territoires, du plus petit au plus grand, du territoire de santé à la région et à la Nation. Ce mode de pensée a une vertu opératoire et peut-être performative : on peut, avec cette notion, penser chaque territoire comme une unité d’analyse des besoins de la population qui l’habite, et donc d’adaptation rationnelle de l’offre à ces besoins.
La loi Santé consacre la notion de territoire, en l’instituant comme échelon de base de la démocratie sanitaire : l’action de l’État, au travers de ses administrations, est tempérée par des mécanismes de démocratie directe sectorielle, qui restent certes de l’ordre du consultatif. On se rappelle la controverse, certainement pas anodine, autour des appellations «service public territorial de santé » et «service territorial de santé au public ». La première version du texte traduit sans ambiguïté le projet de soumettre l’ensemble des acteurs à la tutelle publique, peut-être avec le rêve de créer un service national de santé, où ne subsisteraient plus que des acteurs publics, tant en milieu hospitalier qu’en ambulatoire.
Autrement dit, dans son projet rationnel, l’État doit composer avec des acteurs économiques autonomes, qu’il souhaiterait sans nul doute (du moins dans l’esprit d’une partie de la classe politique) «intégrer» formellement au service public, ce qui faciliterait grandement son travail d’organisation « dirigiste » de l’offre de soins. En revanche, l’hôpital public reste un acteur de soins sur lequel il a de droit un contrôle hiérarchique, même s’il doit là aussi trouver le bon équilibre entre ce contrôle hiérarchique et une marge de manœuvre nécessaire aux gestionnaires et aux professionnels de santé qui y travaillent. Pourquoi ce long détour? Sans nul doute pour rappeler que la régulation du système de santé en France marie plusieurs modalités: contrôle hiérarchique de l’hôpital public, économie dirigée du secteur libéral, ambulatoire et hospitalier, équilibre des pouvoirs politiques du national et du local et démocratie sanitaire consultative… Autant de strates aux caractéristiques et aux liens hétérogènes avec l’État. Mais il s’agit également de rappeler que dans cette régulation, le seul acteur sur lequel l’État a vraiment la main est l’hôpital public. S’il veut mettre en œuvre son projet rationnel de l’organisation des soins, il est logique qu’il en fasse un acteur central, quitte à renforcer l’hospitalo-centrisme du système, alors que paradoxalement, le but visé et affiché est de renforcer les soins primaires et de réduire le recours à l’hospitalisation.
Mais d’un point de vue plus global, et au-delà de cette notion de territoires, ne faut-il pas s’intéresser d’abord au modèle général d’organisation des services de santé, dans le but de son optimisation, et positionner les différents segments de l’offre de soins les uns par rapport aux autres?
1. L’organisation des soins
La deuxième fonction attribuée aux services de soins primaires, notamment à la médecine générale, est l’orientation du patient vers des soins plus spécialisés. Cette fonction d’orientation du patient est essentielle dans l’économie d’un système de soins. En effet, ces services mobilisent principalement des ressources humaines et n’ont pas besoin d’une infrastructure lourde pour prodiguer des soins: c’est le niveau de soins dont les coûts unitaires sont les plus faibles. Ce n’est qu’en cas de problème grave ou très spécifique que les patients auront besoin de recourir aux deux autres niveaux. Il importe de se rappeler ce point crucial : un secteur de soins primaire efficace doit contribuer à filtrer l’accès aux spécialistes et à l’hôpital.