Cahier de recherche Working Paper
Management de projet et entrepreneuriat : pistes de réflexion pour la conduite du projet entrepreneurial
Professeur, Ecole de Management de Normandie
Professeur, Ecole de Management de Normandie
Management de projet et entrepreneuriat : pistes de réflexion pour la conduite du projet entrepreneurial
Roland CONDOR
Docteur en Sciences de Gestion et
Virginie HACHARD
Doctorante en Sciences de Gestion
Ecole de Management de Normandie
30, rue de Richelieu
76087 LE HAVRE Cedex FRANCE
Dans la lignée des travaux sur le projet et le processus entrepreneurial, nous proposons d’aborder la question de la conduite du projet de l’entrepreneur. De toute évidence, le projet entrepreneurial est un projet à part entière. Ainsi, on peut émettre l’hypothèse que le management de projet offre des méthodologies utiles au créateur. Nous abordons cette question en partant de la littérature sur le projet et le processus entrepreneurial. Puis, en expliquant les principes fondateurs du management de projet, nous posons l’hypothèse que pour améliorer le processus entrepreneurial, il est nécessaire de mettre en place des méthodologies de management de projet. Cela suppose de ne pas les appliquer tel quel mais de réfléchir à des modes opératoires adaptés car comme l’indiquent certaines recherches sur la transposition de méthodes, le risque que la greffe ne prenne pas est important. Plus concrètement, nous tentons d’appliquer deux méthodes du Project Management Institute : les neuf volets et le cycle de vie. Nous tirons de cette transposition des enseignements en termes de conduite de projet entrepreneurial mais aussi en termes de spécificités du projet entrepreneurial. Nous nous interrogeons finalement sur les apports croisés des recherches en sciences sociales sur le projet et des travaux des gestionnaires sur l’entrepreneuriat.
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Management de projet et entrepreneuriat : pistes de réflexion pour la conduite du projet entrepreneurial
Dans la lignée des travaux sur le projet et le processus entrepreneurial, nous proposons d’aborder la question de la conduite du projet de l’entrepreneur. De toute évidence, le projet entrepreneurial est un projet à part entière. Ainsi, on peut émettre l’hypothèse que le management de projet offre des méthodologies utiles au créateur. Nous abordons cette question en partant de la littérature sur le projet et le processus entrepreneurial. Puis en expliquant les principes fondateurs du management de projet, nous posons l’hypothèse que pour améliorer le processus entrepreneurial, il est nécessaire de mettre en place des méthodologies de management de projet. Cela suppose de ne pas les appliquer tel quel mais de réfléchir à des modes opératoires adaptés car comme l’indiquent certaines recherches sur la transposition de méthodes, le risque que la greffe ne prenne pas est important. Plus concrètement, nous tentons d’appliquer deux méthodes du Project Management Institute : les neuf volets et le cycle de vie. Nous tirons de cette transposition des enseignements en termes de conduite de projet entrepreneurial mais aussi en termes de spécificités du projet entrepreneurial. Nous nous interrogeons finalement sur les apports croisés des recherches en sciences sociales sur le projet et des travaux des gestionnaires sur l’entrepreneuriat.
Considérer l’entrepreneuriat comme une conduite de projet semble une évidence mais suggérer au créateur d’entreprise de se positionner en manager de projet l’est certainement moins. La raison tient essentiellement au fait que le management de projet repose en grande partie sur le facteur humain pris collectivement et non individuellement. Il est de coutume en effet d’appliquer le management de projet dans des situations où la complexité de l’output est importante. Le projet nécessite alors la collaboration de plusieurs personnes aux compétences et comportements divers de manière à générer une offre innovante.
En matière de création d’entreprise, cette situation se rencontre lorsque le concept repose sur une innovation technologique. La complexité du produit, le fait qu’il ait été développé dans un contexte collaboratif et le besoin de financement impliquent une création par une équipe d’entrepreneurs (Chabaud et Condor, 2006). Dans ce cas de figure, on comprend bien que le management de projet et la création d’entreprise ne font qu’un. Il n’est pas rare d’ailleurs que les créateurs soient d’anciens ingénieurs rompus à la méthodologie de la gestion de projet. Plus surprenant est de considérer qu’un créateur individuel doit gérer son projet selon la même méthodologie. Deux éléments permettent de rejeter immédiatement cette idée. D’une part, le créateur d’entreprise est seul. Si l’on part du principe que le management s’exerce sur un collectif d’individus, celui-ci n’a donc plus lieu de s’appliquer. D’autre part, l’entrepreneur individuel est la fois commanditaire et maître d’œuvre : le projet est conçu et conduit par la même personne. Or, en management de projet, une distinction est clairement établie entre la phase de conception et la phase de réalisation. Le maître d’œuvre travaille en général à la mise en œuvre du projet pour le compte du commanditaire. Il existe une relation de client à donneur d’ordre que l’on ne constate pas dans de nombreux cas de création d’entreprise pour lesquels client et prestataire sont confondus.
Quel est donc l’intérêt de recourir à la méthodologie de projet en matière d’entrepreneuriat individuel ? Dans la lignée des travaux récents sur le projet entrepreneurial (Schmitt et Bayad, 2005, Schmitt, 2006), nous pensons que la création d’entreprise est un processus autour duquel gravitent non seulement le ou les porteurs de projets mais également des parties prenantes. Ainsi, en proposant une méthodologie de conduite d’une activité créative, le management de projet a pour objectif de structurer l’action collective vers le but que se fixe l’entrepreneur. Il s’avère ainsi un guide possible pour toute création d’entreprise et ce quel que soit le nombre de porteurs de projet.
Tout au long de ce papier, nous allons chercher à démontrer en quoi le management de projet peut être utile pour comprendre et conduire l’action de l’entrepreneur. Dans une première partie, nous resituerons notre problématique à l’intersection des deux champs de connaissances que sont le management de projet et l’entrepreneuriat. Nous verrons que certaines recherches en entrepreneuriat tentent de se structurer autour de la notion de projet et de processus. L’enjeu sera alors de situer notre recherche dans ce courant et de poser les bases d’une approche de la conduite de projet entrepreneurial.
Dans une seconde partie, nous proposerons l’application au domaine de l’entrepreneuriat de deux approches du management de projet : les neufs volets du Project Management Institute et le cycle de vie du projet. Nous expliquerons pourquoi nous avons choisi ces deux approches et faisant notamment le lien avec l’approche processuelle de l’entrepreneuriat. Une dernière partie sera consacrée aux apports et limites de la transposition des méthodes de gestion de projet à la création d’entreprise et aux enseignements à tirer de cette étude pour la recherche en entrepreneuriat.
Certaines recherches récentes tendent à démontrer les limites des approches classiques de l’entrepreneuriat et proposent ainsi une nouvelle perspective axée sur le projet entrepreneurial. L’idée est de donner une dimension plus dynamique, globale et complexe aux travaux portant sur le parcours de l’entrepreneur. Dans cette perspective, deux interrogations demeurent : en quoi le management de projet peut-il contribuer à mieux appréhender le projet entrepreneurial ? D’un point de vue purement normatif, en quoi peut-il aider le créateur d’entreprise à structurer son projet ?
Les reproches adressés aux approches classiques de l’entrepreneuriat sont qu’ils donnent une vision partielle des facteurs de succès ou d’échec des projets. Comme l’indique bon nombre de chercheurs en entrepreneuriat (Bouchikhi, 1993 ; Fayolle, 2004 ; Fillion, 1999 ; Hernandez, 1999 ; Schmitt, 2006 ; Schmitt et Bayad, 2005), les recherches dans ce domaine se sont structurées autour de deux axes : qui est l’entrepreneur ? Quelles décisions prend-t-il ? La question du « qui » renvoie notamment au profil de l’entrepreneur et donc à sa capacité à entreprendre avec succès. Quant à la question du « quoi », elle fait référence aux décisions prises sur un plan marketing, financier, stratégique, bref sur une ensemble de points qui ne sont pas sans rappeler les différentes branches des sciences de gestion (Schmitt, 2006). Ces recherches n’ont pas convaincu la communauté académique. D’une part, elles supposaient implicitement que des variables exogènes ou endogènes expliquaient la réussite ou non d’un projet. Or, les observations montrent que ces variables agissent communément sur l’issue du processus. Des chercheurs ont ainsi développé des modèles où les variables internes et externes sont mesurées conjointement mais même en recourant à cette méthodologie, les résultats ne sont pas probants (Bouchikhi, 1993).
Le constat de cette inefficacité a conduit certaines recherches à adopter une démarche moins prédictive et plus qualitative avec un objectif de comprendre le processus entrepreneurial et de tirer des enseignements en termes de conduite du projet. Face aux limites de la régression linéaire et dans la perspective de comprendre la complexité du processus, un nouveau courant tente d’approcher l’entrepreneuriat par la question du « comment » : comment l’entrepreneur conçoit-il son projet et en quoi ce « comment » peut-il expliquer le succès ou l’échec du projet entrepreneurial ?
Dans la lignée de cette approche, une autre question peut se poser au chercheur et à l’entrepreneur : quelles méthodologies peuvent être utiles au créateur pour mener à bien son projet ? Cette approche plus normative et davantage centrée sur la mise en œuvre du projet que sur sa conception cognitive est étroitement liée à la précédente. En effet, elle suppose de poursuivre la réflexion sur le projet par des propositions visant l’amélioration du processus entrepreneurial.
Les travaux de Schmitt et Bayad (2005) s’inscrivent dans cette perspective. Après avoir présenté le projet entrepreneurial comme un artefact permettant de mieux concevoir et mieux traduire le projet, ils proposent une méthodologie axée autour de cinq questions : le projet c’est quoi ? ; le projet pour quoi ? ; le projet fait quoi ? ; le projet dans quel environnement ? le projet dans quelle histoire ? Les auteurs expliquent ainsi que le projet n’est pas une réalité en soi mais un moyen de se la représenter et de la communiquer aux parties prenantes. Leur méthodologie vise ainsi à aider le porteur de projet dans la définition de sa vision (Fillion, 1999) et dans la traduction, c’est-à-dire la communication auprès des tiers.
L’application du management de projet à l’entrepreneuriat vise en partie les mêmes objectifs. Toutefois, la définition de la vision de l’entrepreneur n’est pas le cœur de cible de ce travail. Comme nous allons le voir par la suite le management de projet s’est développé dans la perspective de mieux structurer une réalité à venir jugée complexe à mettre en œuvre. D’une certaine façon, il traduit la mise en place d’une méthodologie pour permettre au porteur de projet de finaliser son projet. Nous ne sommes donc plus seulement dans la conception du projet mais dans la mise en œuvre. Cela suppose de sortir du cadre « artefact » pour entrer davantage sur le terrain de la transposition de méthodes.
Le management de projet s’est construit une identité autour des grands projets de construction publics ou privés. Les pyramides égyptiennes ou les grandes cathédrales gothiques sont régulièrement citées comme fondatrices du management de projet. Plus tard, la défense, l’aéronautique ou plus généralement l’industrie ont permis de développer les méthodologies de gestion de projets dont l’objectif pourrait être résumé à produire plus vite, mieux et sous contrainte budgétaire (Berkun, 2006 ; Gray et Larson, 2007 ; Project Management Institute, 2004). Aujourd’hui, l’informatique ou l’Entertainment représentent la nouvelle génération des applications du management de projet.
Le management de projet est indissociable de la notion de processus. Son but est bien de gérer ce qui peut être considéré comme une projection dans le futur (Boutinet, 2003). L’objectif du management de projet est de faire en sorte que ce qui a été conçu dans l’esprit des concepteurs soit effectivement traduit en réalité palpable. Le management de projet est ainsi davantage un outil de gestion et de traduction qu’un outil de la conception (Schmitt et Bayad, 2005 ; Schmitt, 2006) même si certains outils comme le cahier des charges fonctionnel laissent penser qu’il vise aussi à clarifier les contours du projet.
Quel que soit le moment où commence le management de projet, son objectif est de structurer l’action collective dans un univers où la technicité, la complexité, l’incertitude et le nombre de participants est élevé. On peut imaginer facilement que la construction d’un pont en bois à cinquante centimètres au dessus d’une rivière ayant un mètre de large est bien différente que mener un projet de pont à haubans au dessus d’un grand fleuve européen. La complexité de la tâche rend nécessaire la réunion de plusieurs expertises d’autant que les risques sont élevés et qu’un seul individu n’est pas en mesure de tout prévoir. Le management de projet a donc pour objectif de structurer le processus de construction du pont c’est-à-dire -entre autres- de réunir une équipe, de planifier les tâches, de piloter le projet, de gérer les risques, de gérer les coûts et de faire en sorte que le client soit satisfait.
Pour gérer les petits projets, la question du recours à des méthodologies lourdes et parfois complexes se pose irrémédiablement. Par exemple, on peut se demander si un entrepreneur a besoin de planifier les tâches pour que son projet se finalise dans le temps imparti et selon la contrainte financière fixée ? Cette question soulève deux problèmes : d’une part, un projet de création d’entreprise doit-il être classé dans la catégorie des petits projets ? D’autre part, nous devons délimiter le champ de la méthodologie de management de projet : de quoi parle-t-on ? Doit-on résumer cette méthodologie aux outils « hard » si sévèrement critiqués par certains courants du management de projet (Hazebroucq et Badot, 1996) ou se limiter à l’esprit du management de projet ?
La question du transfert de méthodes des grands projets vers les petits projets est à resituer dans la littérature portant sur l’adaptation des outils de gestion des grands groupes vers les petites ou moyennes entreprises.
Cette problématique -régulièrement mise sur le devant de la scène dans les travaux nord américains- part du constat que les petites ou moyennes entreprises ont des difficultés à structurer leur action et que bien souvent ce manque de structuration abouti à l’échec de ces entreprises. Les recherches partent donc du postulat que les entreprises de petite taille ont tout intérêt à mettre en place des processus adoptés par des grands groupes car c’est par cette structuration que ces derniers arrivent à survivre et à se développer.
Cette problématique se pose de la même façon dans notre recherche à la différence près qu’il s’agit d’appliquer des méthodes de management de projet. Par ailleurs, les objets sur lesquelles s’appliquent le transfert ne sont pas les mêmes : il ne s’agit pas ici d’entreprises mais de projets.
Cela nous amène à la distinction entre petits et grands projets. L’exemple donné précédemment montre que le pont au-dessus de la rivière est une réplique à une échelle plus petite du pont à haubans au-dessus du fleuve. Les différences d’échelle sont constatées à différents niveaux : la largeur de la largeur de la rivière et la hauteur au-dessus de la rivière. Ces deux différences entraînent naturellement une différence d’échelle au niveau du pont : l’un sera moins haut et moins long que l’autre ; de plus compte tenu de sa taille et de son usage, les exigences en termes de qualité de l’ouvrage seront différentes.
Ce parallèle peut être opéré de la même façon pour un projet entrepreneurial. Comment distinguer un projet de création d’entreprise d’un autre projet à plus haute échelle au sein d’une entreprise confirmée, comme par exemple une fusion ? On peut estimer par exemple que les différences fondamentales se situent à trois niveaux :
- Les enjeux : la fusion de deux entités s’inscrit dans un logique de forte pression concurrentielle, de réduction des coûts, d’indépendance de l’une de l’autre société par rapport à d’autres concurrents, de pressions des actionnaires ; la création d’entreprise peut s’inscrire dans le cadre d’une relance de carrière, d’un accès à l’emploi, de l’abandon d’une activité salariée, d’un choix familial.
- Les contraintes : dans le cas de la fusion, de doublons vont être constatés, un choix d’équipe de management va devoir être fait, la pression des syndicats va devoir être gérée ; en matière de création d’entreprise, des contraintes d’implantation géographique vont se poser, de même que des contraintes budgétaires qui vont dans certains cas amener le salariés à poursuivre une activité salariée en temps partiel. Le versement des allocations de chômage vont orienter également la date de création de l’entreprise.
- Le budget : les sommes gérés sont sans communes mesures si l’on compare la fusion de deux grands groupes internationaux à la création d’une entreprise de trois personnes mais chacun à son niveau considère son budget comme limité et contraignant. Le budget alloué limite l’envergure du projet.
On voit bien que les deux projets n’ont pas la même dimension : les enjeux, les contraintes et le budget laissent penser qu’ils n’ont rien de comparable. Toutefois, nous sommes en face d’objets satisfaisants à certaines définitions du projet. On peut estimer, par exemple, à la lumière des travaux de Navarre et Schaan (1988) que dans leur univers respectif, ils sont peu répétitifs, que la capitalisation de l’expérience est difficile, que l’incertitude est forte, que les décisions sont irréversibles, que des variables exogènes les influences fortement et que les cash-flows sont négatifs les premières années. On se retrouve d’ailleurs parfaitement dans la définition du projet selon Kerzner : « un projet est un effort complexe, non répétitif et unique, limité par des contraintes de temps, de budget et de ressources ainsi que par des spécifications d’exécution conçues pour satisfaire les besoins d’un client» (Kerzner, 2001).
Dans le cas présent, nous avons volontairement comparé deux processus semblables sur le plan de leur destination : dans les deux cas de figure, il y a création d’une organisation. Toutefois, les meilleurs exemples auraient pu être tirés de l’industrie, de la construction ou de l’informatique. Même si la nature des projets est très différente, les conclusions auraient été à peu près similaires. Qu’il s’agisse d’un projet entrepreneurial, d’un projet de nouveau de produit, d’un ouvrage d’art ou d’un projet de système d’information, il y a toujours une réalité nouvelle à construire. Comme l’indique Boutinet (2003) dans son anthropologie du projet, nous parlons à peu près de la même chose dans ces contextes pourtant très variés.
Cela ne doit cependant pas conduire à la conclusion hâtive que les méthodologies et les outils de management de projet s’appliquent indifféremment aux projets. Nous pensons qu’il est nécessaire au préalable de comparer les processus de conduite de projets entre eux ou bien de les analyser à la lumière d’un référentiel.
Dans la section suivante, nous proposons de comparer le processus entrepreneurial à deux méthodologies proposées par le Project Management Institute. L’objectif est double : d’une part, il s’agit de positionner le projet entrepreneurial par rapport à d’autres projets qui suivent cette méthodologie et de contribuer ainsi à l’enrichissement d’une approche anthropologique du projet. D’autre part, il s’agit de voir dans quelle mesure il peut être utile d’appliquer ces méthodologies compte tenu des pratiques existantes et de la nature même du projet entrepreneurial.
Quand le Project Management Institute définit la gestion de projet comme « l’art de diriger et de coordonner des ressources humaines et matérielles tout au long de la vie d’un projet en utilisant des techniques de gestion modernes pour atteindre des objectifs prédéfinis d’envergure, de coût, de temps, de qualité et de satisfaction des participants », il suppose que l’incertitude entourant le projet et la difficulté à capitaliser les connaissances rendent nécessaire une démarche structurée. Et si l’on considère le projet de création d’entreprise comme un projet à part entière, il peut être tentant de proposer l’application de ces dites techniques aux projets entrepreneuriaux.
Cependant, deux raisons nous incitent à ne pas franchir ce pas. D’une part, ces techniques sont nombreuses et très variées puisqu’elles touchent aux différentes étapes de la vie d’un projet (rédaction de cahier des charges, établissement du plan de projet, planification, etc.) ; il n’est donc pas possible de les traiter globalement dans un seul papier. D’autre part, avant de chercher à savoir si ces techniques sont adaptées, il est nécessaire de se demander si les méthodologies de gestion de projet peuvent s’adapter à la création d’entreprise.
Dans ce qui suit, nous avons choisi deux approches pour analyser les projets entrepreneuriaux : les neuf volets du Project Management Institute et le cycle de vie des projets. Pourquoi ces deux approches ? Le PMI reste aujourd’hui la référence majeure en matière de transmission de bonnes pratiques de management de projets. Son approche du management de projet, bien que contestée et concurrencée, demeure une base solide pour analyser les projets entrepreneuriaux et proposer des pistes d’amélioration de la conduite de projet entrepreneurial. L’approche par le cycle de vie, également abordée par le Project Management Institute, est une vision historique du projet. A ce titre, elle est intéressante pour appréhender le processus de création d’entreprise de la naissance de l’idée à la finalisation du projet. Elle permet de repérer les principaux jalons d’un projet et les risques associés à chacune des étapes.
Les neufs volets du management de projet sont intéressants à deux titres. D’une part, ils donnent une vision globale de ce qu’un chef de projet doit maîtriser pour pouvoir finaliser son projet. On peut ainsi comparer cette approche aux pratiques des créateurs d’entreprise et voir si leur approche de la création s’inscrit dans une démarche de management de projet. D’autre part et à un niveau plus normatif, on peut se demander quels volets ne sont pas mobilisés, si ce manque à une importance et si en définitive la méthodologie de projet est judicieuse pour orienter et optimiser la démarche du créateur.
Dans le tableau 2, nous avons appliqué les neuf volets à la création d’entreprise. Nous avons ensuite établi un ordre d’importance à partir de l’observation de parcours entrepreneuriaux.
Tableau 2 - Les neufs volets du management de projet du PMI
Signification pour le créateur d’entreprise | Importance | |
Management de l’envergure | Pour un créateur, l’envergure correspond à la taille du projet et à sa vision stratégique. Cette dimension est naturellement liée aux capacités de financement du créateur. Le management de l’envergure va consister à bien délimiter le projet en fonction de ses capacités financières ou bien à savoir trouver les financements complémentaires si l’envergure est difficilement limitable. | +++ |
Management des coûts | En gestion de projets, le management des coûts consiste à suivre l’évolution des coûts au cours du projet et la comparer à la courbe des coûts prévisionnels. On utilise notamment la courbe en S pour analyser si les écarts de coûts sont dus à une augmentation du prix des matières premières ou à des délais dépassés. De la même façon, le créateur est sensé établir des états financiers prévisionnels, à suivre ses dépenses jusqu’à la création effective mais aussi au cours des premières d’années d’existence. | +++ |
Management des délais | Le management des délais consiste à comparer l’avancement du projet au planning établi. C’est sans doute un élément difficilement maîtrisable en matière de création d’entreprise dans la mesure où la pression exercée sur le chef de projet par le commanditaire ne s’appliquent pas dans ce cas précis. Les problématiques de versement des indemnités de chômage –à titre d’exemple- peuvent néanmoins représenter une pression pour le créateur, qui doit alors respecter certains délais pour déposer les statuts de son entreprise. | + |
Management de la qualité | La qualité est naturellement liée aux attentes du client, en somme le commanditaire. Mais, comme dans le cas précédent, la pression est moindre que dans le cas de la gestion de projet traditionnelle : c’est le créateur lui-même qui fixe ses propres exigences en termes de création, sauf quand la création d’entreprise est directement issue de la demande d’un ou de plusieurs clients (exemple : un entrepreneur qui crée une autre société dans un domaine connexe parce que plusieurs de ses clients l’on incité à le faire). | + |
Management des ressources humaines | C’est un point important dans le management de projets collectifs. Cela peut s’appliquer à des créations d’entreprises par un collectif d’individus mais pas vraiment à un créateur seul, en tout cas jusqu’à la création effective. Par la suite, il est évident que le management va s’avérer un facteur clé de succès pour l’entrepreneur. | + |
Management des communications | Communications interne ou externe : le manager de projet doit savoir faire des points réguliers sur l’état d’avancement du projet. Il en est également de même pour le créateur individuel qui doit communiquer auprès de clients potentiels et en même temps communiquer auprès de ses financeurs. | ++ |
Management des risques | On touche à des questions de protection sociale du créateur et d’assurance du risque (impayés, risque naturels, etc.). Cette dimension intègre également les problématiques d’hygiène, de sécurité et autres réglementations. | ++ |
Management des approvisionnements | Au même titre qu’un chef de projet doit veiller à l’approvisionnement des matières premières et à la gestion des délais et des coûts s’y rattachant, le créateur d’entreprise doit choisir les bons fournisseurs et veiller à ce que les coûts prévus dans le business plan ne soient pas dépassés. | + |
Management de l’intégration | En management de projet, c’est la capacité à gérer les 8 autres volets en même temps et à mobiliser une certaine méthodologie/rigueur dans la façon de mener le projet (planification des tâches, définition du plan de projet, repérage des contraintes, résolution de problèmes, etc.). | ? |
L’application des neufs volets au projet entrepreneurial montre que ce dernier se démarque quelque peu du projet tel l’entend le Project Management Institute. Trois points doivent être soulignés :
1. L’importance de gérer l’envergure du projet et les coûts :
La gestion des coûts est une évidence et concerne tous les projets qui par définition génèrent des cash-flows négatifs et pour lesquels les retours sur investissement sont incertains. La notion d’envergure est beaucoup moins présente dans les recherches en entrepreneuriat, chez les créateurs eux-mêmes et d’une manière générale chez tous les acteurs de la création d’entreprise. L’envergure du projet est à rapprocher de la vision (Fillion, 1999). Toutefois, elle se distingue de celle-ci à trois niveaux :
- la notion d’envergure ne fait pas référence à une projection dans le futur, à un avenir désiré avec tout ce que cela revêt en termes d’incantation. Elle correspond à la taille du projet : le montant global de l’investissement, le nombre ou la valeur des clients, l’effectif de l’entreprise à la création… L’envergure est une notion plus neutre que ne l’est la vision, en particulier en France, où cette dernière peut-être perçue comme utopique et assez peu porteuse de sens pour beaucoup d’entrepreneurs.
- la notion d’envergure invite l’entrepreneur à se poser la question du « ce que je fais », « ce que je ne fais pas » et « ce que je vais faire faire ». Elle peut être utilisée pour définir les contours exacts du projet et aider le créateur par exemple à choisir entre fabriquer un produit standard ou bien vendre une solution complète et unique au client.
- la notion d’envergure invite naturellement l’entrepreneur à réfléchir au financement de son projet et donc à calibrer ce dernier en fonction de ses possibilités financières. Avec la vision, la démarche est plutôt inverse : à savoir que les ressources doivent suivre les ambitions de l’entrepreneur.
L’envergure nous semble un élément important à maîtriser pour un créateur au même titre que n’importe quel commanditaire ou chef de projet.
Même si les enjeux ne sont pas les mêmes entre un projet de création d’entreprise et un projet de fusion par exemple, les risques restent élevés à l’échelle du porteur de projet. Il est évident qu’un entrepreneur prend des risques au même titre qu’une entreprise lorsqu’elle fusionne avec un concurrent. Le chiffrage n’est pas le même mais à hauteur des capacités de financement respectives, le risque est élevé. Par ailleurs, dans le cadre de la création d’entreprise, la notion de risque invite le porteur de projet à réfléchir à la protection sociale et plus généralement à l’assurance du risque.
Le management des communications peut paraître secondaire pour les créateurs d’entreprises mais comme l’indique Schmitt et Bayad (2005), ceux-ci sont entourés de parties prenantes à qui ils doivent communiquer leur projet. Ils doivent savoir adapter leur discours en fonction de l’interlocuteur.
Ce sont deux caractéristiques essentielles du projet entrepreneurial. Dans le cas d’une création en équipe, le management des ressources humaines va effectivement avoir son importance mais lorsque l’entrepreneur est seul et n’embauche pas de personnel dans les premières années de la création, le management est de fait inexistant. C’est une démarcation forte par rapport aux projets en général qui sont menés par une équipe ad hoc ou en temps partagé et pour laquelle le management de projet tire l’essentiel de sa substance.
L’autre caractéristique du projet entrepreneurial est que l’entrepreneur est à la fois commanditaire et maître d’œuvre. C’est un des rares projets où les deux fonctions sont confondues. Les implications sont également fortes puisque la pression du temps et de la qualité s’estompent. L’entrepreneur doit gérer lui-même son temps de création, définir son projet et faire en sorte que l’entreprise créée corresponde à sa vision.
Ces résultats peuvent être analysés de deux façons. D’une part, on peut conclure que le projet entrepreneurial a des spécificités qui font que l’approche par les neufs volets n’est pas applicable à la création d’entreprise ou du moins qu’elle l’est mais partiellement. Le fait que le créateur soit seul et indépendant est sans doute une bonne raison pour affirmer que cette méthodologie est inadaptée et difficilement appropriable par un créateur d’entreprise. D’autre part, on peut voir dans les difficultés d’appropriation autant de clés pour aider le créateur à mieux structurer son projet. Il est possible de considérer par exemple qu’un des facteurs d’échec de la création est justement le fait que le créateur est indépendant et n’a pas la pression que peut avoir un chef de projet face à un commanditaire. La méthodologie des neufs volets –à condition d’être reconnue comme efficace par la communauté des chercheurs et des praticiens- peut alors être considérée comme un guide utile pour mieux structurer le projet entrepreneurial.
L’approche par le cycle de vie est également intéressante car elle conduit à penser le projet comme une trajectoire ou comme un ensemble de phases se succédant pour aboutir à un output. Elle renvoie ainsi inévitablement sur l’idée de processus entrepreneurial (Fayolle, 2004).
Le parallèle avec l’entrepreneuriat est ainsi plus évident que ne l’est l’approche par les neuf volets du management de projet. En effet, si l’on peut mettre en doute cette approche du fait de la solitude et de l’indépendance du créateur, en recourant au cycle de vie, le processus de création est déshumanisé. On ne s’intéresse en réalité qu’au phasage de la création d’entreprise, qu’à la méthodologie mise en place. Que le chef de projet soit seul ou qu’il travaille en équipe, qu’il ait à rendre des comptes à un commanditaire ou non n’a que peu de prise sur l’analyse du projet.
Dans le tableau 3, nous avons repris les sept étapes du cycle de vie du projet en cherchant à faire un parallèle avec la création d’entreprise. Des difficultés de transposition sont notables mais les points d’inflexion génèrent un certain nombre d’idées quant à la conduite des projets entrepreneuriaux.
Tableau 3 – Le cycle de vie du projet entrepreneurial
Etapes | Signification en management de projet | Correspondance création d’entreprise |
Emergence du besoin | Le besoin est souvent flou au départ ; il est donc important d’avoir une démarche visant à l’expliciter clairement. Le porteur de projet doit pouvoir expliquer pourquoi ce projet est né et en quoi il va dans le sens de la stratégie de l’entreprise. | Emergence de l’idée, du concept : quel est véritablement l’envergure du projet ? Relation avec le projet de vie de l’entrepreneur : pourquoi le créateur veut-il créer ? Quelles conditions de vie personnelle lui sont favorables ? |
Etudes préliminaires | Ces premières études constituent le premier niveau de sélection du projet : on vérifie grâce à des sources d’informations sommaires la faisabilité du projet. Le passage direct aux études détaillées est le principal risque : si l’étude détaillée aboutit à la conclusion que le projet n’est pas viable, il est possible que l’étude sommaire ait pu le démontrer avec une perte de temps moindre. | Premiers éléments de test du projet auprès des proches : famille, amis, accompagnateurs, inconnus… Dans certains cas, premiers contacts avec les structures d’appui à la création pour comprendre les démarches à suivre. |
Etudes détaillées | Ceci constitue le second niveau d’écrémage : la faisabilité est étudiée dans les moindres détails. On étudie la technique, le marché et le retour sur investissement. Les études doivent être poussées en veillant à ce que la technique ne guide pas le marché et inversement. Une vision à la fois technique et marketing est nécessaire. | Etude de marché, étude de faisabilité technique et financière, éléments du business plan, structure juridique. L’entrepreneur doit être capable de définir encore plus finement l’envergure de son projet à partir des données financières prévisionnelles. Il doit être capable également d’identifier le point mort, de choisir le statut juridique de l’entreprise. |
Conception | La maîtrise d’œuvre a en charge de réaliser l’ouvrage. C’est souvent à ce niveau que des éléments imprévus arrivent, que l’on constate que toutes les prévisions sont modifiées du fait d’un changement de paramètre. | Dépôt des statuts, enregistrement auprès du Centre de Formalité des Entreprises. C’est la création effective de l’entreprise. |
Tests | Des essais sont effectués afin de vérifier différents points de contrôles. Le risque est de sous-estimer cette phase essentielle. Des solutions aux problèmes peuvent être trouvées mais elles ont des implications ailleurs : on gagne d’un côté mais on perd de l’autre. | Le projet de création se caractérise par une mise en service sans essais. Le créateur n’a quasiment pas l’occasion de faire de tests et de rectifier le projet. Les tests peuvent éventuellement être associés à la première année de la création. |
Mise en service Production | L’ouvrage est mis service s’il s’agit d’un produit unique ; mis en fabrication s’il s’agit d’un produit de série ou de semi-série. | Cette étape pourrait correspondre à la 2ième année et 3ième année de la création : périodes au cours de laquelle le succès du projet n’est pas encore garanti mais pour lesquelles l’incertitude est réduite et l’expérience du créateur plus importante. |
Feed-back | Le feed-back signifie la clôture du projet : l’équipe essaie de capitaliser sur le projet afin de mieux réussir les suivants. Cette phase est parfois négligée alors qu’elle est essentielle pour mener à bien les autres projets. | Point de contrôle une fois les risques des 3 premières années d’existence passés. |
L’avantage de l’approche par le cycle de vie est qu’elle propose une série de passages obligés au chef de projet, qui ne sont d’ailleurs pas sans rappeler le phasage proposé par les organismes d’appui à la création d’entreprise. Toutefois, à la différence de ces derniers, elle met davantage l’accent sur les points de contrôle ou revue de projets à la fin de chaque phase. En management de projet, chaque fin d’étape est marquée par un bilan où l’on fait un état de l’avancement du projet et l’on décide de poursuivre le projet, de l’arrêter ou de le réorienter. Il est fait assez peu allusion à ces revues de projets en matière d’entrepreneuriat. La raison tient peut-être encore une fois à l’isolement du créateur. Ce dernier n’a pas besoin de faire de point puisqu’il n’a pas de compte à rendre à un quelconque commanditaire et qu’il n’a pas à d’équipe à manager. Nous verrons plus loin l’intérêt que peuvent avoir les revues de projets lorsque le créateur a recours à des financements externes.
Deux autres différences notables sont à constater entre l’approche traditionnelle du cycle de vie et le processus de création d’entreprise. D’une part, l’idée de test ou d’essai est prégnante dans les projets de toutes sortes (informatique, construction, nouveaux produits…). Or, quelle forme peut avoir de type de test dans la création d’entreprise ? D’autre part, partant du principe que l’entreprise aura à gérer d’autres projets par la suite et qu’il lui faut donc capitaliser son expérience, quel est l’intérêt de la revue post-implémentation en matière de création ?
Ce second point nous semble peu stratégique pour un créateur sauf pour les « serials entrepreneurs » qui ont tout intérêt à capitaliser leur expérience. Le premier point, en revanche, nous paraît essentiel. La notion de tests appliquée à la création d’entreprise peut renvoyer à deux moments de la création. On peut imaginer que le premier test est d’ordre comptable : grâce au business plan, le créateur est en mesure d’anticiper ses résultats financiers futurs et de là, décider de la poursuite de son projet ou de l’abandon. Cette transposition conduit à considérer la phase de mise en service/production comme le moment où le créateur décide de poursuivre et donc d’exploiter effectivement son entreprise. On peut imaginer également -comme cela est exposé dans le tableau 3- que le vrai test est le premier exercice comptable ; que la mise en service correspond aux deux années qui suivent et que le feed-back est le bilan après trois ans d’existence.
On voit que l’application du cycle de vie du projet à la création d’entreprise soulève des questions autres que celles évoquées avec la transposition des neuf volets du Project Management Institute. Si l’idée d’envergure est à nouveau présente, c’est le jalonnement proposé par cette approche qui intéresse au plus haut point les recherches sur le processus entrepreneurial. Les étapes du cycle de vie offrent une méthodologie de conception et de gestion de projet fondée sur les tests, la sélection et, en définitive sur la gestion des risques. Contrairement aux approches développées par les organismes d’aide à la création, le processus repose sur plusieurs filtres successifs : le créateur lui-même, les proches, les clients potentiels, les organismes d’appui. Cette vision séquentielle pourrait très bien être développée pour améliorer le processus de création d’entreprise. Une deuxième voie –fondée sur l’ingénierie simultanée (Bossard et al., 1997 ; Giard, 1999) est possible également : elle repose non plus sur la séquentialité des tâches mais sur l’ingénierie concourante, c’est-à-dire le passage de relais entre différents intervenants de la création.
Comme nous l’avons vu précédemment, le projet entrepreneurial se distingue à plusieurs niveaux des autres projets. Ainsi, vouloir appliquer les méthodes de management de projet dans ce contexte laisse présager une greffe délicate risquant finalement de tuer le projet entrepreneurial. Toutefois, plusieurs raisons laissent penser qu’il ne faut pas enterrer trop vite cette idée et qu’au minimum de bonnes pratiques sont à retenir et à proposer aux créateurs et leurs parties prenantes.
Parce qu’il constitue une projection dans l’avenir, qu’il vise la construction d’une offre nouvelle, que l’incertitude l’entourant est très importante et que la capitalisation d’expérience est difficile, le projet entrepreneurial est un projet à part entière. A ce titre, il nécessite d’être mené de façon structurée. Le management de projet en tant qu’outil de structuration a donc a priori de multiples de raisons de s’appliquer.
L’application des neufs volets du management de projet et du cycle de vie montre néanmoins qu’il n’est pas possible d’appliquer tel quel les méthodologies de gestion de projet en raison de la nature même du projet entrepreneurial. Cela tient en deux explications. D’une part, même si un certain nombre d’entreprises sont créées par une équipe, une grande majorité est créée par un entrepreneur unique. Sans vouloir limiter l’entrepreneuriat à la création en solitaire, on ne saurait rétorquer que l’entrepreneuriat est principalement une démarche individuelle d’un homme ou d’une femme qui souhaite une forme d’indépendance et pouvoir enfin accéder à une liberté d’action. On touche ici à l’essence même de l’entrepreneuriat qui se démarque assez fortement de l’idéologie du management de projet fondée sur l’effort collectif. D’autre part, le management de projet traditionnel rationnel et techniciste repose sur un principe de division entre la conception et la réalisation ou -sur la plan des acteurs- entre le commanditaire/porteur de l’idée et le maître d’œuvre. Si l’on reprend les neufs volets du Project Management Institute ou le cycle de vie, cette division est sous-entendue : derrière le mot « management » pour la première méthodologie et derrière l’idée de point de contrôle ou de jalon dans la seconde. Ainsi dans la mesure où l’entrepreneur est seul, qu’il a créé en toute liberté, les méthodologies de management de projets n’ont pas lieu de s’appliquer.
Deux remarques permettent néanmoins de contrebalancer cette conclusion partielle. Premièrement, l’idéologie du management de projet n’est pas fondée directement sur l’action collective et le contrôle mais plus généralement sur la structuration de projet jugé complexe, élaboré en contexte d’incertitude forte et de risque. Si effectivement il y a effort collectif dans bon nombre de projets, c’est parce que la taille de ces derniers le nécessite. Ainsi, le management de projet n’a pas pour but de gérer un collectif d’individus mais de faire advenir un nouvel ordre en tenant compte de cette dimension essentielle. Appliqué à la création d’entreprise, cela signifie que l’absence d’équipe ne doit pas conduire à ignorer les méthodologies de gestion de projet.
Deuxièmement, l’entrepreneur n’est pas isolé mais travaille avec différentes parties prenantes qui peuvent être considérées à certains égards comme des commanditaires de projet. Comme nous l’avons dit précédemment, l’entrepreneur est à la fois porteur de projet et maître d’œuvre. La pression exercée par un client sur son chef de projet interne ou externe ne s’applique pas dans ce cas. Pourtant, tout entrepreneur connaît cette pression à un moment de son projet : celle du banquier qui prête de l’argent et prend des garanties ou celle des organismes d’assurance-chômage, par exemple, qui menacent d’arrêter le versement d’indemnités. Ainsi, l’entrepreneur doit gérer différentes contraintes à l’image d’un chef de projet qui a pour mission de créer un produit conforme au cahier des charges du client. Il ne s’agit pas d’affirmer que le management de projet doit s’appliquer sous toutes ses formes à la création d’entreprise. Les travaux sur la transposition d’outils de gestion montrent que ces derniers doivent être adaptés au contexte. De plus, au-delà de l’application formelle d’outils, c’est l’esprit du management de projet qui doit s’imposer.
La lecture du processus entrepreneurial sous l’angle du management de projet laisse entrevoir différentes pistes de recherches à la fois pour les chercheurs et les praticiens. Outre la notion d’envergure du projet qui mériterait d’être approfondie dans le contexte culturel européen où la vision stratégique n’a pas la même connotation qu’en Amérique du nord, l’essentiel de ce travail pourrait être utilisé pour mieux accompagner le créateur d’entreprise.
Certains créateurs regrettent qu’il n’y ait pas de démarche unifiée d’accompagnement de la création. Les partenaires extérieurs – sauf peut-être dans le cas de projets à forts enjeux - ne communiquent pas entre eux sur le projet. Le créateur doit rencontrer individuellement chacun des partenaires ce qui est fortement consommateur de temps et parfois difficile à vivre dans le mesure où ces acteurs peuvent ne pas avoir le même discours.
En considérant le projet entrepreneurial comme un projet d’équipe où différents partenaires interviennent pour atteindre l’objectif commun qu’est la réussite du projet, il pourrait être envisagé de créer des structures transversales ou groupes de projets composés des parties prenantes de la création d’entreprise (banquiers, experts-comptables, pépinières, chambres de commerce, juristes, etc.). A l’image des équipes projets réunies sur un plateau technique, chaque groupe aurait en charge un ou plusieurs projets de création et se réunirait selon une planification établie au préalable. Le créateur serait suivi à la fois dans la conception de son projet que dans l’exploitation de son entreprise mais au cours des trois premières années d’exploitation. On retrouve l’idée générique de rassemblement de toutes les parties prenantes sur un même lieu à l’image du salon des entrepreneurs. Mais à la différence de ce type de manifestation, l’objectif est d’apporter une réponse sur-mesure à chaque projet avec un rapport de client à donneur d’ordre inversé à savoir que l’équipe de partenaires travaille pour le compte du créateur, considéré ici comme le commanditaire.
La question de l’application des méthodologies de management de projet à l’entrepreneuriat se pose de façon naturelle. En effet, à partir du moment où l’on considère le projet entrepreneurial comme un projet à part entière, la question du transfert des modes opératoires semble évidente.
Notre propos n’était pas ici d’affirmer que les méthodologies développées et défendues par certains courants du management de projet s’appliquent à des porteurs de projets qui ont besoin de mieux structurer leur action. Il s’agissait plutôt de poser les bases d’une réflexion s’inscrivant dans un courant de recherche émergent : celui du projet entrepreneurial. Le management de projet propose en effet des méthodologies visant la structuration des processus. En travaillant sur l’application du management de projet à l’entrepreneuriat, notre recherche contribue ainsi à alimenter ces travaux et plus généralement ceux centrés sur question du « comment ».
Outre la proposition de quelques pistes pour mieux structurer le projet entrepreneurial notre recherche a soulevé un certain nombre de questions pouvant faire l’objet de réflexions plus approfondies. Ces sujets de recherches potentiels pourraient être regroupés autour de la problématique générique qu’est la place du projet entrepreneurial dans l’anthropologie du projet (Boutinet, 2003). Notre travail montre que le projet entrepreneurial se démarque quelque peu des projets sur lesquels est fondée toute la littérature en management. Toutefois, à plusieurs égards, il leur est semblable. Ainsi, la communauté des chercheurs en entrepreneuriat aurait-elle intérêt à tirer partie des travaux en sciences sociales pour alimenter ses propres recherches. J. P. Boutinet traite communément des projets éducatifs, des projets technologiques, des projets du jeune ou du moins jeune. Pourquoi ne pas tirer profit des recherches dans ces domaines pour mieux saisir les réalités de l’entrepreneuriat ? L’autre piste consiste à étudier le processus entrepreneurial sous l’angle de l’anticipation. Boutinet (2003) considère que le projet est une anticipation opératoire mais que tout porteur de projet mobilise d’autres anticipations pour construire son avenir. Dans le même ordre d’idées, l’opposition entre projet dur et projet mou peut être source d’inspiration pour les chercheurs en entrepreneuriat.
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C’est qui a valu a Bouchikhi (1993) d’aboutir à l’idée que la chance est un facteur explicatif de la réussite d’un projet, facteur qui jusqu’alors n’avait pas vraiment été avancé dans la mesure où il est par nature imprévisible.
Voir notamment De nouvelles figures du projet en management, ouvrage coordonné par O. Germain, Caen, Editions EMS, 2006.
Dans le registre de la planification stratégique par exemple, voir la synthèse réalisée par Goy (2001) ainsi que la réflexion menée par Goy et Paturel (2004). Pour des articles à caractère normatif voir les travaux de Robinson et Pearce dont cet article récent : W.R. Sandberg, R. B. Robinson Jr and John A. Pearce II, « Why small businesses need a strategic plan », Business & Economic Review, October-december 2001.
Project Management Institute (2004).
[5] On retrouve d’ailleurs cette structuration dans la définition que donne le club de Montréal : « ensemble des méthodes et des techniques créées pour la conception, l’analyse et la conduite d’activités temporaires, fortement irréversibles, non répétitives, réalisées sous contraintes de temps, en engageant des ressources rares et limitées ».
Notamment par des clubs de réflexion tels que le Club de Montréal ou l’Association for Project Management (APM). Voir à ce titre Morris, P.W.G., « Research trends in the 1990’s : the need now to focus on the business benefit of project management”, In The frontiers of project management research, 2000, p. 31-56. Voir également Hazebroucq et Badot, Le management de projet, Paris, PUF, Que-sais-je ?, 1996.
Dans le cadre de nos activités d’enseignement et d’encadrement pédagogique, nous avons à travailler avec une cinquantaine de créateurs d’entreprises par an dont une grande partie opère individuellement et non en équipe. Nous supervisons des équipes d’étudiants chargées de réaliser l’étude de marché et le business plan pour le compte de porteurs de projet Le contenu du tableau a été rédigé à partir d’entretiens avec les entrepreneurs et la supervision d’équipes sur les cinq dernières années. L’ensemble de notre démarche est exploratoire ; il est évident que nos apports devront être validés empiriquement.
Voir le site Web de l’Agence Pour la Création d’Entreprise ou celui d’OSEO.
Cette organisation existe déjà pour des projets à forte valeur ajoutée (ex-concours Anvar par exemple) mais est totalement négligée pour des projets ayant des enjeux sociétaux moindres.