Marc Mousli
16 mars 2009
Les grandes figures du management
Pendant des siècles, les formes d’organisation du travail ont eu fort peu de points communs avec celles que nous connaissons depuis une centaine d’années. La fabrication et le commerce étaient des activités intégrées à la vie familiale de l’artisan ou du marchand. Ce n’est qu’à la fin du quinzième siècle que Luca Pacioli, le père de la comptabilité moderne, a conseillé au marchand de ne pas mélanger les comptes de son ménage avec ceux de son commerce
Le « management » a connu ses premiers balbutiements au dix?neuvième siècle, et s’est épanoui au vingtième.
« Le vingtième siècle sera le siècle du management », écrivait Henry Mintzberg en 1989. C’est dans les années 1910 que paraissent les deux ouvrages fondateurs du management moderne : « Les principes du management scientifique », de Frederick Taylor, en 1911, et Administration industrielle et générale », d’Henri Fayol en 1916. Depuis, on compte une cinquantaine d’auteurs importants, mais le management au quotidien s’inspire encore largement des deux précurseurs.
La question de l’organisation ne se posait guère avant la « manufacture », qui se généralise à partir du dix?huitième siècle. On se souvient de la fabrique d’épingles d’Adam Smith, et des vertus supposées de la différenciation des tâches :
« J'ai vu une petite manufacture qui n'employait que dix ouvriers. Quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d'épingles par jour. Ainsi, ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarantehuit milliers d'épingles dans une journée ; donc, chaque ouvrier peut être considéré comme donnant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, chacun d'eux assurément n'eût pas fait vingt épingles, peut?être pas une seule, dans sa journée ».
Quant à l’anticipation, mère de la prospective, elle a toujours été plus ou moins présente dans les préoccupations des dirigeants et des auteurs, à partir du moment où il fallait investir lourdement dans les machines?outils et dans les bâtiments qui les abritaient, ou qu’il était nécessaire de se projeter dans l’avenir pour savoir ce que l’on ferait lorsque les gisements de charbon ou de minerai en cours d’exploitation seraient épuisés.
La rationalisation du travail : le moment Taylorien?fordien.
Malgré l’admiration de Smith devant la productivité supposée des épingliers, un ingénieur qui serait entré pour de bon dans une fabrique aurait sans doute remarqué un manque de coordination entre les postes de travail, de longs temps de pause, des gestes approximatifs … et le souci des ouvriers de ne pas trop en faire, sous peine de voir le patron en demander plus encore.
Dans l’Amérique de la seconde moitié du dix?neuvième siècle, on appelait ce ralentissement volontaire des cadences
« faire le soldat ». C’est à ces freins à la production que le jeune contremaître Frederick Taylor est confronté au début de sa carrière, à la fin des années 1870. Il s’y attaque avec vigueur. Chronomètre en main, il observe et analyse avec soin les modes opératoires des meilleurs ouvriers, puis recompose le travail en combinant les gestes les plus efficaces. Il obtient ainsi la meilleure façon d’opérer, « the one best way ». Sélectionnant avec soin les hommes à l’embauche, il leur impose de soutenir le rythme ainsi « scientifiquement » établi.
Cette étude approfondie des tâches est une révolution. Avant Taylor, c’est l’ouvrier qui connaît le travail et l’exécute comme il l’entend. La hiérarchie demande que la production quotidienne corresponde à la norme qu’elle a fixée, mais elle ne s’intéresse pas au mode opératoire. Avec l’organisation scientifique du travail, le bureau des méthodes et les contremaîtres « fonctionnels » prennent la maîtrise du savoir?faire.
Contrairement à beaucoup de ceux qui adopteront ses méthodes, Taylor joue le jeu : il partage les gains de productivité entre l’employeur et les ouvriers, dont les salaires sont fortement augmentés s’ils respectent ou dépassent la norme.
Le premier grand industriel de l’automobile, Henry Ford, partage les idées de Taylor. Il impose l’organisation, demande des rendements élevés, et donne en contrepartie de bons salaires. C’est d’ailleurs nécessaire pour limiter la rotation rapide des ouvriers, qui n’apprécient guère le travail à la chaîne qu’il a institué. Ce donnant?donnant restera dans l’histoire comme la base du « compromis fordien ».
Avec Henri Fayol, brillant produit de l’école des Mines, ingénieur à dix?neuf ans et Directeur général à quarante?sept, on passe de l’organisation de l’atelier à celle de la Direction générale.
Patron des mines de Commentry et de Decazeville, il est confronté à des problèmes plus complexes que ceux rencontrés par Taylor dans les aciéries de Philadelphie, et il les regarde de plus haut. Il voit rapidement que la productivité du travail est une chose, le coût total des produits à la sortie de l’usine, une autre. Il comprend que le prix des approvisionnements, la fiabilité des outils, la disposition des lieux de travail et la qualité de l’encadrement comptent tout autant que le tonnage de charbon extrait quotidiennement par chaque mineur.
Il va tirer de sa longue expérience des leçons pour le dirigeant, qu’il publiera en 1916 dans un livre qui fera le tour du monde : « Administration industrielle et générale ».
En matière d’anticipation, il avait fixé des règles montrant le souci de la cohérence entre une vision à long terme, qu’il voulait aussi fiable que possible, et la gestion quotidienne. La programmation à court terme (mensuelle, hebdomadaire et quotidienne) était du ressort des managers de terrain. La Direction générale avait en charge le moyen et le long terme. Fayol faisait des prévisions à dix ans, réajustées chaque année en cohérence avec le budget annuel et totalement refaites tous les cinq ans.
Mary Parker Follett, l’un des auteurs les plus originaux et les plus brillants du management, n’a commencé à s’intéresser à la direction des entreprises qu’à partir du milieu des années 1920, une quinzaine d’années après la parution des « Principes du management scientifique» de Taylor.
L’organisation scientifique du travail avait alors été adoptée par de nombreux industriels américains et britanniques avec qui Follett était en contact. Elle en appréciait les progrès dans l’organisation et la productivité, mais n’adhérait pas à la vision mécaniste de l’homme que suppose le taylorisme. Pour elle, chacun a sa dignité et sa compétence. Un directeur a une vision plus large de l’entreprise qu’un ouvrier, mais il connaît mal la machine que le second maîtrise parfaitement. Les deux professionnels sont aussi utiles l’un que l’autre à la société.
Elle avait une approche très moderne de la prospective. Pour elle, le leader c’est celui qui anticipe, qui agit et qui évalue. “ La vision pour distinguer de nouveaux chemins, le courage de s’y engager, le jugement pour mesurer les résultats ? voilà quelles sont les compétences du leader. ”
La marque d’un bon dirigeant, c’est de ne jamais se laisser dépasser par les événements. Les millions de cadres travaillant toujours dans l’urgence savent que « Dans la gestion courante d’une organisation, le besoin fréquent de prendre une décision rapidement est le signe d’un manque d’anticipation » (Follett, 1941, p. 252), autrement dit, un signe d’incompétence du dirigeant ou de mauvaise organisation de l’entreprise.
Mary Parker Follett conçoit l’anticipation comme une authentique démarche prospective. Elle s’appuie en tout premier lieu sur la « vision » : « La vision de l’avenir, et la foi dans cet avenir, c’est ce qu’on appelle habituellement dans l’entreprise “anticipation” » A partir du moment où l’on connaît la direction dans laquelle on veut aller, il faut agir aujourd’hui en fonction d’un futur probable : « Pour être utilisables, les prévisions de l’entreprise sont toujours, ou devraient toujours être basées sur un futur probable. La politique de vente, par exemple, n’est pas guidée seulement par l’historique des ventes, mais par ce que l’on pense pouvoir vendre dans l’avenir »4.
Et le dirigeant de qualité ne se contente pas de « regarder l’avenir pour éclairer le présent » : il fait ce qu’il faut pour que le futur souhaité se réalise. Il est proactif : « Anticiper, ce n’est pas seulement prévoir ; c’est beaucoup plus que prédire ce que sera le prochain événement. C’est plus que faire face au prochain événement, c’est créer le prochain événement. »
Follett. Grâce à une série d’expériences menées à Hawthorne, près de Chicago, dans une usine de la Western Electric, une équipe de chercheurs de l’Université de Harvard montre que les ouvriers travaillent mieux quand la hiérarchie s’intéresse à leurs conditions de travail dans l’atelier et à leurs conditions de vie hors de l’usine. Ce constat, qui nous semble banal, fut difficilement accepté à l’époque. Les expériences de Hawthorne ont été discutées, disséquées et contestées jusqu’à nos jours.
Elton Mayo, qui pilotait ces travaux, fit néanmoins école, et de nombreux chercheurs ont par la suite travaillé sur la motivation au travail. Le plus célèbre est Abraham Maslow, qui a repéré cinq types de besoins chez l’homme, et les a hiérarchisés, faisant l’hypothèse que l’on ne cherche des satisfactions de niveau élevé, comme la reconnaissance sociale, l’estime de son entourage et le sentiment de réalisation de soi, que lorsque ses besoins physiologiques et sécuritaires sont satisfaits. C’est la « pyramide » de Maslow – qu’il présentait en fait sous la forme d’une liste.
Pyramide ou liste, les hypothèses de Maslow sont contestables et contestées : il est aujourd’hui admis qu’aucun homme ne se contente de manger à sa faim et d’être protégé des éléments hostiles de son environnement. Chacun a besoin de contacts sociaux et d’estime, même s’il vit dans des conditions matérielles difficiles.
Pour le prospectiviste, dont le premier souci est d’avoir une vision globale du système qu’il étudie, cette prise en compte de l’homme dans son intégralité est une leçon à ne jamais oublier. Contrairement à ce que pensait Taylor, aucun ouvrier ne laisse sa personnalité au vestiaire, et ses préoccupations extérieures entrent avec lui dans l’atelier.
On a pu dire que pour Taylor l’homme se résumait à des bras et que Mayo s’était préoccupé de son cœur. Crozier, lui, s’intéresse à sa tête. Il mène un travail minutieux d’observation dans de grands établissements de la Poste et du SEITA (Service d’Exploitation Industrielle des Tabacs et Allumettes, qui fabriquait et commercialisait ces produits à l’époque où l’état français en avait le monopole). Il en tire des enseignements sur les questions de pouvoir, de jeux d’acteurs, d’acceptation du changement. Ce sera la matière d’un livre capital : « l’acteur et le système », écrit avec Erhard Friedberg, un sociologue d’origine autrichienne qui succèdera à Crozier à la tête du Centre de Sociologie des Organisations – créé à Paris en 1961.
On retiendra de ces travaux que l’homme ne peut pas être enfermé dans des procédures et des systèmes hiérarchiques rigides. Il n’a de cesse de repérer les zones d’incertitude, de flou, dans lesquelles il se crée des marges de liberté lui permettant d’atteindre ses propres objectifs, différents de ceux de l’organisation.
Michel Crozier a aussi joué un rôle de « passeur », faisant connaître en France Herbert Simon et James March, inventeurs de quelques concepts révolutionnaires – aujourd’hui généralement adoptés par les chercheurs, si ce n’est par les praticiens – comme la rationalité limitée. Dans la théorie classique, l’acteur économique qui doit prendre une décision est censé partir d’une idée claire de ses préférences, réunir l’ensemble des informations lui permettant de formuler tous les choix possibles, en mesurer les avantages et les inconvénients et retenir le meilleur. Simon et March montrent qu’en fait le décideur n’a ni le temps ni l’envie de parcourir toutes ces étapes : il s’arrête à la première solution satisfaisante sans rechercher l’optimum.
Leurs membres ont plusieurs activités en parallèle, participent de façon variable aux processus de décision et s’impliquent en fonction de leurs propres objectifs. Les problèmes, les participants et les solutions possibles se présentent dans un ordre aléatoire, comme des papiers jetés au hasard dans une corbeille.
Les membres de l’organisation vont certes chercher des solutions aux problèmes posés, mais ils cherchent avec autant d’énergie des problèmes pour les solutions qu’ils maîtrisent.
Pour le prospectiviste, les apports de Crozier sont capitaux, pour le jeu des acteurs. Les acteurs de Mactor sont ceux décrits par Crozier. Ils disposent « d’une marge de liberté qu’ils utilisent de façon stratégique dans leurs interactions avec les autres »
Pour importants et réjouissants qu’ils soient, les travaux de Crozier ou de March ne sont pas toujours directement utilisables dans les entreprises. Dans les années 1960, des travaux plus opérationnels se développent à Harvard et à l’Institut Carnegie Mellon de Pittsburg, en Pennsylvanie, où enseigne Igor Ansoff.
Leur objectif est d’aider les dirigeants à se projeter dans l’avenir, avec la « planification stratégique ». Les schémas développés par Ansoff et par ses collègues et concurrents de Harvard sont comparables. Il s’agit de déterminer quelles sont les forces et les faiblesses de la firme et d’analyser son environnement pour évaluer les opportunités et les menaces qui peuvent advenir. En croisant les données internes et externes, les stratèges formulent des « orientations stratégiques » qui se traduiront en « plan stratégique ».
Ansoff s’intéresse aussi aux diversifications, question qui passionnait alors les grands groupes, mais a perdu de son intérêt depuis que les entreprises sont incitées par les investisseurs et les analystes financiers à se recentrer sur leur
La planification stratégique connaît un succès considérable, mais éphémère. En effet, les analyses et les études mobilisent beaucoup de cerveaux – ce qui est coûteux – et prennent beaucoup de temps, ce qui est gênant lorsque l’environnement est très instable. Ansoff et ses collègues de Harvard sont rattrapés par la crise au milieu des années 1970. Les outils complexes et les plans à long terme ne sont plus d’actualité. Il faut réagir sans délai et s’adapter à des situations imprévisibles et peu contrôlables. La planification est supplantée par le « management stratégique ». Les managers de terrain prennent le dessus et l’on cherche avant tout à satisfaire sans délai le client et si possible à le fidéliser.
Au?delà des modes, les apports d’Ansoff sont importants pour la prospective stratégique « à la française », qui partage sa volonté de fournir des outils pour aider à réfléchir, et de ne jamais perdre l’action de vue. Les défauts de la planification stratégique sont des pièges dans lesquels les prospectivistes expérimentés ne tombent plus. Il faut savoir ajuster les démarches et les études aux objectifs poursuivis, et retenir les leçons de James March sur la décision : il est illusoire de croire qu’une connaissance exhaustive d’une situation rend la décision meilleure !
À la fin des années 1970 deux ingénieurs américains, William Deming et Joseph Juran, développent le management par la qualité aux États?Unis, après avoir contribué aux succès des industries japonaises. Tardivement reconnu par leurs compatriotes, le TQM (management par la qualité globale) va faire le tour du monde.
Les entreprises qu’il cite en exemple n’auront pas que des succès, mais ce démenti des faits ne douchera pas l’enthousiasme des lecteurs.
Tom Peters reste l’un des « gourous » du management les plus demandés du monde, même s’il est passé, au fil des années, de la passion de l’excellence à celle du changement, tout en continuant à préférer l’action à la réflexion et à se méfier des concepts et des théories. Il publie en 1987 Le Chaos Management, dans lequel il prône un modèle d’entreprise souple et réactive, avec des structures « plates » (peu de niveaux hiérarchiques) et de petites unités autonomes et responsables capables de « sentir » les besoins du client et d’y répondre très rapidement.
Il garde son obsession de la qualité, du service et de la réactivité face au marché, mais finit par déclarer qu’« il n’y a pas d’entreprise excellente », et que pour réussir le secret est de choisir un système – n’importe lequel parmi les six ou sept possibles – et de l’appliquer avec rigueur et constance.
La planification stratégique a été exécutée avec talent par Henry Mintzberg dans son livre: « Grandeur et décadence de la planification stratégique » (1994). En fait, le chercheur canadien s’attaque surtout à la planification. Il propose un nouveau regard sur la stratégie, indispensable puisqu’elle est l’art de faire des choix tenant compte de l’environnement et de ses évolutions à venir. Nombre de ses apports sont importants pour le prospectiviste. Par exemple, la mise en évidence des « stratégies émergentes » entre en résonance avec le « triangle grec ». L’appropriation n’est pas le résultat d’une communication réussie : elle participe à l’anticipation et prépare l’action, dans une relation dialectique.
Peter Drucker était issu d’une famille de la bourgeoisie intellectuelle viennoise, cultivée et aimant les arts. Il avait été élevé au milieu d’universitaires, de politiques et de hauts fonctionnaires, et en avait gardé une grande curiosité, une boulimie de connaissances et une vaste culture, peu courante dans les milieux industriels qu’il fréquenta toute sa vie. C’est en 1941, à 32 ans, qu’il découvre le management. Il y fera merveille grâce à ses connaissances étendues et variées, ses grandes qualités pédagogiques, son style simple et clair et surtout son solide bon sens. Au fil de ses missions dans de grandes firmes comme General Motors ou General Electric, il va acquérir l’expérience de la gestion, et il connaîtra un immense succès comme consultant, journaliste et auteur.
Pour lui, les seuls facteurs qui font progresser une entreprise sont la compétence, la capacité d’innovation, l’attention portée aux clients et une organisation du travail qui respecte les hommes. Il inventera des outils comme la DPO (Direction par objectifs) qui l’a rendu célèbre, et qui est encore appliquée dans la plupart des entreprises. De même, les organisations décentralisées qu’il a toujours défendues restent l’idéal de nombre de managers. Il était très en avance sur son temps quand il montrait que le monde allait vers une économie de la connaissance, que les ordinateurs joueraient un rôle de premier plan dans l’organisation du travail (il écrivait cela en 1950) et que la formation de l’encadrement était une priorité. Dès 1979, il prévoyait que dans les pays avancés les « travailleurs du savoir » deviendraient majoritaires.
Une version courte de ce texte, accompagnée de notices biographiques de six auteurs, a été publiée sous le titre « Un siècle de management » dans le magazine ALTERNATIVES ÉCONOMIQUES, Hors série n°79 (L’entreprise) au 1er trimestre 2009. |
TAYLOR Frederick | 1856 - 1915 | USA |
CROZIER Michel | 1922 | F/USA |
PORTER Michael | 1947 | USA |
FOLLETT Mary | 1868 - 1933 | USA / RU |
MAYO Elton | 1880 - 1949 | Australie/ USA |
MARCH James | 1928 | USA |
ANSOFF Igor | 1918 - 2002 | USA/ Suisse |
MINTZBERG Henry | 1939 | Canada/USA |
FAYOL Henri | 1841 - 1925 | F |
DRUCKER Peter | 1909 - 2005 | Autriche/ RU/ USA |
Les textes ci-joints sont extraits d’une série d’articles parus (ou à paraître, pour les articles sur Ansoff et Porter) dans le magazine :
Sur le site du magazine, une série d’articles sur l’actualité du management et de la gestion (gratuits pour la plupart) :
Né en 1856 dans une vieille famille Quaker de Philadelphie, Frederick Winslow Taylor est promis à une carrière de juriste, comme son père, mais il ne s’intéresse guère au droit. Admis à l’Université d’Harvard, il préfère, par goût de la mécanique, entrer comme ouvrier dans une petite entreprise appartenant à un ami de sa famille. Dès ses premiers mois d’atelier, il est choqué par le faible rendement de ses camarades, qui s’organisent entre eux pour limiter leurs efforts et ne travailler le plus souvent qu’au tiers de leur capacité. Leur raisonnement est logique : s’ils sont payés à la journée, ils ne gagnent rien à en faire plus, et s’ils sont payés aux pièces ils savent que s’ils dépassent trop facilement les quotas de production, le chef d’atelier fera revoir les taux. Ils travailleront alors plus pour le même salaire. Ils s’arrangent donc pour freiner la production et ralentir les machines. Selon l’expression anglaise ils « font le soldat », l’armée étant alors considérée comme le modèle le plus achevé de fainéantise.
Le jeune Frederick, lui, est un travailleur acharné qui, après sa journée à l’usine, passe une partie de ses nuits à préparer le diplôme d’ingénieur mécanicien. En 1878, il est chef d’équipe à l’atelier des machines de la Midvale Steel Company. C’est là qu’il engage son combat pour la productivité. Ses premières innovations sont techniques. Il invente de nouveaux outils d’usinage en acier au chrome et au tungstène, qui permettent de quadrupler les vitesses de coupe des métaux. Il améliore leur forme, leur refroidissement, ainsi que le réglage des machines. Il étudiera ces questions pendant vingt-cinq ans, avec l’aide ponctuelle de collaborateurs comme Carl G. Barth, un excellent mathématicien, ou Henry L. Gantt, l’inventeur du diagramme de Gantt, un outil de planification des tâches encore utilisé aujourd’hui.
1
Article paru en octobre 2006 dans le n°251 d’Alternatives économiques. Le site d’Alternatives économiques :
offre un ensemble d’articles de qualité sur les questions économiques et sociales.
point la méthode qui le rendra célèbre : il choisit de bons ouvriers, leur demande d’exécuter la même opération, décompose chacun de leurs mouvements, compare leur efficacité et reconstruit la meilleure façon d’opérer – « the one best way » - en enchaînant les gestes permettant d’abattre le plus de besogne rapidement et avec le moins de fatigue possible (voir encadré). C’est la base de la révolution taylorienne : le bureau des méthodes prend le contrôle du poste de travail, et ne laisse à l’ouvrier que le soin d’exécuter ce qui a été conçu par les ingénieurs. Les tours de main, l’expérience de l’homme de métier, perdent beaucoup de leur importance, et la voie est ouverte aux ouvriers dits « spécialisés » – c’est-à-dire n’effectuant qu’une série limitée d’opérations parfaitement définies – que l’on retrouvera sur les chaînes des usines de montage d’automobiles. C’est en s’appuyant sur les travaux de Taylor qu’Henry Ford développera dès 1903 cette forme efficace mais particulièrement déshumanisante d’organisation, magnifiquement illustrée par Chaplin dans Les temps modernes.
En 1898 il est recruté comme ingénieur conseil par la Bethlehem Steel Company, un producteur d’acier. Il va y réaliser ses expériences les plus fameuses. Dans « Les principes du management scientifique » (publié en 1911), il raconte comment il a quadruplé le tonnage de gueuses de fonte – des lingots de 45 kilos chacun – manutentionnées par Schmidt, un manœuvre peu intelligent mais courageux et âpre au gain. En rationalisant les gestes, en dosant soigneusement temps de travail et temps de repos, il fait charger par son cobaye, en une journée de dix heures, 47,5 tonnes au lieu des 12,5 tonnes habituelles. Il récompense Schmidt largement, faisant passer son salaire quotidien de 1,15 dollar à 1,85 dollar.
Taylor arrange un peu l’histoire, pour illustrer toutes les phases de sa méthode. Premier point, le recrutement : il choisit un ouvrier robuste, qui « chaque soir repart chez lui d’un bon pas, aussi frais que le matin en arrivant ». L’homme est également courageux : avant et après sa journée de travail, il bâtit lui-même sa future maison. Deuxième point, la formation ; les premiers jours, un assistant suit Schmidt pas à pas, lui montre les gestes à faire, lui indique à quel moment il doit s’arrêter pour se reposer, puis repartir. Troisième élément, le partage du gain. La Bethlehem Steel Company fait l’économie de trois manutentionnaires sur quatre, et Schmidt empoche 70 cents de plus par jour, soit une augmentation de 60 %. L’incitation par le salaire fait partie du « système », et Taylor pense que « le principal objet du management est d’assurer le maximum de prospérité pour l’employeur, couplé avec le maximum de prospérité pour chaque employé ».
Les méthodes tayloriennes ont mis du temps à se diffuser aux États-Unis et dans le monde. Taylor a pourtant consacré les quinze dernières années de sa vie à les faire connaître, comme consultant, auteur et conférencier. Il a formé des disciples de grande qualité, parmi lesquels Franck Gilbreth, spécialiste de l’analyse du mouvement par la photo et le cinéma, et Henry Gantt, déjà cité. Mais, dès l’origine, les oppositions sont fortes. Les syndicats se battent avec détermination contre ce « travail en miettes » et la dépossession des ouvriers qualifiés de leur dernière parcelle d’autonomie. Et ils remportent des victoires : en 1915, après une grève dans l’arsenal de Watertown, près de Boston, le Congrès américain interdit le chronométrage et le salaire aux pièces dans les arsenaux militaires. Taylor est affecté par cet échec. Il meurt le 21 mars 1915.
Le taylorisme finira par être adopté par de très nombreuses entreprises. Mais la guérilla entre les ouvriers et les contremaîtres continuera longtemps. Donald Roy, un sociologue américain, a décrit en détail les stratégies ouvrières de résistance, dans les années 1940. Trente ans après Taylor, le « freinage » de la production avait fait plus de progrès que le chronométrage !
La méthode « scientifique » à la Taylor 1 Étudier comment plusieurs ouvriers habiles exécutent l’opération 2 Décomposer leurs gestes en mouvements élémentaires 3 Éliminer les mouvements inutiles 4 Décrire chaque mouvement élémentaire et enregistrer son temps 5 Ajouter un pourcentage adéquat aux temps enregistrés, afin de couvrir les inévitables retards 6 Ajouter un pourcentage pour les repos, étudier les intervalles auxquels ils doivent être accordés pour réduire la fatigue 7 Reconstituer les combinaisons des mouvements élémentaires les plus fréquents 8 Enregistrer le temps de ces groupes de mouvements et les classer 9 Élaborer des tables de temps et de mouvements élémentaires. |
Michel Crozier est né en 1922, dans la même décennie que les meilleurs sociologues du monde du travail au vingtième siècle. Son nom restera attaché aux employés de bureau, comme celui d’Alain Touraine aux ouvriers, d’Henri Mendras aux paysans ou de Jean-Daniel Reynaud aux relations sociales et aux syndicats. Fils d’un petit entrepreneur de la banlieue parisienne, son enfance est heureuse. Excellent élève, il refuse de faire une prépa scientifique pour tenter d’intégrer une grande école d’ingénieurs. Il préfèrerait Sciences-Po, mais son père est réticent devant cette institution qui a la réputation d’une école snob. Après négociation, ce sera HEC, sans enthousiasme.
Après ce premier séjour Outre-Atlantique, il revient chez ses parents pour écrire sa thèse, qu’il soutient en 1949 et publie deux ans plus tard sous le titre « Usines et syndicats d’Amérique ».
L’Amérique tiendra une place de choix dans sa vie, mais il ne réussira jamais à sauter le pas et à s’y installer définitivement. Des universités aussi prestigieuses que Stanford, Harvard ou Irvine l’accueilleront pendant des périodes plus ou moins longues. Il reconnaît que la vie des professeurs et des chercheurs y est particulièrement agréable et stimulante, mais à chaque fois, au moment de choisir, il rentre en France, animé par le désir de compter dans la vie intellectuelle et politique de son pays.
Il passe un peu de temps en Grande-Bretagne et en Belgique, puis intègre le CNRS et s’installe à Paris, où il continue à fréquenter des Américains, notamment Daniel Bell, précurseur du « post-industrialisme », notion que Crozier reprendra dans les années 1980.
Il poursuit avec bonheur sa carrière de chercheur, commencée sur les routes américaines. Son premier grand « terrain » est le Centre de Chèques postaux de Paris. Il démarre avec une question très datée : « Pourquoi les employés de bureau n’ont pas de conscience de classe ? », qu’il oubliera très vite, absorbé et passionné par l’observation minutieuse de la vie quotidienne des employées (à l’époque, ce sont toutes des femmes), leurs relations entre elles et avec la hiérarchie.
Il travaille ensuite sur une population comparable dans les milieux de la banque et de l’assurance. Mais ce sont les observations et les analyses réalisées au Centre de chèques qui nourriront la plupart de ses livres, à commencer par « Petits fonctionnaires au travail », publié en 1956.
Il publie aux États-Unis The Bureaucratic Phenomenon, qu’il reprendra en France sous le même titre : Le Phénomène bureaucratique, en1963. C’est le livre fondateur de la sociologie des organisations en France. On y trouve tous les éléments de l’analyse stratégique, l’un des apports méthodologiques majeurs de Michel Crozier.
Max Weber estimait que le système bureaucratique était supérieur à toutes les autres formes d’organisation, grâce à l’impersonnalité des règles – gage d’impartialité –, à la compétence des professionnels et à une hiérarchie structurée ; Crozier ne le regarde pas avec la même bienveillance. Il considère que la bureaucratie a trouvé ses limites à cause de la complexité croissante de l’environnement dans lequel les salariés évoluent. L’observation de terrain lui a montré que dans un système bureaucratique l’individu résiste en s’appropriant les règles du jeu et en les utilisant à son profit. Contrairement au rêve de Frederick Taylor, il est impossible de tout régler ; pour qu’une organisation fonctionne, il faut des zones de flou, d’incertitude. L’« acteur » - un conceptclef chez Crozier – va chercher à maîtriser à son profit ces marges d’incertitude pour les transformer en marges de liberté qui lui permettront d’atteindre ses propres objectifs.
En 1977, après quelques années d’enseignement en France et aux États-Unis, Crozier publie en collaboration avec Erhard Friedberg7 son plus important ouvrage théorique : L’acteur et le système, qu’il définit comme un « manuel de sociologie de l’action organisée ». S’appuyant sur les enquêtes de terrain déjà décrites, mais aussi sur un corpus important d’œuvres de sociologie et de théorie des systèmes, les auteurs approfondissent les questions de pouvoir, de jeux d’acteurs, de régulation et de changement. Il ne s’agit pas d’un livre de management à proprement parler, mais il est extrêmement utile pour des managers, puisqu’il les aide à comprendre comment fonctionnent les organisations.
Cet ouvrage marque l’apogée de ses travaux de chercheur. Michel Crozier en utilisera les enseignements lorsqu’il sera appelé au chevet d’organisations en difficulté comme la SNCF en 1987 ou Air France en 1993. Mais à la fin des années 1970 il passe de l’analyse à la prescription, cherchant à peser sur la vie politique française comme conseiller de Jean-Jacques Servan-Schreiber, Jacques Chaban Delmas, Jacques Delors, puis Raymond Barre ou Édouard Balladur.
Il continuera néanmoins à diriger jusqu’en 1993 le CSO (Centre de sociologie des organisations), qu’il avait créé en 1961 en appliquant ses propres théories : contraint d’appartenir à une grande structure nationale pour être écouté, il s’était construit une petite organisation à la marge du CNRS, où il avait sa « zone d’autonomie » … et de pouvoir. Mais ses séjours aux États-Unis, ses nombreux voyages au Japon ou en Suède, où il est le plus connu des sociologues français, ont souvent rendu difficile le maintien de son autorité sur le Centre qu’il était censé diriger. Il a eu de nombreux démêlés avec l’administration, ses pairs et ses collaborateurs.
Il a moins de réussite avec ses travaux universitaires : ses méthodes d’enquête et d’analyse sont très lourdes, il a des ambitions et des idées, mais pas toujours les moyens ni le temps d’aller jusqu’au bout. Nombre d’enquêtes qui s’annonçaient passionnantes ne seront donc pas exploitées à fond, et certaines de ses missions se termineront plus rapidement qu’il ne l’aurait souhaité. En 1987, il renonce à tirer tous les enseignements de son audit de la SNCF, à cause du changement de gouvernement et de Président de l’entreprise ferroviaire. En 1993, chez Air France, où il mène une mission importante pour Christian Blanc avec François Dupuy, l’un de ses anciens étudiants, il commet une maladresse médiatique qui lui vaudra d’être débarqué.
Il n’en reste pas moins notre plus grand sociologue vivant, et l’un des rares à influencer fortement le monde de l’entreprise.
L’ANALYSE STRATÉGIQUE DES ORGANISATIONS
Les outils utilisés pour réaliser le diagnostic d’une organisation :
? Le sociogramme, représentation schématisée des relations entre les acteurs, dans laquelle on repère les alliances, les conflits, les dépendances entre acteurs : qui choisit qui ?, qui rejette qui ?
? La grille d’analyse stratégique, qui met en forme de façon simple et qui relie entre eux le contexte, les problèmes à résoudre et les stratégies des acteurs. C’est un simple tableau comportant cinq colonnes : Acteur, Objectifs, Ressources, Contraintes, Stratégies. Elle n'a d'utilité que si l’on maîtrise bien le cadre conceptuel qui la sous-tend.
En s’appuyant sur la grille d’analyse stratégique, l’observateur :
1/ Identifie les acteurs, leurs stratégies et leurs objectifs (problèmes à résoudre)
2/ Repère les relations entre acteurs et les phénomènes de pouvoir qui les structurent (donc les incertitudes, et les acteurs qui les contrôlent).
4/ Détecte les modes de régulation à partir des « arrangements » (solutions trouvées par des acteurs pour concilier leurs intérêts divergents), ainsi que les vraies règles du jeu social et relationnel (souvent informelles)
5/ Détermine les coûts économiques, psychologiques, sociaux, émotionnels, des arrangements, et qui les supporte : des acteurs de l’organisation, l'organisation dans son ensemble, des acteurs extérieurs ? Les acteurs trouvent plus facilement un arrangement s’ils en font supporter le coût par des tiers.
Marc Mousli
Si nombre de gourous du management sont arrivés à cette discipline par des chemins détournés, ce n’est pas le cas de Michael Porter. Il est né en 1947 dans le Middlewest, à Ann Arbor, une petite ville universitaire du Michigan proche de Detroit. Il y avait là une usine de moteurs Ford reconvertie, pendant la guerre, en fabrique d’avions B24. On y trouvait donc de nombreux militaires, dont le père de Michael, un officier.
Le jeune Porter fait de bonnes études scientifiques à l’Université de Princeton, puis il part pour Harvard où il obtient un MBA à la Business School en 1971 et un doctorat en économie industrielle à l’Université, en 1973. Aussitôt recruté comme enseignant, il ne quittera plus Cambridge, où il dirige aujourd’hui un Institut patronné conjointement par les deux institutions voisines.
HBS.
Michael Porter est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de la stratégie des organisations. En fait, les domaines dans lesquels il laissera sa marque sont surtout l’analyse industrielle et le développement économique des territoires. Ses apports théoriques ne sont pas considérables, mais c’est un vulgarisateur de génie. Il a assimilé tout ce qui a été découvert avant lui, s’inspirant notamment de Joseph Schumpeter, qui fut lui aussi professeur à Harvard, de 1932 à 1950.
Il a formalisé une approche nouvelle de la concurrence, ne la limitant pas à un affrontement sur les prix et les produits entre firmes ayant toutes la même stratégie sur un marché. Son apport tient en peu de mots : la prise en compte de l’environnement économique.
Ce sont les « Cinq forces » (Cf. schéma), une grille d’analyse stratégique devenue classique que Michael Porter présente dans Competitive Strategy, paru en 1980 (en français, Choix stratégiques et concurrence).
C’est un succès colossal chez les praticiens et les consultants du monde entier. Le livre a déjà été réédité soixante-deux fois en anglais et traduit en dix-neuf langues !
Les Cinq forces de Porter
Comment l’entreprise peut-elle renforcer sa position concurrentielle ?
Pour empêcher de nouveaux entrants de venir prendre des parts de marché, les firmes en place vont chercher à élever des « barrières à l’entrée » telles que leur propre avance technologique, leur maîtrise des coûts de production grâce aux économies d’échelle, l’obligation de disposer de capitaux importants pour s’installer, les brevets, les contrats exclusifs avec les réseaux de distribution, etc.
Le pouvoir de négociation des clients et celui des fournisseurs sont basés sur des rapports de forces. Avoir un fournisseur unique pour un composant essentiel place la firme en position de faiblesse. Inversement, le petit client a un pouvoir de négociation infime face à un industriel en situation de quasi-monopole.
Se prémunir contre l’arrivée de produits de substitution est un exercice plus difficile. Il n’y a que deux réactions possibles : empêcher la distribution du nouveau produit, par exemple en obtenant des autorités qu’elles durcissent les normes, ou l’intégrer purement et simplement dans sa propre gamme.
Quelques années plus tard il sera contraint par la réalité à nuancer cette vision extrêmement libérale de l’économie, lorsqu’il s’intéressera à la compétitivité des territoires. Mais il distinguera toujours les actions qu’il juge légitimes, comme développer l’éducation et la formation, favoriser la recherche ou aider à la création d’entreprises nouvelles, et celles qu’il estime néfastes comme limiter la concurrence ou les échanges – par exemple en taxant des importations – ou encore soutenir une entreprise moribonde.
Les analyses structurelles sont menées pour faciliter les choix stratégiques. Pour Porter il n’y a que trois stratégies possibles, entre lesquelles il faut choisir, sans les combiner : la domination globale par les coûts, la différenciation et la concentration (parfois appelée « focalisation »).
La domination globale par les coûts est facile à comprendre, moins à réussir. Elle n’est possible que si la firme a une part de marché importante et est capable d’une grande rigueur de gestion.
La différenciation suppose que les produits offerts soient perçus par le client comme ayant un caractère unique, ce qui permet de les lui faire payer plus cher. C’est la stratégie classique des grandes marques qui comptent sur l’innovation, le design et la publicité pour faire la différence.
Enfin, la concentration est une stratégie de « niche ». L’entreprise ne peut pas se battre sur les coûts, et ne sait pas se différencier sur l’ensemble du marché. Elle restreint donc sa cible et s’adapte étroitement à un segment limité de la clientèle.
De la concurrence entre entreprises à celle entre pays.
En 1983, les États-Unis perdent du terrain face aux pays émergents de l’époque comme le Japon, Taïwan ou la Corée, notamment dans les technologies de pointe. Le Président Reagan demande à John A. Young, le patron de Hewlett Packard, de présider une commission sur la compétitivité industrielle des États-Unis. Composée de treize PDG, un banquier, un fonctionnaire, un ex-syndicaliste et quatre universitaires, dont le jeune professeur de Harvard, elle remettra un rapport qui n’aura guère d’écho.
À l’occasion des réunions de la Commission, Michael Porter constate que la notion même de compétitivité n’est pas comprise de la même façon par tous les membres. Avec ses méthodes habituelles, il va donc construire un outil d’analyse simple, le « diamant de Porter » (cf. encadré), qu’il va appliquer à une dizaine de pays. Les résultats de ce travail sont publiés en 1990 dans un pavé de près de 900 pages : The Compétitive Advantage of Nations (L’avantage concurrentiel des nations).
Michael Porter montre l’efficacité d’une forme particulière de développement : le « cluster » (ou « grappe »), réseau d’acteurs locaux autour d’une « industrie » donnée. On y trouve des producteurs ayant entre eux des relations de coopération et de concurrence, des universités, des laboratoires de recherche, des organismes de financement et des pouvoirs publics locaux, régionaux, voire nationaux. Le prototype du cluster est Silicon Valley, et sa traduction française des années 2000 le Pôle de compétitivité.
L’intérêt de ces coopérations de proximité est attesté par de nombreuses réussites originales, depuis les districts industriels du nord et du nord-est de l’Italie jusqu’au cluster des biotechnologies de Boston-Cambridge.
De très nombreuses entreprises font appel à Michael Porter. Après Reagan, il a conseillé Bill Clinton et est proche d’Al Gore, dont il partage les préoccupations écologiques. Il s’intéresse aussi à des questions d’intérêt général : le système de santé, le développement rural ou les quartiers difficiles – il a fondé en 1994 une organisation sans but lucratif, The Initiative for a Competitive Inner City (Initiative pour la compétitivité des quartiers pauvres).
Depuis les premiers travaux de Porter sur la stratégie d’entreprise, trente années se sont écoulées. Des centaines de chercheurs et de praticiens ont fait progresser la discipline et plusieurs d’entre eux ont remis en question l’approche du professeur de Harvard, lui reprochant entre autres de ne s’adresser qu’aux très grosses entreprises, et contestant la validité de ses méthodes en période de crise ou de fortes turbulences économiques. Ces critiques n’ont jamais ébranlé la position de Porter. Dans un article récent de la HBR (janvier 2008), il décrivait une fois de plus ses « Cinq forces », et ni sa réputation ni son audience ne sont en baisse auprès des dirigeants, des enseignants d’écoles de commerce ou des consultants.
Ce n’est pas à quelques doux écologistes ni à une assemblée paroissiale que ces phrases s’adressent. C’est à un public de dirigeants d’entreprises réunis à New York, en 1926. Et Mary Parker Follett, qui les prononce, est une consultante très écoutée dans le monde des affaires. Peter Drucker, le « pape du management », l’appelle même "L'étoile la plus brillante au firmament du management".
Pour Mary Parker Follett, le management est pourtant une vocation tardive. Née près de Boston en 1868, elle appartient à une vieille famille quaker d’origine britannique. L’héritage de son grand-père l’aidera à être indépendante toute sa vie.
Elle étudie à Harvard et en Angleterre, et s’intéresse beaucoup aux sciences politiques. Elle publiera deux livres relevant de cette discipline : en 1896, une étude du rôle du président de la Chambre des représentants, et en 1918 un ouvrage original sur le fonctionnement des groupes et la démocratie, The New State. C’est dans ce contexte qu’elle participe au mouvement progressiste, au sein de la Women’s League de Boston. La Ligue a de nombreux champs d’action – notamment en faveur du vote des femmes – mais c’est surtout à la vie quotidienne dans les quartiers difficiles que Mary Follett se consacrera pendant plus de vingt ans, créant et animant des centres de quartier, des cours du soir pour les nouveaux immigrés, des bureaux d’orientation professionnelle pour leurs enfants.
On trouve les premières manifestations de cet intérêt pour le management dans son troisième livre, L’expérience créatrice, paru en 1924. Traitant de philosophie, de psychologie, de droit, il est nourri de toute son expérience de terrain et de ses débats avec ses amis juristes, philosophes ou journalistes politiques. Harvard est, en ce début du 20e siècle, le cerveau des États-Unis, et Follett entretient des relations amicales et professionnelles avec les intellectuels qui gravitent autour des philosophes comme William James et George Santayana, ou de Roscoe Pound, Olivier Holmes et Louis Brandeis, juristes de premier plan.
A partir de 1925, à 57 ans donc, elle se consacre définitivement au management. Elle intervient dans des séminaires de formation de cadres et de dirigeants, et c’est lors de la session 1924-25 du Bureau of Personnel Administration qu’elle prononce sa célèbre conférence sur le « Conflit constructif ».
“ Nous devons regarder la vie en face, telle qu'elle est, et comprendre que la diversité est une de ses caractéristiques essentielles… Craindre le différend, c'est avoir peur de la vie même. Le conflit n'est pas nécessairement l’expression brutale et coûteuse d'incompatibilités, mais un processus normal par lequel des différences précieuses pour la société s'affirment et font progresser tous ceux qui sont concernés. ”
Follett propose au contraire de régler les différends sans gommer les différences, par “ l’intégration ”. Il s’agit, pour les adversaires, d’étudier ensemble la « situation » - concept qui articule dans un même système le contexte, l’historique, les positions et les demandes des parties – et d’imaginer une solution qui réponde simultanément à leurs vrais besoins. Cette méthode lui a valu le surnom d’“ apôtre de la troisième voie ”. Elle est à l’origine du courant qui promeut la négociation “ gagnant-gagnant ”, représenté notamment par Roger Fisher et William Ury, dont le livre célèbre « Getting to Yes » s’inspire largement de Follett (en français : Comment réussir une négociation, éditions du Seuil)
Les enseignements de Follett sont marqués par un profond respect de l’individu. Quarante ans avant Douglas McGregoret sa “ théorie Y ”, elle affirme que tous les hommes, sans exception, peuvent apporter quelque chose à leur groupe ou à leur entreprise. Elle assume l’héritage du management scientifique, qui avait fait progresser fortement la productivité des usines et le niveau de vie des ouvriers. Mais elle en dénonce déjà la faiblesse essentielle de façon très clairvoyante : “ on ne peut pas tracer une frontière nette entre la programmation et l’exécution ” et “ les meilleurs exécutants sont ceux qui sont capables de participer à la programmation ”
La richesse et l’originalité des textes de Follett sont surprenantes. “ Parions que plagier les idées de madame Follett ferait passer l’auteur du méfait pour un esprit avant-gardiste … même en cette fin de siècle. ” écrivait le Québecois Jean Boisvert, en 1994. Le pari reste valable au début du siècle suivant.
Marc Mousli
S’il est un homme qui a marqué les théories du management, c’est bien Elton Mayo. Son nom est inséparable de ce qui est considéré comme le fait fondateur de la sociologie industrielle : les expériences menées dans l’usine de Hawthorne de la Western Electric Company. Il en a tiré des enseignements qui ont donné naissance au courant théorique le plus fécond et le plus controversé du vingtième siècle, en matière de management : l’école des relations humaines.
Mayo n’était pas un universitaire de haut vol, mais il était brillant, charmeur, élégant, maître dans l’art d’animer un débat. C’était aussi un psychologue de talent, au diagnostic très sûr, capable d’intuitions fulgurantes et d’analyses pertinentes.
Pendant quelques années, il mène de front enseignement et pratique privée de la psychologie. Pionnier de l’utilisation thérapeutique de la psychanalyse en Australie, il voudrait faire progresser cette discipline et être reconnu par ses pairs, mais le Brisbane de l’époque est une petite ville provinciale où il doit se battre pour obtenir un salaire décent ou faire embaucher un assistant. Il n’est pas question d’y obtenir des crédits et du temps pour la recherche. Il se met donc en congé et part se perfectionner en Angleterre. À court d’argent, il s’arrête aux États-Unis pour y donner quelques conférences. Il y restera jusqu’à sa retraite.
Son regard sur le « facteur humain » au travail et sur l’approche psychologique des conflits sociaux tranche avec le courant dominant. L’heure est au taylorisme, et le monde de l’industrie a une vision très mécaniste du travailleur : l’ouvrier « de première classe » doit être résistant et appliquer sans réfléchir les règles et méthodes définies par la hiérarchie. La seule motivation qu’on lui reconnaisse est son salaire.
Pour Mayo, cette conception ne correspond pas à la réalité du fonctionnement humain et provoque des troubles physiques et psychologiques chez les salariés. À Philadelphie, où il s’est installé, il remporte quelques succès, après des débuts difficiles. Il est appelé dans une filature, Continental
Mais l’occasion d’entrer par la grande porte dans l’histoire des théories de la gestion lui est donnée par Wallace B. Donham, le doyen de la Harvard Business School, qui le recrute en 1926 avec un statut particulier : il assure peu de cours, mais doit développer la recherche de terrain. Mayo se retrouve dans un environnement stimulant, avec, par exemple, Chester Barnard, auteur d’un livre culte sur le management. Quelques mois après son arrivée à Harvard, il est appelé près de Chicago, dans une usine de la Western Electric, à Hawthorne. Le Directeur du personnel, T.K. Stevenson, est engagé dans une expérience visant à déterminer s’il faut ou non installer un système d’éclairage artificiel dans les ateliers afin d’obtenir un meilleur rendement. Les locaux de travail ne recevaient alors que la lumière naturelle : des verrières sur le toit, et parfois des fenêtres. On y travaillait dans la pénombre.
Pour les besoins de l’expérience, les ouvriers avaient été divisés en deux groupes. Pour l’un, on ne changeait rien, et l’autre était soumis à un éclairage de plus en plus intense. Les ingénieurs qui suivaient l’étude étaient déconcertés par les résultats. Contrairement à ce qu’ils avaient imaginé au départ, la productivité avait augmenté dans les deux groupes ! Stevenson fait donc appel à Mayo pour les aider à comprendre. Ce dernier analyse le cas avec quelques collègues, et ils parviennent à une première conclusion : les ouvriers sont plus sensibles à l’attention dont ils sont l’objet qu’à la modification de leurs conditions de travail. Ils se savent observés, et réagissent en conséquence. Ce phénomène passera à la postérité sous le nom d’« effet Hawthorne » : en sciences sociales, le simple fait d’observer un phénomène le modifie.
Pour chaque « période » des conditions de travail différentes sont définies. Afin d’isoler l’influence de chaque facteur, on fait varier les temps de repos, la durée de la journée de travail, le nombre de jours travaillés par semaine, etc., après en avoir débattu avec les ouvrières, qui font elles-mêmes des propositions. Dans la salle d’essais elles ont le droit de parler entre elles, contrairement aux règles de l’atelier, et n’ont pas de chef d’équipe. Un chercheur observe et mesure leur production, leur comportement, leur nourriture, leur temps de sommeil, leur tension artérielle, la température et le degré d’humidité de la pièce, les défauts des relais fabriqués. Toutes les six semaines, elles ont un entretien avec l’Ingénieur en chef.
Ce sont donc les méthodes et le style de management qui font la différence. Cette conclusion amène l’équipe de Harvard à monter un programme d’assistance et de conseil destiné au personnel d’encadrement, qui démarre en 1936 et fonctionnera pendant plus de vingt ans.
Parallèlement, plusieurs autres expériences sont réalisées, notamment pour tenter de comprendre le rapport entre le salaire et la productivité, la dynamique des groupes et l’importance de l’organisation informelle dans un collectif de travail.
C’est Fritz Roethlisberger et un ingénieur de la Western Electric, William Dickson, qui rédigeront le compte rendu de ces expériences, Mayo souffrant alors d’un glaucome dont il se fait opérer à Londres.
La communication sur Hawthorne est accueillie très diversement. La durée des travaux, le nombre d’ouvriers et d’agents de maîtrise impliqués (plusieurs milliers d’interviews !), la qualité des observations, sont largement salués. Mais des critiques s’élèvent, parfois sévères. À côté de points techniques sur la composition des groupes-tests ou sur les relations personnelles entre les chercheurs, les sujets observés et les commanditaires, on reproche à Mayo d’ignorer les syndicats et de considérer que les intérêts des patrons et ceux des salariés sont les mêmes, ce qui escamote la problématique des conflits, capitale en management. Des sociologues critiquent une prise en compte insuffisante de l’appartenance sociale des ouvriers, des méthodes peu rigoureuses et parfois considérées comme manipulatoires, etc. Soixante quinze ans plus tard, les polémiques sont encore vives. En 2004, tout en saluant le travail de l’équipe de Harvard, Salvatore Maugeri parlait de « partipris managérial », de « méthodes douteuses », de « terribles défauts » !
Ses apports principaux sont aujourd’hui des évidences : l’ouvrier n’est pas une machine, comme avaient tendance à penser les tayloriens, le groupe social compte au moins autant que la hiérarchie, la motivation n’est jamais seulement financière, on gagne toujours à laisser aux travailleurs une marge de liberté dans l’organisation de leur travail. Toutes choses qui n’allaient pas de soi à la fin des années 1920. Par rapport à l’ambition de Taylor, de fonder une organisation « scientifique » du travail, Mayo a permis de passer des « sciences » de la gestion à « l’art » du management … l’illusion scientifique n’aura duré qu’un quart de siècle ! Derrière lui, nombre de chercheurs poursuivront dans la même voie, depuis Abraham Maslow (la pyramide des motivations) et Douglas McGregor (théorie X et théorie Y) jusqu’à Peters et Waterman (le Prix de l’excellence).
Marc Mousli
Peter Drucker reprochait aux professeurs de management de ne s’intéresser qu’aux recettes, au « comment » : “ Aucun ne se demandait ce qu’il faisait, encore moins pourquoi il le faisait. La seule question était : “comment le faire ?” ”. C’est peu dire que James March échappe à ce reproche. Toute sa vie, il a été animé du désir de comprendre – et de faire comprendre – la vraie nature des organisations et les comportements de leurs dirigeants et de leurs employés. Pour ce faire, il a toujours suivi les étapes classiques de la méthode scientifique : partir d’une observation minutieuse de la réalité, formuler des hypothèses, les modéliser et les vérifier en les confrontant au terrain.
Avec Herbert Simon, March publie en 1958 « Organisations », un livre aujourd’hui considéré comme le fondement de la sociologie des organisations, mais plutôt mal accueilli à sa sortie. Présenté comme une simple synthèse des connaissances de l’époque, l’ouvrage ignore les frontières entre disciplines et bouscule la pensée dominante. Ce que détestent les universitaires, qu’ils soient économistes, sociologues ou psychologues.
L’un des apports majeur des auteurs concerne la prise de décision. La théorie rationaliste classique de l’action veut qu’un individu placé devant un problème cherche la solution optimale (« the one best way » de Taylor), et elle ne permet aucun doute sur l’existence de cette solution. Notre homo economicus a une idée claire de ses objectifs et de ses préférences. Il réunit l’ensemble de l’information lui permettant de formuler tous les choix possibles, mesure systématiquement les conséquences de ces choix sur ses projets et adopte la solution minimisant les inconvénients et maximisant les avantages.
Simon et March montrent que la réalité ne correspond pas à ce schéma théorique. L’acteur économique n’a ni la capacité ni le temps de parcourir toutes ces étapes. Il s’arrête à la première solution satisfaisante sans chercher à déterminer un hypothétique choix optimal. Il lui suffit que son problème soit réglé et que la solution trouvée réponde correctement aux critères qu’il avait fixés.
En 1964, March quitte le Carnegie Institute, et surtout Pittsburg, ville dont le climat est l’un des plus maussades des États-Unis. En1955-56, il avait passé une année très stimulante à Stanford, au Center for Advanced Studies in Behavorial Sciences, Centre de recherches sur les sciences du comportement financé par la fondation Ford et où se retrouvaient des jeunes chercheurs de tous horizons. Il avait été séduit par le débat intellectuel, et sa famille par le climat de la Californie. L’Université d’Irvine, qui se crée dans le Comté d’Orange, à 40km au sud de Los Angeles, le recrute comme professeur de psychologie et de sociologie, et doyen de la faculté de sciences sociales.
Pendant cinq ans, il va enrichir son expérience de gestionnaire et développer ses talents de diplomate. Il lui faut en effet gérer les relations de l’Université avec ses voisins, très conservateurs, voire réactionnaires, qui n’apprécient ni les fêtes hippies ni les manifestations des étudiants contre la guerre du Vietnam. Ces fonctions d’administration lui prennent beaucoup de temps, au détriment de ses recherches. En 1969 il quitte Irvine pour s’installer définitivement à l’Université de Stanford, au sud de San Francisco, où il retrouve sa liberté de chercheur.
Son expérience de doyen à Irvine lui aura néanmoins été utile. Elle lui aura fourni la matière d’une modélisation qui l’a rendu célèbre. Il publie en 1972, avec deux de ses collègues, un article intitulé « Choix organisationnel : un modèle de la poubelle », dans lequel il décrit le processus de décision dans les « anarchies organisées ». Il teste ce modèle – applicable dans de nombreux cas – à l’Université et dans la flotte militaire des États-Unis (Cf. encadré).
Le modèle de la poubelle : la décision dans les « anarchies organisées »
? elle poursuit des objectifs multiples qui ne sont pas strictement hiérarchisés, Ses préférences sont incertaines, soit parce que le décideur unique n’a pas une idée très claire de ce qu’il veut pour son organisation, soit parce que plusieurs décideurs ont des préférences incompatibles entre elles.
? elle utilise une technologie floue, imparfaitement maîtrisée ; on comprend mal le lien entre les ressources engagées et les résultats obtenus, et l’on n’est pas sûr des effets que produisent les actions que l’on mène. C’est une situation habituelle dans l’enseignement et fréquente dans la gestion des ressources humaines, la création publicitaire, les services de soins psychologiques, etc.
? les membres de l’organisation ont plusieurs activités en parallèle et participent de façon variable aux processus de décision. Ils s’impliquent en fonction de leurs propres objectifs et de la place qu’ils pensent pouvoir tenir dans la solution. Ce sont des situations courantes dans les associations et les syndicats.
Dans ce type d’organisations, les problèmes, les participants et les solutions possibles se présentent dans un ordre qui n’obéit à aucune règle, comme des papiers jetés au hasard dans une corbeille. Et cet ordre, pour aléatoire qu’il soit, a beaucoup plus d’influence sur les choix de la direction que les mérites intrinsèques de telle ou telle solution. Les décisions prises, la rapidité de résolution des problèmes et la proportion de ceux qui resteront sans solution en dépendent.
Enfin, March met en évidence que les membres de l’organisation ne cherchent pas seulement à trouver des solutions aux problèmes posés. Ils s’efforcent de se mettre en valeur en suscitant ou en identifiant des problèmes qu’ils pensent être les plus aptes à régler.
March est considéré comme le fondateur de la sociologie des organisations (avec son comparse Herbert Simon). C’est un chercheur original, d’une culture impressionnante et d’une curiosité insatiable. Ses apports ont cependant une limite, qui est celle de toute modélisation. Paul Valéry rappelait que « nous ne raisonnons que sur des modèles » et que « ce qui est simple est faux, ce qui ne l’est pas est inutilisable ». Les modèles de March sont riches, passionnants … et complexes. Ils permettent de comprendre les organisations avec un degré de finesse que personne n’avait atteint avant lui, mais il est difficile de s’en servir pour gérer au quotidien. À son propos, on pourrait retourner la citation de Drucker : et le « comment faire », dans tout cela ?
Le nom d’Igor Ansoff est lié à la « planification stratégique », une pratique de gestion qui a connu un succès considérable mais de courte durée. La stratégie est restée, la planification a disparu, et Ansoff lui-même est passé à un concept plus souple : le management stratégique.
Le point faible de la gestion était à l’étage supérieur. On se souvient des cinq compétences du dirigeant, vues par Henri Fayol : prévoir, organiser, commander, coordonner et contrôler. Les bons managers maîtrisaient bien les quatre dernières, mais prévoir ne leur était pas naturel. Ils étaient moins à l’aise avec le futur qu’avec le présent.
Pourtant, dans une organisation bien gérée, un Directeur général n’est pas d’une grande utilité au quotidien : les décisions sont prises par les dirigeants de terrain. Le seul moment où il est irremplaçable, c’est quand il faut faire des choix engageant le long terme de façon irréversible : lancer un produit innovant, s’attaquer à un marché dont on est absent, changer de réseau de distribution, racheter un concurrent ou fermer une usine. Et là, régnaient l’empirisme, les croyances non fondées, la frilosité ou la témérité.
Le défaut le plus courant était ce qu’Ansoff appelait la « myopie organisationnelle ». Les dirigeants médiocres ont toujours adoré régler les problèmes immédiats à la place de leurs collaborateurs. Ce faisant, ils négligent ce qui relève de leur propre responsabilité : le long terme, et ignorent ce qui se passe hors les murs de leur entreprise, notamment les évolutions sociétales, politiques ou culturelles. Ansoff fait ce diagnostic alors qu’il exerce lui-même des responsabilités au plus haut niveau d’une grande entreprise, et il va chercher à aider ses homologues à voir plus loin (dans le temps) et plus large.
Il n’est pas entièrement satisfait de sa formation, qu’il trouve trop spécialisée et conduisant à une approche réductrice et partielle des problèmes. Il décide de la compléter par des études fondamentales : un master’s de physique et un doctorat en mathématiques appliquées, à Brown University, un établissement de la « Ivy League », cette aristocratique association des huit plus prestigieuses universités de la côte Est.
Ses diplômes en poche, en 1948, Ansoff est recruté par le département « Mathématiques » de la Rand Corporation, à Santa Monica (Los Angeles). Cette société, considérée comme le premier « Think tank » moderne, a été créée deux ans plus tôt comme un simple département de Recherche et développement (d’où l’acronyme RAND : Research ANd Development) de Douglas Aircraft, fournisseur de l’armée de l’air américaine. Ansoff travaille d’abord sur des questions purement techniques, puis devient chef de projet.
En 1956, il est embauché par la Lockheed Aircraft Corporation comme planificateur, chargé de la diversification.
La diversification est une stratégie à la fois nécessaire et risquée. Une entreprise peut se développer en vendant les mêmes produits en plus grande quantité sur le même marché, mais cette croissance naturelle a des limites. Valable dans la phase de démarrage de la firme, elle bute, au bout de quelques années, sur une saturation du marché initial. Même si la demande reste soutenue, il est un moment où la firme ne progresse plus et doit, pour continuer à se développer, varier ses activités ou les étendre à d’autres territoires.
Ansoff met au point un outil connu sous le nom de « grille produits/marchés d’Ansoff » (Voir encadré), permettant de comprendre les facteurs clés de réussite des différentes formes de croissance possibles. Les dirigeants peuvent l’tutiliser pour systématiser leur questionnement sur les chances de réussite d’une stratégie envisagée. Ansoff considère qu’elles seront d’autant plus grandes que l’entreprise disposera de connaissances et d’expériences utilisables sur les nouveaux marchés ou dans la fabrication de nouveaux produits.
Il propose des outils d’analyse permettant de déterminer le « profil d’aptitudes » de la firme : quels sont ses atouts, ses compétences, la solidité de son organisation, les performances de sa gestion, pour chacune de ses grandes fonctions (Direction générale, Recherche et développement, Exploitation, Commercial)?
Ce travail de réflexion approfondie permet de tirer le meilleur parti possible de ses compétences – part importante du « profil » – en les faisant s’accorder au mieux avec l’évolution des produits et des marchés. C’est la « synergie », ou « effet 2 + 2 = 5 », qu’Ansoff est le premier auteur à mettre en valeur.
La grille produits/marchés d’Ansoff croise les éléments maîtrisés par la firme et ceux qui sont incertains, donc générateurs de risque. | ||||||||||||||||||
Produits | ||||||||||||||||||
Actuels | Nouveaux | |||||||||||||||||
Actuels | (1) Pénétration du marché | (3) Développement des produits | ||||||||||||||||
Nouveaux | (2) Extension du marché | (4) Diversification Enfin, il existe une possibilité de nature différente : si la firme dispose d’une trésorerie florissante ou si elle peut emprunter des fonds à bon compte, elle peut chercher à acquérir d’autres entreprises. Un ouvrage fondateur et apprécié des managers : « Corporate Strategy »Ansoff se passionne pour la recherche. En 1963 il accepte un poste d’enseignant-chercheur à l’Université Carnegie Mellon de Pittsburg, Pennsylvanie, où il rejoint Richard Cyert et James March dans un département qui est le plus avancé des États-Unis pour l’étude des organisations et du management. En 1965, il publie un livre qui a un succès considérable et sera traduit en une dizaine de langues : Corporate Strategy (en français : Stratégie de développement de l’entreprise). C’est l’ouvrage fondateur de la stratégie d’entreprise. Une équipe de la Harvard Business School, dont les analyses sont proches de celles d’Ansoff, publie la même année Business Policy, text and cases, dans lequel elle propose une grille qui est encore très utilisée quarante ans plus tard : le modèle LCAG. Souvent appelée « modèle de Harvard », cette grille croise les facteurs d’environnement extérieurs à la compagnie (menaces et opportunités, contraintes dues à la responsabilité sociale des entreprises) et les données internes : forces et faiblesses, valeurs et objectifs de la firme. Aux yeux des consultants et des cadres qui constituent une part importante de son lectorat, la supériorité d’Ansoff sur ses concurrents de Harvard est d’offrir de nombreux outils directement utilisables pour l’analyse du développement et de la diversification, ainsi que pour l’établissement de plans à moyen terme. Son livre comporte des dizaines de tableaux, de check-lists qui couvrent toutes les étapes de l’élaboration d’un plan d’entreprise, depuis la réflexion sur les objectifs jusqu’à la mise en œuvre de la stratégie retenue. Henry Mintzberg, qui avait lu avec passion le livre d’Ansoff et choisi la stratégie d’entreprise comme sujet de thèse (sujet qu’il abandonnera au profit d’une réflexion sur la nature du management), s‘engage dans une controverse avec son aîné. Il montre que les organisations n’appliquent jamais intégralement les mesures inscrites au plan, que d’autres actions tout aussi stratégiques sont décidées par les opérationnels sous la pression des cadres de terrain, des clients ou des fournisseurs. Ces « stratégies émergentes » ont, en fin de compte, autant d’importance que la stratégie délibérée arrêtée par les dirigeants après des analyses sophistiquées. De la planification au management stratégiqueAnsoff admet une partie des critiques de son jeune collègue, tout en montrant que la planification constitue un progrès considérable, même s’il y a des cas où elle se révèle inadaptée. Il finit néanmoins par revoir sa copie. Il resitue la planification dans un cadre plus large, moins rigide, avec des adaptations plus fréquentes que les grandes opérations périodiques de révision du plan, effectuées tous les deux ou trois ans. Dès 1972 il parle de « management stratégique », pratique liant étroitement stratégie et mise en œuvre. Toute décision opérationnelle autre que de gestion courante est examinée dans une perspective stratégique. Le management stratégique n’est plus l’apanage de la Direction générale : les dirigeants de terrain sont impliqués. Malgré ces changements profonds, Ansoff considère qu’il ne s’agit pas d’une rupture, mais plutôt d’un enrichissement de la planification stratégique. Retour dans l’OuestÀ 65 ans, Ansoff revient en Californie. Pendant dix-sept ans, il va conseiller de grandes firmes et enseigner dans une université de San Diego. Il se retire en 2000, et meurt le jour de son 84e anniversaire, le 14 juillet 2002. Henry MintzbergMarc MousliArrivant en vélo à ses rendez-vous et préférant la chemise à carreaux au costume-cravate, Henry Mintzberg a toujours cultivé un anticonformisme qui s’étend à ses méthodes de travail. Il combine de façon surprenante les méthodes de recherche de terrain les plus empiriques et les synthèses encyclopédiques – et néanmoins critiques – de tout ce qui a été écrit sur le thème qu’il étudie. Il veut donner de la réalité une vision simple, concrète et globale, et se livre pour construire ses modèles à des analyses d’une complexité et d’un raffinement peu communs. Bien qu’il ait enseigné à l’Université McGill et à HEC Montréal, à la London School of Economics, à l’IAE d’Aix-en-provence et à l’INSEAD de Fontainebleau, il critique avec une grande virulence le principe même des formations (MBA) qu’il a assurées pendant des années. Le jour de sa soutenance, le jeune Mintzberg a quelques angoisses : le jury s’est retiré pour délibérer, et ne revient pas … En fait, son travail est jugé brillant et original et il est reçu docteur sans l’ombre d’une réserve. Le débat entre les membres du jury portait simplement sur les modalités possibles de publication. Fort de ces appréciations élogieuses, le tout nouveau professeur – il a été aussitôt recruté par l’Université McGill – envoie son manuscrit par la poste à McGraw Hill, l’une des plus grandes maisons d’édition d’Amérique du Nord. Douze éditeurs et douze refus plus tard, il se décide à réécrire son texte. Le livre ne paraîtra qu’en 1973. Il sera vendu à plus de 100 000 exemplaires et traduit en français, en italien, en danois, en espagnol, en suédois, en portugais, en japonais et en chinois. Mintzberg a compris qu’il était capital de soigner la forme de ses écrits et plus généralement de sa communication. Auteur prolifique, il n’oubliera jamais la leçon et deviendra rapidement célèbre grâce à ses formules percutantes et à son art de la métaphore et de la provocation. Que fait un dirigeant de ses journées ? Parmi les cinq principaux moyens de communication dont il dispose : le courrier, le téléphone, la réunion non programmée, la réunion programmée et la tournée, il privilégie les moyens oraux. Il est friand de rumeurs, de bruits de couloir, de on-dit. Pour des contacts brefs avec des personnes qu'il connaît bien, il utilise le téléphone et les réunions informelles. Il consacre beaucoup de temps aux réunions formelles, occasions de contacts prolongés avec un nombre important de personnes, éventuellement extérieures à son organisation. Ces réunions programmées ont des ordres du jour variés : l’élaboration de la stratégie, la négociation, les relations sociales ou publiques (déjeuner protocolaire, inauguration, départ de collaborateurs, remise de médaille, cocktail, etc.). Leur intérêt ne se limite pas à leur objet : au début et à la fin de chacune d'entre elles ont lieu des discussions générales qui permettent des échanges informels d'information que le dirigeant recherche et apprécie. Les tournées lui donnent l'occasion d'observer l'activité de l'organisation telle qu'elle fonctionne en réalité. Elles devraient donc tenir une place importante dans son agenda. En fait, il n'y consacre qu'une faible partie de son temps. Mintzberg compare la position du dirigeant à celle de la partie resserrée d'un sablier. Situé entre son organisation et l’extérieur, il les relie de multiples façons. En moyenne, les contacts externes : clients, fournisseurs, associés, pairs, etc., lui prennent 30% de son temps, les contacts avec ses subordonnés, 45% et avec ses supérieurs (ou son Conseil d’administration), 10%. Il reste 15% pour les tournées sur le terrain, la lecture, la rédaction et la réflexion solitaire. Les stratégies, des œillères pour les entreprises ? Un autre apport capital de Mintzberg est le concept de « stratégie émergente ». Le processus de formation de la stratégie n’est pas linéaire : les experts et l’état-major formulent une « stratégie intentionnelle », mais ne pensent jamais à intégrer les orientations qui apparaissent, au fil des opérations effectuées par des dirigeants opérationnels qui réagissent à des contraintes ponctuelles ou profitent d’une opportunité. Certaines de ces actions que personne n’a analysées ni programmées ex ante vont s’articuler, prendre du sens et peser sur la marche de toute l’entreprise, constituant une « stratégie émergente » parallèle. Les sept configurations-types des organisationsL’activité des dirigeants, le processus d’élaboration de la stratégie ou la coordination des travaux quotidiens se présentent différemment dans une PME et dans une grande firme transnationale. Mintzberg propose une typologie des organisations utilisant une douzaine de critères. Il distingue, à l’intérieur de l’organisation, six parties : le sommet stratégique (la Direction), la ligne hiérarchique, le centre opérationnel, (ceux qui fabriquent, transforment ou vendent les produits) la technostructure (les experts « fonctionnels » assurant la planification, le contrôle de gestion, et l’appui à la DG et à la ligne hiérarchique pour la préparation et le suivi des stratégies), le support « logistique » depuis le service juridique ou les relations publiques jusqu’à la cafeteria. La sixième composante, l’idéologie, est communément désignée comme la « culture d’entreprise ». Ce sont les valeurs, les traditions, les croyances partagées par les membres de l’organisation. (Cf. figure) Le logo de Mintzberg : les six parties de base de l’organisation (Extrait de : Mintzberg H, Le management - Voyage au centre des organisations, éditions d’organisation, novembre 1998, p.155)
|