Cours sur les fondamentaux du management des connaissances
1. Introduction
Le « Knowledge Management », concept non stabilisé mais mobilisateur, devient le prétexte à de nombreuses initiatives orientées par deux grands modèles de pensée : un modèle technologique qui répond à une demande de solutions fondées sur les technologies de l’information et de la communication; un modèle managérial qui intègre les connaissances en tant que ressources contribuant à la mise en œuvre de la vision stratégique de l’entreprise. En l’absence d’une discipline scientifique reconnue, ces modèles de pensée conduisent à de nombreuses publications et manifestations scientifiques ou commerciales dont l’effet incitateur est contrebalancé par les ambiguïtés et le doute qu’elles engendrent. Ainsi, peut -on s’interroger sur le devenir du concept de « Knowledge Management » : est-ce un effet de mode ou un apport fondamental aux théories de l’organisation? Dans cet article, sans prétendre apporter une réponse à cette question , nous tentons de positionner le concept de « Knowledge Management » en tant que facteur d’amélioration de la « problématique de capitalisation des connaissances dans l’entreprise ». Cette problématique présente la caractéristique d’être une constante à laquelle l’entreprise a toujours été confrontée dans les efforts qu’elle déploie pour assurer sa pérennité et atteindre les performances exigées pour la mise en œuvre de sa stratégie. Après une brève description des courants d’influence qui ont contribué à l’émergence du concept de « Capitalisation des Connaissances », nous faisons un bref historique des étapes ayant conduit à sa mise en œuvre. Cela nous conduit à rappeler les enseignements tirés de notre expérience du déploiement des systèmes à base de connaissances6 et à proposer une réflexion sur les connaissances de l'entreprise. Nous posons alors la problématique de capitalisation de ces connaissances, positionnons notre entendement du concept de « Knowledge Management » et suggérerons des orientations pour sa mise en œuvre selon l’acception de l’expression ainsi définie. Enfin, en guise de conclusion, nous suggérons une vision prospective du système d'information numérique centré sur le poste de travail informatisé de l'acteur-décideur, vision fondée sur la distinction de trois natures d’informations : les informations circulantes, les informations sources de connaissances, les informations partagées.
2. La Capitalisation des Connaissances dans l'Entreprise
2.1. L’émergence du concept de « Capitalisation des Connaissances » : les courants d’influence
Le concept de « Capitalisation des Connaissances » subit l’influence de plusieurs courants. En effet, si l’idée sous-jacente à ce concept est que la connaissance constitue une ressource de base, le fait de le reconnaître se décline sous des formes très différentes selon que les considérations du domaine sur lequel on travaille sont d’ordre économique ou technique. Dans son étude sur la genèse du concept de « Capitalisation des Connaissances » Alexandre Pachulski décrit trois courants d’influence, que nous avons identifié pour leur impact sur ce concept [Pachulski, 01]: le courant économique et managérial, le courant intelligence artificielle et ingénierie des connaissances, le courant ingénierie des systèmes d’information. Nous reprenons ci-après quelques éléments significatifs de son étude.
Le courant économique et managérial
Ce courant a fortement participé à l’émergence du concept de «Capitalisation des Connaissances » tel que nous l’abordons. Cette émergence se décline selon nous en trois phases :
- Un changement du paradigme de la stratégie d’entreprise dénommée « l’approche basée sur les ressources », auquel Edith Penrose a fortement contribué. Elle fut la première à amorcer ce changement de paradigme en 1959, avec la parution de son livre intitulé : « Theory of the growth of the firm » [Penrose, 59]. Elle explique dans cet ouvrage que l’entreprise subit une perte de capital lorsqu’un employé capable, c’est-à-dire un employé dont les services interviennent dans le processus de production, quitte la firme. En conférant à la connaissance une valeur économique, au même titre que toute autre ressource matérielle faisant partie du capital, Edith Penrose a ouvert la voie à une nouvelle théorie économique qui doit placer le savoir au centre du processus de création de la richesse.
- Une nouvelle vision de l’entreprise, à travers les notions de répertoire de connaissances et de routines organisationnelles énoncées par R.R. Nelson et S.G. Winter. Dans leur ouvrage « An evolutionary theory of economic change » [Nelson & Winter, 82], les auteurs définissent la notion de compétence comme une capacité à coordonner une séquence de comportements (ou actes) en vue d’atteindre des objectifs dans un contexte donné. Par ailleurs, ils définissent la notion de routine organisationnelle comme un schéma comportemental prédictible et régulier. Ces routines sont le siège des connaissances de l’organisation, car au-delà de toute formalisation, la meilleure manière de mémoriser les connaissances de l’organisation réside dans l’exercice de celles-ci. Ainsi, l’ensemble des routines d’une organisation constitue son répertoire de connaissances.
- Des changements organisationnels prenant en charge la problématique de capitalisation des connaissances dans l’entreprise [Drucker, 93] [Nonaka & Takeuchi , 95]. Concrètement, l’entreprise doit apprendre à établir des connections entre ses membres, c’est-à-dire mettre en relation des personnes dont la coopération sera génératrice de connaissances nouvelles et utiles pour elles-mêmes et pour l’entreprise. Ces connections peuvent s’opérer aussi bien au niveau individuel qu’au niveau d’une équipe ou de l’organisation toute entière.
Le courant intelligence artificielle et ingénierie des connaissances
Le courant ingénierie des systèmes d’information
Selon J. Arsac [Arsac, 70], « une information est une formule écrite (ou enregistrée) susceptible d’apporter une connaissance. Elle est distincte d’une connaissance…. Cette définition est un principe fondamental de l’informatique…. Il est juste – précise-t-il – de parler de l’action d’informer , ou de donner une forme à une connaissance, pour en permettre la communication ou la manipulation…. ». Cette définition de la notion d’information nous permet de comprendre ce qui différencie fondamentalement l’ingénierie des connaissances de l’ingénierie des systèmes d’information : là où le système d’information ne se doit que d’informer, l’ingénierie des connaissances se doit de donner une forme à une connaissance, pour en permettre la communication ou la manipulation. Les connaissances que l’ingénierie des connaissances aura permis « d’extraire » d’un expert et les systèmes à base de connaissances dans lesquelles elles seront codées feront partie du système d’information, au même titre que tout document écrit.
2.2. Un bref historique
Notre expérience du développement de systèmes à base de connaissances a mis en lumière les potentialités de l'ingénierie des connaissances et des technologies de l'intelligence artificielle :
- Le développement de Systèmes à base de connaissances permet, pour chaque projet, de formaliser une partie du savoir-faire attaché à un produit, un procédé, une fabrication, un processus de travail, tout en provoquant une amélioration des activités coutumières des personnes.
C'est ainsi que, dès 1991, dans le prolongement de notre expérience du développement de systèmes à base de connaissances, nous proposions le concept de « capitalisation des connaissances de l’entreprise » dont nous donnions la définition suivante : « Capitaliser les connaissances de l'entreprise c'est considérer les connaissances utilisées et produites par l'entreprise comme un ensemble de richesses constituant un capital, et en tirer des intérêts contribuant à augmenter la valeur de ce capital » [Grundstein, 95]. Dans le même temps d’autre initiatives se développaient.
Depuis, Peter Drucker a identifier les savoirs comme la base nouvelle de compétitivité dans la société postcapitaliste : « More and More, the productivity of knowledge is going to become, for a country, an industry, or a company, the determining competitiveness factor. In the matter of knowledge, no country, no one in industry, no one company has a 'natural' advantage or disadvantage. The only advantage that it can ensure to itself is to be able to draw more from the knowledge available to all than others are able to do. » [Drucker, 93]. En 1995, Nonaka et Takeuchi, publiaient un livre remarquable sur la formation des connaissances et son utilisation dans les entreprises japonaises : The Knowledge-Creating Company [Nonaka & Takeuchi, 95]. La même année Dorothy Leonard-Barton publiait une étude sur le rôle des connaissances dans les entreprises de fabrication : Wellsprings of Knowledge [Leonard-Barton, 95]. De nombreux ouvrages sont sortis depuis. Dans le courant de l'année 1997 des postes de « Chief Knowledge Officer, Chief Learning Officer, Director of Intellectual Capital » sont apparus dans de nombreuses firmes essentiellement anglo-saxonnes [Grundstein & Malhotra, 98]. En France, on peut aussi citer la société COFINOGA qui a créé, dès le début de l'année 1999, un poste de Knowledge Manager et le Bureau VERITAS qui a fait apparaître une fonction de Knowledge Management dans son organigramme à la fin de l’année 1999. Bien d ’autres postes ont été créés en France depuis lors. Sans que cette désignation ne soit spécifiquement attribuée, de nombreuses sociétés, développent des activités dans ce domaine. Encore faut-il convenir de la spécificité des connaissances utilisées et produites au sein de l’entreprise.
3. Les Connaissances utilisées et produites par l'entreprise
3.1. Les deux catégories de connaissances de l’entreprise
3.2.. La notion de compétence
La première observation conduit à s’interroger sur la notion de compétence. Il s’agit ici de différencier la notion de compétence de la notion de savoir-faire. En effet, parler des savoirs et des savoir-faire utilisés et produits au sein de l'entreprise ne préjuge pas de la façon dont ces connaissances sont mises en œuvre au quotidien par des individus placés dans des situations opérationnelles soumises à des contraintes techniques, économiques et psychosociologiques. De ce point de vue, on peut évoquer la notion de compétence comme « l’aptitude des personnes à mettre en œuvre, au delà de leurs connaissances propres, les ressources physiques, les savoirs et les savoir-faire constitutifs des connaissances de l'entreprise dans des conditions de travail contraintes données : le poste de travail, un rôle bien défini, une mission spécifique. Ainsi la compétence individuelle se réalise dans le cadre d'un processus d'action déterminé : c'est un processus qui, au-delà des savoirs et des savoir-faire, fait appel au savoir être des personnes et à leurs attitudes éthiques » [Grundstein, 02]. Cependant, s’agissant de l’entreprise, la notion de compétence devient ambiguë selon que l’on parle de compétences organisationnelles (compétences de l'entreprise), compétences collectives (compétences d'une équipe) ou de compétences individuelles (compétences professionnelles) [Dejoux, 01]. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans une étude par ailleurs largement abordée par de nombreux spécialistes. Parmi de nombreux auteurs citons Manfred Mark pour ce qui concerne la construction des compétences organisationnelles [Mark, 97], Guy Le Boterf pour ce qui concerne la construction des compétences individuelles [Le Boterf, 94] et Philippe Zarifian [Zarifian, 99] pour ce qui concerne une nouvelle approche de la qualification professionnelle.