Cours de management de projet et entrepreneuriat

Cours de management de projet et entrepreneuriat
Introduction
Considérer l’entrepreneuriat comme une conduite de projet semble une évidence mais suggérer au créateur d’entreprise de se positionner en manager de projet l’est certainement moins. La raison tient essentiellement au fait que le management de projet repose en grande partie sur le facteur humain pris collectivement et non individuellement. Il est de coutume en effet d’appliquer le management de projet dans des situations où la complexité de l’output est importante. Le projet nécessite alors la collaboration de plusieurs personnes aux compétences et comportements divers de manière à générer une offre innovante.
En matière de création d’entreprise, cette situation se rencontre lorsque le concept repose sur une innovation technologique. La complexité du produit, le fait qu’il ait été développé dans un contexte collaboratif et le besoin de financement impliquent une création par une équipe d’entrepreneurs (Chabaud et Condor, 2006). Dans ce cas de figure, on comprend bien que le management de projet et la création d’entreprise ne font qu’un. Il n’est pas rare d’ailleurs que les créateurs soient d’anciens ingénieurs rompus à la méthodologie de la gestion de projet. Plus surprenant est de considérer qu’un créateur individuel doit gérer son projet selon la même méthodologie. Deux éléments permettent de rejeter immédiatement cette idée. D’une part, le créateur d’entreprise est seul. Si l’on part du principe que le management s’exerce sur un collectif d’individus, celui-ci n’a donc plus lieu de s’appliquer. D’autre part, l’entrepreneur individuel est la fois commanditaire et maître d’œuvre : le projet est conçu et conduit par la même personne. Or, en management de projet, une distinction est clairement établie entre la phase de conception et la phase de réalisation. Le maître d’œuvre travaille en général à la mise en œuvre du projet pour le compte du commanditaire. Il existe une relation de client à donneur d’ordre que l’on ne constate pas dans de nombreux cas de création d’entreprise pour lesquels client et prestataire sont confondus.
Quel est donc l’intérêt de recourir à la méthodologie de projet en matière d’entrepreneuriat individuel ? Dans la lignée des travaux récents sur le projet entrepreneurial (Schmitt et Bayad, 2005, Schmitt, 2006), nous pensons que la création d’entreprise est un processus autour duquel gravitent non seulement le ou les porteurs de projets mais également des parties prenantes. Ainsi, en proposant une méthodologie de conduite d’une activité créative, le management de projet a pour objectif de structurer l’action collective vers le but que se fixe l’entrepreneur. Il s’avère ainsi un guide possible pour toute création d’entreprise et ce quel que soit le nombre de porteurs de projet.
Tout au long de ce papier, nous allons chercher à démontrer en quoi le management de projet peut être utile pour comprendre et conduire l’action de l’entrepreneur. Dans une première partie, nous resituerons notre problématique à l’intersection des deux champs de connaissances que sont le management de projet et l’entrepreneuriat. Nous verrons que certaines recherches en entrepreneuriat tentent de se structurer autour de la notion de projet et de processus. L’enjeu sera alors de situer notre recherche dans ce courant et de poser les bases d’une approche de la conduite de projet entrepreneurial. Dans une seconde partie, nous proposerons l’application au domaine de l’entrepreneuriat de deux approches du management de projet : les neufs volets du Project Management Institute et le cycle de vie du projet. Nous expliquerons pourquoi nous avons choisi ces deux approches et faisant notamment le lien avec l’approche processuelle de l’entrepreneuriat. Une dernière partie sera consacrée aux apports et limites de la transposition des méthodes de gestion de projet à la création d’entreprise et aux enseignements à tirer de cette étude pour la recherche en entrepreneuriat.
1. Structurer le projet entrepreneurial par le management de projet
Certaines recherches récentes tendent à démontrer les limites des approches classiques de l’entrepreneuriat et proposent ainsi une nouvelle perspective axée sur le projet entrepreneurial. L’idée est de donner une dimension plus dynamique, globale et complexe aux travaux portant sur le parcours de l’entrepreneur. Dans cette perspective, deux interrogations demeurent : en quoi le management de projet peut-il contribuer à mieux appréhender le projet entrepreneurial ? D’un point de vue purement normatif, en quoi peut-il aider le créateur d’entreprise à structurer son projet ?
1.1. Un besoin de cadre d’analyse du projet entrepreneurial
Les reproches adressés aux approches classiques de l’entrepreneuriat sont qu’ils donnent une vision partielle des facteurs de succès ou d’échec des projets. Comme l’indique bon nombre de chercheurs en entrepreneuriat (Bouchikhi, 1993 ; Fayolle, 2004 ; Fillion, 1999 ; Hernandez, 1999 ; Schmitt, 2006 ; Schmitt et Bayad, 2005), les recherches dans ce domaine se sont structurées autour de deux axes : qui est l’entrepreneur ? Quelles décisions prend-t-il ? La question du « qui » renvoie notamment au profil de l’entrepreneur et donc à sa capacité à entreprendre avec succès. Quant à la question du « quoi », elle fait référence aux décisions 3 prises sur un plan marketing, financier, stratégique, bref sur une ensemble de points qui ne sont pas sans rappeler les différentes branches des sciences de gestion (Schmitt, 2006). Ces recherches n’ont pas convaincu la communauté académique. D’une part, elles supposaient implicitement que des variables exogènes ou endogènes expliquaient la réussite ou non d’un projet. Or, les observations montrent que ces variables agissent communément sur l’issue du processus. Des chercheurs ont ainsi développé des modèles où les variables internes et externes sont mesurées conjointement mais même en recourant à cette méthodologie, les résultats ne sont pas probants (Bouchikhi, 1993).
Le constat de cette inefficacité a conduit certaines recherches à adopter une démarche moins prédictive et plus qualitative avec un objectif de comprendre le processus entrepreneurial et de tirer des enseignements en termes de conduite du projet1 . Face aux limites de la régression linéaire et dans la perspective de comprendre la complexité du processus, un nouveau courant tente d’approcher l’entrepreneuriat par la question du « comment » : comment l’entrepreneur conçoit-il son projet et en quoi ce « comment » peut-il expliquer le succès ou l’échec du projet entrepreneurial ? Dans la lignée de cette approche, une autre question peut se poser au chercheur et à l’entrepreneur : quelles méthodologies peuvent être utiles au créateur pour mener à bien son projet ? Cette approche plus normative et davantage centrée sur la mise en œuvre du projet que sur sa conception cognitive est étroitement liée à la précédente. En effet, elle suppose de poursuivre la réflexion sur le projet par des propositions visant l’amélioration du processus entrepreneurial.
Les travaux de Schmitt et Bayad (2005) s’inscrivent dans cette perspective. Après avoir présenté le projet entrepreneurial comme un artefact permettant de mieux concevoir et mieux traduire le projet, ils proposent une méthodologie axée autour de cinq questions : le projet c’est quoi ? ; le projet pour quoi ? ; le projet fait quoi ? ; le projet dans quel environnement ? le projet dans quelle histoire ? Les auteurs expliquent ainsi que le projet n’est pas une réalité en soi mais un moyen de se la représenter et de la communiquer aux parties prenantes. Leur méthodologie vise ainsi à aider le porteur de projet dans la définition de sa vision (Fillion, 1999) et dans la traduction, c’est-à-dire la communication auprès des tiers. L’application du management de projet à l’entrepreneuriat vise en partie les mêmes objectifs. Toutefois, la définition de la vision de l’entrepreneur n’est pas le cœur de cible de ce travail. Comme nous allons le voir par la suite le management de projet s’est développé dans la perspective de mieux structurer une réalité à venir jugée complexe à mettre en œuvre. D’une certaine façon, il traduit la mise en place d’une méthodologie pour permettre au porteur de projet de finaliser son projet. Nous ne sommes donc plus seulement dans la conception du projet mais dans la mise en œuvre. Cela suppose de sortir du cadre « artefact » pour entrer davantage sur le terrain de la transposition de méthodes.
1.2. Le management de projet comme guide pour structurer le projet entrepreneurial
Le management de projet s’est construit une identité autour des grands projets de construction publics ou privés. Les pyramides égyptiennes ou les grandes cathédrales gothiques sont régulièrement citées comme fondatrices du management de projet. Plus tard, la défense, l’aéronautique ou plus généralement l’industrie ont permis de développer les méthodologies de gestion de projets dont l’objectif pourrait être résumé à produire plus vite, mieux et sous contrainte budgétaire (Berkun, 2006 ; Gray et Larson, 2007 ; Project Management Institute, 2004). Aujourd’hui, l’informatique ou l’Entertainment représentent la nouvelle génération des applications du management de projet2 .
Le management de projet est indissociable de la notion de processus. Son but est bien de gérer ce qui peut être considéré comme une projection dans le futur (Boutinet, 2003). L’objectif du management de projet est de faire en sorte que ce qui a été conçu dans l’esprit des concepteurs soit effectivement traduit en réalité palpable. Le management de projet est ainsi davantage un outil de gestion et de traduction qu’un outil de la conception (Schmitt et Bayad, 2005 ; Schmitt, 2006) même si certains outils comme le cahier des charges fonctionnel laissent penser qu’il vise aussi à clarifier les contours du projet.
Quel que soit le moment où commence le management de projet, son objectif est de structurer l’action collective dans un univers où la technicité, la complexité, l’incertitude et le nombre de participants est élevé. On peut imaginer facilement que la construction d’un pont en bois à cinquante centimètres au dessus d’une rivière ayant un mètre de large est bien différente que mener un projet de pont à haubans au dessus d’un grand fleuve européen. La complexité de la tâche rend nécessaire la réunion de plusieurs expertises d’autant que les risques sont élevés et qu’un seul individu n’est pas en mesure de tout prévoir. Le management de projet a donc pour objectif de structurer le processus de construction du pont c’est-à-dire -entre autres- de réunir une équipe, de planifier les tâches, de piloter le projet, de gérer les risques, de gérer les coûts et de faire en sorte que le client soit satisfait. Pour gérer les petits projets, la question du recours à des méthodologies lourdes et parfois complexes se pose irrémédiablement. Par exemple, on peut se demander si un entrepreneur a besoin de planifier les tâches pour que son projet se finalise dans le temps imparti et selon la contrainte financière fixée ? Cette question soulève deux problèmes : d’une part, un projet de création d’entreprise doit-il être classé dans la catégorie des petits projets ? D’autre part, nous devons délimiter le champ de la méthodologie de management de projet : de quoi parle-t-on ? Doit-on résumer cette méthodologie aux outils « hard » si sévèrement critiqués par certains courants du management de projet (Hazebroucq et Badot, 1996) ou se limiter à l’esprit du management de projet ?

1.3. La problématique du transfert de méthodes de management de projet à l’entrepreneuriat
La question du transfert de méthodes des grands projets vers les petits projets est à resituer dans la littérature portant sur l’adaptation des outils de gestion des grands groupes vers les petites ou moyennes entreprises3 . Cette problématique -régulièrement mise sur le devant de la scène dans les travaux nord américains- part du constat que les petites ou moyennes entreprises ont des difficultés à structurer leur action et que bien souvent ce manque de structuration abouti à l’échec de ces entreprises. Les recherches partent donc du postulat que les entreprises de petite taille ont tout intérêt à mettre en place des processus adoptés par des grands groupes car c’est par cette structuration que ces derniers arrivent à survivre et à se développer. Cette problématique se pose de la même façon dans notre recherche à la différence près qu’il s’agit d’appliquer des méthodes de management de projet. Par ailleurs, les objets sur lesquelles s’appliquent le transfert ne sont pas les mêmes : il ne s’agit pas ici d’entreprises mais de projets.
Cela nous amène à la distinction entre petits et grands projets. L’exemple donné précédemment montre que le pont au-dessus de la rivière est une réplique à une échelle plus petite du pont à haubans au-dessus du fleuve. Les différences d’échelle sont constatées à différents niveaux : la largeur de la largeur de la rivière et la hauteur au-dessus de la rivière. Ces deux différences entraînent naturellement une différence d’échelle au niveau du pont : l’un sera moins haut et moins long que l’autre ; de plus compte tenu de sa taille et de son usage, les exigences en termes de qualité de l’ouvrage seront différentes.
Ce parallèle peut être opéré de la même façon pour un projet entrepreneurial. Comment distinguer un projet de création d’entreprise d’un autre projet à plus haute échelle au sein d’une entreprise confirmée, comme par exemple une fusion ? On peut estimer par exemple que les différences fondamentales se situent à trois niveaux :
- Les enjeux : la fusion de deux entités s’inscrit dans un logique de forte pression concurrentielle, de réduction des coûts, d’indépendance de l’une de l’autre société par rapport à d’autres concurrents, de pressions des actionnaires ; la création d’entreprise peut s’inscrire dans le cadre d’une relance de carrière, d’un accès à l’emploi, de l’abandon d’une activité salariée, d’un choix familial.
- Les contraintes : dans le cas de la fusion, de doublons vont être constatés, un choix d’équipe de management va devoir être fait, la pression des syndicats va devoir être gérée ; en matière de création d’entreprise, des contraintes d’implantation géographique vont se poser, de même que des contraintes budgétaires qui vont dans certains cas amener le salariés à poursuivre une activité salariée en temps partiel. Le versement des allocations de chômage vont orienter également la date de création de l’entreprise.
- Le budget : les sommes gérés sont sans communes mesures si l’on compare la fusion de deux grands groupes internationaux à la création d’une entreprise de trois personnes mais chacun à son niveau considère son budget comme limité et contraignant. Le budget alloué limite l’envergure du projet.
On voit bien que les deux projets n’ont pas la même dimension : les enjeux, les contraintes et le budget laissent penser qu’ils n’ont rien de comparable. Toutefois, nous sommes en face d’objets satisfaisants à certaines définitions du projet. On peut estimer, par exemple, à la lumière des travaux de Navarre et Schaan (1988) que dans leur univers respectif, ils sont peu répétitifs, que la capitalisation de l’expérience est difficile, que l’incertitude est forte, que les décisions sont irréversibles, que des variables exogènes les influences fortement et que les cash-flows sont négatifs les premières années. On se retrouve d’ailleurs parfaitement dans la définition du projet selon Kerzner : « un projet est un effort complexe, non répétitif et unique, limité par des contraintes de temps, de budget et de ressources ainsi que par des spécifications d’exécution conçues pour satisfaire les besoins d’un client » (Kerzner, 2001).
Dans le cas présent, nous avons volontairement comparé deux processus semblables sur le plan de leur destination : dans les deux cas de figure, il y a création d’une organisation. Toutefois, les meilleurs exemples auraient pu être tirés de l’industrie, de la construction ou de l’informatique. Même si la nature des projets est très différente, les conclusions auraient été à peu près similaires. Qu’il s’agisse d’un projet entrepreneurial, d’un projet de nouveau de produit, d’un ouvrage d’art ou d’un projet de système d’information, il y a toujours une réalité nouvelle à construire. Comme l’indique Boutinet (2003) dans son anthropologie du projet, nous parlons à peu près de la même chose dans ces contextes pourtant très variés. Cela ne doit cependant pas conduire à la conclusion hâtive que les méthodologies et les outils de management de projet s’appliquent indifféremment aux projets. Nous pensons qu’il est nécessaire au préalable de comparer les processus de conduite de projets entre eux ou bien de les analyser à la lumière d’un référentiel.
Dans la section suivante, nous proposons de comparer le processus entrepreneurial à deux méthodologies proposées par le Project Management Institute. L’objectif est double : d’une part, il s’agit de positionner le projet entrepreneurial par rapport à d’autres projets qui suivent cette méthodologie et de contribuer ainsi à l’enrichissement d’une approche anthropologique du projet. D’autre part, il s’agit de voir dans quelle mesure il peut être utile d’appliquer ces méthodologies compte tenu des pratiques existantes et de la nature même du projet entrepreneurial.
2. Les méthodologies de management de projets appliquées à l’entrepreneuriat
Quand le Project Management Institute définit la gestion de projet comme « l’art de diriger et de coordonner des ressources humaines et matérielles tout au long de la vie d’un projet en utilisant des techniques de gestion modernes pour atteindre des objectifs prédéfinis d’envergure, de coût, de temps, de qualité et de satisfaction des participants » 4 , il suppose que l’incertitude entourant le projet et la difficulté à capitaliser les connaissances rendent nécessaire une démarche structurée5 . Et si l’on considère le projet de création d’entreprise comme un projet à part entière, il peut être tentant de proposer l’application de ces dites techniques aux projets entrepreneuriaux.
Cependant, deux raisons nous incitent à ne pas franchir ce pas. D’une part, ces techniques sont nombreuses et très variées puisqu’elles touchent aux différentes étapes de la vie d’un projet (rédaction de cahier des charges, établissement du plan de projet, planification, etc.) ; il n’est donc pas possible de les traiter globalement dans un seul papier. D’autre part, avant de chercher à savoir si ces techniques sont adaptées, il est nécessaire de se demander si les méthodologies de gestion de projet peuvent s’adapter à la création d’entreprise.
Dans ce qui suit, nous avons choisi deux approches pour analyser les projets entrepreneuriaux : les neuf volets du Project Management Institute et le cycle de vie des projets. Pourquoi ces deux approches ? Le PMI reste aujourd’hui la référence majeure en matière de transmission de bonnes pratiques de management de projets. Son approche du management de projet, bien que contestée et concurrencée6 , demeure une base solide pour analyser les projets entrepreneuriaux et proposer des pistes d’amélioration de la conduite de projet entrepreneurial. L’approche par le cycle de vie, également abordée par le Project Management Institute, est une vision historique du projet. A ce titre, elle est intéressante pour appréhender le processus de création d’entreprise de la naissance de l’idée à la finalisation du projet. Elle permet de repérer les principaux jalons d’un projet et les risques associés à chacune des étapes.