Support pedagogique pour developper les connaissances sur le management d’equipe et son enseignement

Support pédagogique pour développer les connaissances sur le management d’équipe et son enseignement
2 ERREUR SUR LES MÉTHODES
Les intellectuels n’apprennent rien directement, c’est le secret de leur médiocrité.
ALFRED NORTH WHITEHEAD
Il est impossible de donner une bonne formation à des gens qui ne sont pas en mesure de l’assimiler. Nous pourrions nous arrêter là, nous aurions un joli petit chapitre, vraiment très court. Mais le problème, lui, ne s’arrête pas là – ce chapitre et les suivants non plus. Non seulement les MBA ne réussissent pas à former d’authentiques dirigeants, mais ils faussent l’idée que leurs étudiants se font des responsabilités qui les attendent et, une fois mises en pratique, ces conceptions erronées fragilisent nos entreprises et notre société. En outre, les traditions du MBA – tant du point de vue du contenu du programme que des méthodes pédagogiques employées – sont gravées dans le marbre, on les applique donc régulièrement (dans le cadre des Executive MBA et des cursus plus courts) aussi aux bons candidats – c’est-à-dire aux dirigeants en place. Avec des conséquences similaires.
Je me propose de parler dans ce chapitre du contenu et des méthodes des MBA. Nous en verrons les conséquences dysfonctionnelles sur la pratique du management dans les chapitres suivants. Commençons cependant par un bref aperçu de leur histoire, car elle les explique.
BREF HISTORIQUE DE L’ENSEIGNEMENT DE LA GESTION
L’enseignement de la gestion a commencé sur une note assez positive, pour se détériorer ensuite jusqu’aux années 1950, époque à laquelle on a assisté à des changements remarquables. Rien n’a bougé depuis lors.
Les années formatives
On considère généralement l’université de Pennsylvanie comme le berceau de l’enseignement du management – dès 1881, elle créait en effet sous l’impulsion de l’homme d’affaires Joseph Wharton un bachelors program in business (licence de gestion). J.C. Spender (1997) parvient, dans une étude sur les origines de cet enseignement, à une conclusion différente (voir aussi Redlich, 1957). Pour lui, c’est dans l’école prussienne de formation des hauts fonctionnaires qu’il faut en chercher les véritables racines. De fait, les traits dominants de cette institution rappelaient fort les écoles de management actuelles : «L’application de la méthode scientifique, ce qui se traduit par une mesure rigoureuse, la collecte des données, l’archivage, l’analyse statistique et le développement de modes à la fois rationnels et juridiques d’ordre, de prise de décision et de contrôle des activités sociales» (13). On y employait également quelque chose qui ressemblait fort aux études de cas et de terrain. On commença très vite à se demander si «une telle formation serait utile aux techniciens administratifs, aux cadres ou aux chefs d’entreprise». La question est encore d’actualité, y compris dans ces pages.
Joseph Wharton, homme d’affaires américain, avait appris l’allemand et s’était rendu en Allemagne. On pense qu’il en a rapporté les idées fondatrices de l’école qui porte son nom. Il critiquait la méthode, très répandue dans les écoles de commerce américaines de l’époque, qui consiste à apprendre les choses en les faisant (Sass, 1982:22), et il tenait à ce que le programme de l’école de l’université de Pennsylvanie comporte de la comptabilité, du droit commercial et de l’économie, auxquels s’ajouteraient peu après la finance et les statistiques. Quand Edmund James, qui avait passé son doctorat en Allemagne, en fut nommé doyen en 1887, «la Wharton School était lancée» (Spender 1997:20), dans la ligne de la tradition prussienne. «Les priorités ont changé dans les années suivantes», mais Sass (1982:294) note que lorsqu’il en accepta la direction en 1972, Donald Carroll adhérait à la vision initiale de James (Spender 1997:21).
Naissance du MBA
Dartmouth College a été le premier à offrir un masters degree in business (maîtrise de gestion) en 1900, année où cet établissement autorisa «quelques undergraduates... à prolonger leurs études d’un an» (Schlossman et al. 1994:6). En 1908, Harvard proposait à son tour le premier programme intitulé Master of Business Administration (titre que le bureau du président trouvait paraît-il «abominable» [Heaton 1968:71]). Stanford introduisit le second MBA en 1925, époque à laquelle l’habitude de proposer une formation aux affaires aux étudiants ayant déjà passé deux ans sur les bancs de l’université était déjà fermement établie aux États-Unis. (C’est en 1916 que fut établie l’American Association of [aujourd’hui Association to Advance] Collegiate Schools of Business [AACSB] qui allait devenir l’agence d’accréditation.)
Mais les équipes de Harvard et de Stanford, confrontées «au manque d’enthousiasme du monde des affaires, à l’indiscipline et au scepticisme des étudiants, à la jalousie et au cynisme de leurs collègues universitaires et des conseils d’administration des universités», sans parler des difficultés financières, connurent toutes deux des débuts difficiles (Schlossman et al. 1994:9-10). Trente-trois étudiants s’étaient inscrits au premier MBA de Harvard en 1908, et seulement huit d’entre eux revinrent faire leur seconde année. Quatre diplômes de MBA furent décernés en 1919 (15, 17).
Il est intéressant de noter que «ce sont des théoriciens – économistes, psychologues, sociologues, professeurs de sciences politiques – qui ont donné la principale impulsion à [cet] enseignement des affaires en milieu universitaire» et que la plupart d’entre eux n’avaient aucune connaissance directe du monde des affaires et même peu de liens avec des hommes d’affaires»1. Ils étaient cependant «convaincus qu’ils allaient découvrir une “science” des affaires encore inconnue, la transmettre aux futurs leaders de l’économie américaine et développer ainsi une nouvelle profession, le management». Même à Harvard, «les quatre fondateurs étaient des universitaires possédant une expérience limitée des affaires» (10, 11), y compris Edwin Gay, le premier doyen, qui avait lui aussi soutenu sa thèse de doctorat en Allemagne.
Premières études de cas
Très vite, on vit coexister «deux thèmes rivaux», l’un fondé sur «la connaissance générale de la conduite des affaires», l’autre sur «la connaissance spécialisée des opérations dans des secteurs d’activité bien précis». Le programme de Harvard, par exemple, comportait des cours obligatoires en principes de la comptabilité, droit commercial et ressources économiques des États-Unis, ainsi que des cours optionnels portant sur des domaines comme la banque et les chemins de fer (Schlossman et al. 1994:13, 14).
À Harvard, on pratiquait de préférence la méthode des cours magistraux, sauf en droit commercial où l’on s’appuyait sur des exemples puisés dans la jurisprudence. Peu à peu, l’habitude de donner des exemples, qui passe pour avoir donné naissance à la méthode des études de cas, s’est répandue. Un homme d’affaires de Chicago, Arch Shaw, allait donner l’impulsion décisive pour généraliser cette méthode. Il a commencé à l’utiliser pour les undergraduates (étudiants de licence) à la Northwestern University, avant d’approcher Gay (Gleeson et al. 1993:15). Les études de cas ont fait leur entrée à Harvard dans un cours obligatoire de seconde année, intitulé Politique des affaires, inscrit au programme officiel en 1912. Des hommes d’affaires y étaient invités à venir présenter «un problème pris sur leur bureau». Deux jours plus tard, «chaque étudiant devait rendre un devoir écrit dans lequel il donnait son analyse du problème et la solution qu’il recommandait», l’homme d’affaires venant par la suite en discuter avec la classe (Copeland 1954:33). Apparemment, les étudiants aimaient bien cela, mais le recours aux cas ne s’est généralisé qu’après la Première Guerre mondiale, sous l’égide d’un nouveau doyen, Wallace Donham, banquier d’origine.
Donham remarquait plus tard, parlant de son arrivée à Harvard : «Je n’avais aucune connaissance théorique des affaires et j’ai constaté que les enseignants n’avaient, eux, guère de connaissances de leur pratique. Conjuguer ces deux éléments était un réel problème» (Gleeson et al. 1993:17). Si l’idée d’Arch Shaw réglait le problème de Donham, elle en réglait aussi un autre : la pression des étudiants, qui «tapaient des pieds quand ils jugeaient les cours magistraux trop ennuyeux». Donham confia à Copeland, «notoirement piètre conférencier, victime fréquente de ces bruyantes protestations», la direction de la recherche, en lui demandant de «transformer les données statistiques en cas d’entreprise». Copeland transforma aussi son cours de marketing et, «miraculeusement, ses étudiants cessèrent de taper du pied» (18).
Donham n’obligeait personne d’autre à employer cette méthode, mais «les efforts remarquablement fructueux de Harvard pour produire d’innombrables cas incitaient fortement les autres professeurs à les utiliser et, vers le milieu des années 1920, les cas s’étaient infiltrés dans la plupart des cours» (Gleeson et al. 1993:18); ils y sont encore aujourd’hui. (À Northwestern, où l’administration «n’a jamais pris officiellement position sur la méthode des cas», leur utilisation «était et reste une affaire très individuelle» [Gleeson et al. 1993:25]).
Les cas au service de la théorie
Donham «pensait que l’on utiliserait les cas pour présenter les questions théoriques... de façon assimilable, terre à terre». Il croyait aussi que demander aux étudiants de rédiger leur analyse et leurs recommandations «encouragerait la naissance de la théorie». En fait, il décrivait l’étude des cas comme «une méthode permettant tout simplement de susciter l’intérêt des étudiants, [n’ayant rien de] magique, mais permettant d’entraîner les étudiants nettement plus loin sur la voie de la théorie» (Gleeson et al. 1993:31). Les professeurs de Harvard avaient leurs propres idées sur la question et donnèrent aux études de cas une dimension tout à fait différente, qu’ils ont conservée tout au long du 20e siècle et même, dans une très grande mesure, aujourd’hui.
À en croire Gleeson et al., le corps enseignant de Harvard comprenait trois groupes. Tout d’abord les spécialistes de leur secteur d’activité, souvent des hommes d’affaires connus, donnaient des cours très populaires, et Donham s’arrangea pour en éliminer beaucoup. Deuxièmement, les spécialistes des fonctions, dans des domaines comme le marketing, la finance et la production, que Donham encouragea les premières années à lutter contre la spécialisation par secteur d’activité. Il insistait, largement en vain, pour qu’ils présentent leurs problèmes fonctionnels en les situant «dans le contexte de l’ensemble de la firme». Enfin, les professeurs maison rédigeaient les cas (qu’ils avaient souvent utilisés pour décrocher le nouveau diplôme de doctorat). Ces derniers considéraient les cas comme «particulièrement précieux lorsqu’ils encourageaient les étudiants à abandonner la recherche de théorie, leur apprenant à prendre seuls des décisions difficiles et réalistes» (32). Donham essaya de contrer ce troisième groupe en réduisant (de près des deux tiers) le budget affecté à la rédaction des cas et en promouvant la recherche en sciences sociales, attirant à l’école des intellectuels aussi illustres que Joseph Schumpeter, Elton Mayo et Talcot Parsons. Mais sa cause était perdue d’avance : «Les études de cas n’ont pas donné naissance à des théories généralisables» (33).
Ainsi donc, très tôt, le décor fut planté pour le grand débat sur l’enseignement de la gestion : la théorie originale de Wharton, ancrée dans l’érudition, contre la pratique de Harvard, ancrée dans l’expérience, prônant ostensiblement que c’est en faisant que l’on apprend, approche si vivement critiquée par Joseph Wharton. Un coup d’œil sur les cours offerts par Harvard, dès le début, permet cependant de se demander si ces différences d’approche revêtaient réellement une grande importance.
Réussite sur le marché, échec académique
Partant de ces origines, les business schools ont connu un grand essor aux États-Unis. Il y en avait une quarantaine en 1915, et les dix années suivantes virent la création de 143 nouvelles écoles (Cheir 1975:91); 110 diplômes de master furent décernés en 1920, 1 017 en 1932 et 3 357 en 1948 (Gordon et Howell 1959:21).
Mais la qualité académique ne suivait pas. Harvard persista sur la voie des études de cas (en 1949, cette institution avait décerné plus de la moitié des diplômes de MBA [Aaronson 1992:168]), mais la plupart des écoles sombraient dans le même temps dans une sorte de moyen âge de l’enseignement des affaires. «À la fin des années 1930... une bonne partie du programme de second cycle de Stanford était dangereusement proche des études de premier cycle (Gleeson et al. 1993:35), tandis que Columbia vivait «le triomphe de la spécialisation» – on y enseignait en effet des «savoir-faire spécifiques» (Aaranson 1992:163 164). À Wharton, des professeurs plus intéressés au consultanat qu’à la recherche «conspiraient avec les préoccupations pratiques des étudiants soucieux des débouchés pour aller à l’encontre des grandes idées de Joseph Wharton» (Mast 2001:297). Le management lui-même était enseigné dans les MBA comme une collection de principes vagues, proches parents de la sagesse populaire – par exemple, qu’un dirigeant ne devait pas exercer son autorité sur plus de sept personnes. (Voir la critique que fit Simon de ces principes [1957].) «À la fin des années 1940, l’incapacité d’institutions aussi élitistes que Harvard, Stanford, Columbia et Chicago de répondre à la demande d’un nouveau type de manager était évidente.» Le monde des affaires changeait très vite, mais pas «les connaissances offertes aux étudiants par les manuels et les études de cas» (Schlossman et al. 1994:3).
Retour à la respectabilité académique Le monastère Carnegie
Le monastère irlandais du moyen âge de l’enseignement des affaires fut un lieu remarquable situé à Pittsburgh, en Pennsylvanie, qui s’appelait la Graduate School of Industrial Administration (GSIA), au Carnegie
Institute of Technology (qui s’appelle maintenant université CarnegieMellon). Le GSIA ne s’est pas contenté d’entretenir les lumières académiques, il les a bel et bien rallumées dans les années 1950.
L’événement qui a déclenché cette renaissance fut le recrutement, en 1946, d’un économiste, George Leland Bach, qui avait servi à la Federal Reserve pendant la guerre. Il avait pour mission de relancer le département d’économie de l’université. Bach fit venir William Cooper, spécialisé dans la recherche opérationnelle (applications mathématiques des problèmes de systèmes), domaine qui venait gagner ses lettres de noblesse dans les applications militaires pendant la guerre, et le duo recruta Herbert Simon, jeune et brillant spécialiste des sciences politiques, pour prendre la direction du programme d’administration des affaires de premier cycle. Zalaznick (1968) devait écrire plus tard dans le magazine Fortune que l’arrivée de Simon «signalait à la communauté universitaire qu’une école de management pouvait se prêter au travail... portant sur des problèmes profonds... d’une pertinence moins immédiate» (206).
La nécessité se fit plus pressante, pendant la guerre froide, d’améliorer les capacités du management américain, et quand William Morrimer Mellon fit un don de 6 millions de dollars pour financer la création d’une nouvelle école d’administration industrielle à Carnegie, Bach en devint le premier doyen. Il y apporta son département d’économie.
La vision était très claire, dès le début (et non sans liens avec les efforts initiaux, influencés par l’Allemagne, de Wharton, et même certaines des convictions non réalisées de Donham) :
- La recherche systématique joue un rôle primordial, l’enseignement vient ensuite. «La recherche était à leurs yeux le premier moteur du progrès» (Gleeson et Schlossman 1995:14).
- La recherche devait avant tout être descriptive, en particulier pour mieux comprendre la vie des affaires et le fonctionnement des entreprises; la prescription pouvait suivre, dans la pratique.
- Une telle recherche devait reposer sur un ensemble de disciplines sous-jacentes, notamment l’économie, la psychologie et les mathématiques. Ces matières devaient occuper une place essentielle dans les cours de niveau master; elles devaient également servir de socle aux fonctions de l’entreprise comme la finance, le marketing et la comptabilité.
…
6 LA DÉGRADATIONDES INSTITUTIONSSOCIALES
Des moyens toujours plus perfectionnés au service d’objectifs toujours plus confus, tels sont selon moi les caractéristiques de notre époque.
ALBERT EINSTEIN
Les chapitres précédents constituent autant d’étapes du développement de mon argument central : non seulement le MBA, diplôme apparemment innocent, ne prépare pas vraiment, comme il est censé le faire, ses étudiants au management, mais cela ne l’empêche pas d’exercer une influence immense, parfois indue, toujours pernicieuse. Cela commence, nous l’avons vu, dès le processus éducatif, pour se propager, par l’intermédiaire des dirigeants MBA, à l’ensemble des entreprises où ils exercent leurs talents. Nous allons voir maintenant que cela ne s’arrête que dans la société au sens large, et que c’est là que ses effets peuvent être les plus destructeurs.
Nous passons ainsi des conséquences économiques aux conséquences sociales, les secondes influençant à mon avis beaucoup les premières. À l’évidence, le développement économique facilite le progrès social. Mais il en dépend aussi. Les sociétés les plus aptes à faire bénéficier l’ensemble de leurs citoyens de la création de richesse économique en génèrent presque toujours davantage que les autres. La façon dont une société sélectionne et prépare ses leaders et celle dont ces derniers exercent leurs responsabilités jouent un rôle déterminant dans cette capacité, ou non, à partager harmonieusement les richesses entre les citoyens. Ces dernières années, un nombre toujours croissant d’entre eux ont été laissés pour compte. Les coûts sociaux sont évidents, mais nous subissons sans doute aussi, sans même nous en rendre compte, un déclin du développement économique.
L’ILLÉGITIMITÉ DU LEADERSHIP CONTEMPORAIN
Prenons-nous le temps de réfléchir sérieusement au type de leadership dont nos institutions sociales les plus importantes, en particulier les entreprises, ont besoin? Prêtons-nous une attention suffisante au rôle du jugement, du dévouement, de l’humilité, de la générosité – et de la légitimité? Pensons-nous à l’effet qu’entraîne sur tout ceci le mode le plus répandu de formation, et donc de sélection des dirigeants?
Être un grand leader ne se résume pas à prendre des décisions plus astucieuses que les autres ou à négocier des accords plus importants, surtout si, au passage, on engrange des bénéfices personnels substantiels. Cela consiste à stimuler l’énergie des autres afin qu’ils prennent de meilleures décisions et obtiennent de meilleures performances. Autrement dit, cela consiste à libérer l’énergie positive que chacun possède naturellement. Un leadership efficace inspire plus qu’il ne responsabilise, connecte plus qu’il ne contrôle, démontre plus qu’il ne décide. Tout cela grâce à l’engagement – de soi, d’abord, et des autres, ensuite.
Ce n’est possible que si le leadership est ressenti comme légitime, c’est-à-dire non seulement accepté, mais aussi respecté par ceux qui y sont soumis. Le pouvoir se mérite. «Aucun homme n’est assez bon pour en gouverner un autre sans son consentement», disait Abraham Lincoln. Il parlait du gouvernement, bien sûr, mais aujourd’hui, de plus en plus, les gens se gouvernent mutuellement dans les entreprises. Si la démocratie a vraiment un sens, elle doit s’étendre aux organisations au sein desquelles la plupart d’entre nous travaillons tous les jours. J’affirme que le leadership promu par nos business schools viole cet esprit dans la mesure où il encourage le développement d’une élite séparée, privilégiée – c’est la culture du professionnalisme évoquée ci-dessus – cette élite étant en général imposée aux autres sans leur consentement.
Je ne plaide pas ici pour l’élection des dirigeants (même s’il serait intéressant de voir combien de ceux qui sont aujourd’hui en poste sortiraient indemnes de ce type de scrutin)1. En revanche, je serais favorable à ce que les dirigés soient consultés lors de la sélection de leur dirigeant – par exemple, en étant représentés dans le processus de sélection – afin de vérifier que le candidat a su s’en faire respecter. Une telle démarche pourrait apporter une perspective nouvelle d’une importance vitale au processus de sélection en y impliquant des personnes ayant travaillé aux côtés des candidats. Sachant que la sélection des dirigeants, souvent confiée à des personnes extérieures n’ayant qu’une connaissance superficielle de l’entité en question et même des candidats eux-mêmes, est loin de donner satisfaction, consulter leurs collègues et leurs futurs subordonnés pourrait se traduire par une amélioration fantastique de la qualité du management.
Une étude réalisée avant l’effondrement d’Enron et d’autres grandes entreprises montrait que 47 % seulement des salariés d’entreprises américaines considéraient leurs dirigeants comme étant d’une grande intégrité personnelle (The Gazette, 9 octobre 2000). Une étude plus récente, conduite par la Rutgers University of Connecticut, constatait que «58 % des salariés pensent que les grands patrons ne cherchent à défendre que leur propre intérêt, même si cela porte préjudice à l’entreprise, 33 % pensant pour leur part que les dirigeants ont à cœur de bien servir leur entreprise» (in Greenhouse 2002). Pouvons-nous réellement continuer à tolérer cette situation?
Une nouvelle aristocratie?
La «classe affaires» n’est-elle qu’une catégorie de sièges dans un avion? Ne serait-elle pas devenue une classe sociale, que le magazine Time a décrite comme «une caste professionnelle et managériale qui se considère comme étant formée pour prendre les commandes des entreprises de notre pays – et donc destinée à le faire» (4 mai 1981:58)?
Dans les dernières pages du livre qu’il a consacré à l’histoire de Wharton, Sass emploie un vocabulaire révélateur :
Le succès du MBA de Wharton a sans doute été le sommet et l’aboutissement des efforts déployés depuis un siècle par l’école pour offrir une classe de leaders à la société industrielle. Plus harmonieusement et plus complètement que par le passé, le programme amalgamait les trois types classiques du leadership occidental : le professionnel, l’aristocrate et l’homme d’affaires – en un personnage social unique et nouveau. (336)
Comme il est ironique que l’Amérique, si fière d’avoir rejeté le joug de l’aristocratie britannique, voie, deux siècles plus tard, naître sa propre aristocratie! La Grande-Bretagne a décliné en partie à cause de la révolte de la classe ouvrière contre les privilèges de classe et le leadership déconnecté de l’aristocratie terrienne. L’Amérique se prépare-t-elle à renouveler, à sa manière, cette expérience? (Voir Kelly 2001.)
«Au fil des années, certaines cultures ont récompensé des comportements qui ont fini par se révéler ruineux pour l’ensemble de la société – le désir de la haute société britannique de ne pas se salir les mains en faisant du commerce en est l’exemple le plus célèbre», écrivait Fallows dans The Case Against Credentialism (1985). L’auteur se demandait si «une évolution tout aussi perverse ne serait pas en cours en Amérique», non en raison d’un refus de faire du commerce, mais par désir de l’exploiter à des fins personnelles (52).
Une société peut-elle se permettre d’être à deux niveaux, l’un fondé sur les diplômes, l’autre sur l’expérience? Le parcours individuel des futurs leaders ne devrait-il pas être varié et même idiosyncratique, permettant ainsi de juger chaque candidat sur ses qualités personnelles, dépassant ainsi les titres universitaires et les affiliations, et encore plus les aptitudes superficielles à impressionner la galerie? Je reproduis ici la réponse d’une femme cadre supérieur à une lettre que je lui avais moi-même adressée. Elle décrit si bien ce grave problème que j’ai laissé sa lettre pratiquement intacte.
…
UNE SOCIÉTÉ QUI A PERDU L’ÉQUILIBRE
Nous avons récemment assisté à une glorification des intérêts personnels peut-être inégalée depuis les années 1920. C’est tout juste si l’appât du gain ne fait pas figure de vertu; les entreprises se voient poussées à négliger leurs responsabilités sociales en faveur d’une conception étroite de la création de valeur pour l’actionnaire; les PDG passent pour être les seuls à créer la performance économique. Il est peut-être difficile d’imaginer une société dépourvue d’égoïsme, mais comment se figurer une société qui vénère l’égoïsme, autrement que cynique et corrompue1?
En fait, nos sociétés privilégient de plus en plus l’économique au détriment du social, les marchés au détriment des autres institutions sociales, de sorte que l’équilibre entre ces deux séries de facteurs est rompu2. Les deux ont beau nous être indispensables, nous sommes de plus en plus dominés par un seul. L’enseignement donné par les MBA joue un rôle considérable dans cette évolution.
L’érosion des valeurs humaines
Je crois que le problème apparaît de façon plus évidente que jamais dans un article, qui a beaucoup circulé, de deux éminents professeurs d’économie financière, Michael Jensen, de Harvard, et William Meckling, alors à Rochester. Ils y introduisaient (1994) cinq modèles de «la nature humaine». Ils éliminaient rapidement les trois premiers, qui décrivaient les comportements d’un point de vue sociologique, psychologique et politique. Un quatrième se plaçait sous l’angle de l’économie – ils ne le rejetaient pas, mais l’intégraient au sein du cinquième, auquel ils donnaient un nom assez alambiqué : Resourceful, Evaluative, Maximizing Model, ou REMM.
Dans le cadre du REMM, à en croire nos auteurs, tout le monde est «évaluateur». Les gens ont toutes sortes de besoins, et ils procèdent «à des arbitrages et à des substitutions», plus particulièrement en termes de «quantités». (Si certains besoins, comme l’argent ou les voitures de luxe, sont plus faciles à quantifier que d’autres, comme la confiance ou l’intégrité, les auteurs n’évoquent pas ce problème.) Et ces «besoins étant illimités... le REMM n’arrive jamais à satiété. Tout individu en veut toujours plus», de sorte que «chacun est aussi un “maximiseur”».
Une conséquence importante de ceci, c’est que le REMM n’a pas d’absolus. Plus précisément, «le besoin n’existe pas», selon Jensen et Meckling. Tout n’est qu’arbitrage (excepté, bien entendu, le besoin d’en avoir toujours plus). Nos auteurs illustrent ce mécanisme de façon assez étonnante :
George Bernard Shaw, célèbre auteur dramatique et penseur social, aimait à raconter qu’un jour, au cours d’une traversée en paquebot, il avait rencontré sur le pont une actrice célèbre. Il lui avait demandé si elle accepterait de coucher avec lui pour un million de dollars. La belle y consentit. Il lui avait alors fait une nouvelle proposition : «Et pour dix dollars, vous seriez d’accord?» «Vous me prenez pour qui?» avait-elle rétorqué, indignée. «Ça, nous l’avons déjà établi, avait-il répondu, il n’y a plus maintenant qu’à discuter du prix.»
Ce qui est étonnant, ce n’est pas l’anecdote – connue – mais le fait qu’au lieu de la commenter, Jensen et Meckling y ajoutent la déclaration suivante : «Qu’on le veuille ou non, les individus sont toujours prêts à sacrifier un petit peu de pratiquement tout ce que l’on peut imaginer, même leur réputation ou la moralité, pour obtenir en échange une quantité suffisante d’autres choses désirées.» Autrement dit, à la limite, nous acceptons tous de nous prostituer. Chaque personne, chaque individu, chaque valeur a son prix. Rien ne nous tient si fort à cœur que nous n’acceptions de nous en séparer. «Il y a des REMM partout», affirment les auteurs. Comme c’est vrai. Et comme c’est triste.
L’article de Jensen et Meckling a été utilisé dans un grand nombre de MBA – sa lecture était obligatoire pour les étudiants du cours optionnel le plus populaire de Harvard, qui attirait la majorité des étudiants. Tel est donc le message qu’ont retiré de leurs études d’innombrables MBA, avec, bien sûr, les quelques correctifs de leur fameux cours d’éthique. Et le résultat, c’est ce que nous avons vu plus haut, à savoir que les valeurs des étudiants se durcissent au cours de leurs études, même par comparaison avec celles des chefs d’entreprise. Ils négligent les responsabilités sociales au profit de la «valeur pour l’actionnaire» – autrement dit, on en donne toujours «plus» aux propriétaires, tant pis pour tous les autres.