Introduction à L’économie souterraine : causes, importance et options
L’économie souterraine : causes, importance, options Résumé
L’économie souterraine recouvre la production marchande de biens et services, légaux et illégaux, qui sont vendus ou achetés dans l’illégalité. Elle comprend l’économie parallèle, où des biens et services légaux sont produits et échangés dans des conditions illégales, et les marchés noirs (productifs), domaine des biens et service illégaux, mais qui satisfont toutes les parties impliquées. L’histoire révèle une grande variété de prohibitions et d’impôts qui provoquèrent la contrebande dans de nombreux domaines.
Cependant, la contrebande et les autres formes d’économie souterraine ne sont pas que des phénomènes historiques ; ils sont omniprésents dans l’économie contemporaine : drogues, alcool, essence, tabac, etc. L’économie souterraine n’est pas seulement constituée des marchés noirs et de la contrebande dans l’économie parallèle. Elle comprend surtout des services vendus « sous la table », notamment des services de travail pour les entreprises ou les ménages (dans la construction et la rénovation, par exemple).
À la question des causes de l’économie souterraine, la réponse fondamentale se trouve dans la célèbre Richesse des nations d’Adam Smith. Smith voyait le fondement de la société moderne dans la division du travail, qui découlait elle-même « d’un certain penchant naturel à tous les hommes […] qui les porte à trafi quer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre ». Chaque fois que leur penchant pour l’échange est contrarié, les individus cherchent à contourner la contrainte afi n d’obtenir ce qu’ils perçoivent comme les avantages de l’échange.
Les principaux obstacles à l’échange qui poussent les individus vers l’économie souterraine sont les impôts, la réglementation et les prohibitions. La recherche économique montre que c’est dans les pays où ces obstacles sont les plus importants que l’économie souterraine occupe la plus grande place. Les économistes ont développé un certain nombre de méthodes pour mesurer le niveau global de l’économie souterraine et les ont appliquées à plusieurs pays. Les diverses méthodes produisent souvent des résultats très diff érents. Les estimations de la taille de l’économie souterraine eff ectuées depuis 1976 au Canada varient de 1,4 % à 100 % du PIB, à cause de diff érences à la fois dans les défi nitions et les méthodes de mesure.
L’estimation de Statistique Canada pour l’année 1992 (dernière année disponible) suggère une proportion de 5,2 % du PIB offi ciel : 4,2 % pour l’économie parallèle et 1,0 % pour les marchés noirs. Présentée comme un maximum pour 1992, l’estimation de Statistique Canada peut sans doute servir d’estimation prudente pour aujourd’hui. Même si l’économie souterraine est relativement modeste, son impact sur les politiques publiques est multiforme, impossible à ignorer, et il a fait l’objet de nombreux débats parmi les économistes et les non- économistes.
On critique souvent l’économie souterraine du point de vue de l’évasion fi scale. Cependant, les impôts payés ou éludés constituent un transfert et non d’un coût au sens économique. Un autre type de coût souvent attribué à l’économie souterraine est qu’elle neutralise, au moins en partie, les politiques publiques qui lui ont donné naissance et que, par conséquent, elle réduit les avantages de ces politiques. On ne peut simplement postuler que les politiques publiques sont « bonnes » et que les marchés illégaux sont « mauvais ». « Bon » ou « mauvais » et « bien » ou « mal » sont des notions éthiques. L’économiste essaie d’étudier l’économie souterraine, comme n’importe quel autre phénomène, sans poser de jugement moral — ou « jugement de valeur » ou « jugement normatif », comme on dit souvent.
C’est là un point important, mais qui est souvent négligé. Non seulement l’économiste prendra-t-il soin de formuler explicitement tout jugement de valeur inévitable dans ses recommandations de politiques publiques, mais il voudra aussi minimiser ce contenu normatif. Moins il y a de contenu moral dans ses recommandations, plus elles seront scientifi ques. On peut soutenir qu’un jugement de valeur en faveur de l’échange et du « penchant naturel […] à faire des trocs et des échanges » minimise le contenu moral des recommandations politiques.
L’évaluation des politiques publiques et des marchés noirs qu’elles génèrent de même que la question de savoir si le bénéfi ce du doute revient aux premières ou aux seconds dépendent aussi de la théorie de l’État qui sous-tend l’analyse. Pour faire face au problème de l’économie souterraine, quatre options sont envisageables. La première réside dans la répression : imposer des sanctions plus lourdes aux participants de l’économie souterraine. À part les coûts en ressources (plus de policiers, de douaniers, de prisons, etc.) et les coûts de la dissuasion marginale, intensifi er la répression de l’économie souterraine entraînerait d’autres coûts : ceux encourus par les participants de l’économie souterraine pour se protéger de la répression, de même que ceux imposés à des tiers.
De plus, d’un point de vue historique, il n’y a probablement aucune répression qui ait jamais réussi à éliminer les marchés illégaux. La deuxième option consiste à rechercher le niveau optimal d’économie souterraine : comparer le coût net de chaque marché illégal à l’avantage net de la politique publique qui en est la cause. Si l’on arrive à un coût net pour la combinaison de la politique publique et des marchés illégaux qu’elle entraîne, on abandonne la politique publique ; si, au contraire, on obtient un avantage net, la politique publique est maintenue et les marchés qu’elle génère, considérés comme partie des coûts nécessaires à l’obtention de ces avantages.
La plupart des coûts économiques des marchés illégaux appartiennent tout autant aux politiques publiques qui sont à l’origine de ceux-ci : coûts en ressources et autres coûts de la répression, coûts de productivité, recherche de rentes, violence, qualité réduite, mauvaise allocation de l’entrepreneuriat productif, perte de capital social (honnêteté, etc.), distorsion des données économiques, dynamique dangereuse. Parfois, les marchés illégaux fournissent l’avantage d’une protection contre les politiques publiques inefficaces. Évaluer scientifiquement tous ces coûts et ces avantages est scientifiquement impossible, pour des raisons autant théoriques que pratiques ; de fait, de telles évaluations sont introuvables.
La troisième option consisterait à ne rien faire, à laisser l’économie souterraine évoluer sans intervention. Avec l’augmentation des coûts actuels des marchés illégaux et les conséquences imprévisibles qui s’ensuivraient, cette option semble très risquée. La dernière option en lice consisterait à supprimer ou modifier les politiques publiques qui ont suscité les marchés illégaux. Plusieurs économistes approuvent cette approche. Supprimer autant que possible les obstacles à l’échange est la seule solution qui prenne au sérieux à la fois la vision smithienne de l’échange et l’impossibilité de réaliser des analyses avantage-coût détaillées.
Introduction
Définitions L’économie souterraine, que j’appellerai aussi « économie illégale » ou « marchés illégaux », est la partie de l’économie où des biens et services sont produits, échangés ou consommés en violation de la loi. Les activités concernées sont illégales soit parce que la loi interdit la production ou la consommation des biens ou services visés (comme dans le cas des drogues ou de certains services de prostitution), soit parce que des biens ou services légaux sont échangés dans des conditions illégales (des travaux de construction ou de rénovation par des entrepreneurs ou ouvriers sans permis, ou des biens autrement légaux qui sont passés en contrebande ou vendus illégalement).
Les marchés noirs regroupent la première catégorie (biens ou services illégaux), alors que l’économie parallèle désigne la seconde (transactions concernant des biens et services légaux, notamment le travail, réalisées dans des conditions illégales). Malgré une terminologie flottante dans la littérature économique (Sauvy 1984, Fortin et al. 1996), cette typologie n’est pas incohérente avec l’usage théorique et empirique. On distingue deux sortes de marchés noirs. Dans les marchés noirs improductifs, aucune valeur nette n’est créée : les services de tueurs à gages ou le commerce de biens volés en fournissent des exemples. Dans les marchés noirs productifs, au contraire, l’acheteur et le vendeur adulte profitent tous deux de l’échange (ou croient qu’ils en profiteront), et ni eux ni aucune tierce partie n’ont intérêt à ce que les échanges soient interrompus — sinon par envie, par souci de rectitude morale ou par activisme paternaliste (« busybodyism » en anglais).
C’est une entreprise controversée que de départager les activités qui relèvent des marchés noirs productifs et improductifs, mais la distinction est cohérente avec la théorie économique et se révèle utile pour l’analyse. Cette distinction repose nécessairement sur un jugement moral, mais je soutiendrai (dans la troisième section ci-dessous) que c’est un jugement moral minimal. Le présent cahier de recherche ne s’intéresse qu’aux marchés noirs productifs, comme la figure 1 l’indique. La distinction entre marchés noirs productifs et improductifs est incorporée dans le concept de production et dans les comptes nationaux. En effet, les marchés noirs productifs font partie de la production telle que théoriquement défi nie dans les comptes nationaux, même si, en général, des problèmes statistiques les excluent des agrégats mesurés. Statistique Canada (Gervais 1974, p. 2) explique : En principe, le PIB englobe toute la production, sans égard à sa légalité.
En pratique, les activités illégales comme la vente de stupéfiants, bien que considérées comme productives au sens économique en ce qu’elles répondent à une demande exprimée sur le marché, sont exclues des statistiques officielles, car il n’existe aucun moyen de les mesurer avec un degré de certitude acceptable. Le PIB offi ciel renvoie donc, en gros, à la production légale. D’autres activités criminelles comme le vol ou l’extorsion constituent un transfert de richesse d’une personne ou d’un groupe à un autre. Elles ne sont pas productives et n’entrent pas du tout dans le PIB. Légèrement différente, la typologie proposée par Cowell (1990) 1 et présentée à la figure 2, servira à mettre l’économie souterraine en contexte et nous permettra d’en préciser la définition. La frontière I sépare la production des activités qui n’en sont pas — par exemple, les transferts (y compris les dons) de choses déjà produites. La frontière II circonscrit la production telle qu’officiellement mesurée, soit le produit intérieur brut (PIB), que l’on appelle parfois « PIB officiel ».
Le PIB diffère de la production parce qu’il exclut toute production non marchande et qu’il ignore une partie de l’économie souterraine. La production non marchande comprend, par exemple, ce qui se produit à l’intérieur de la famille, comme les repas. La frontière III englobe l’économie souterraine et les marchés noirs improductifs. Le sous-ensemble δ contient la partie de l’économie souterraine qui échappe aux statisticiens des comptes nationaux, de même que les marchés noirs productifs. Le sous-ensemble ε regroupe les marchés noirs improductifs. Ainsi, la région γ et δ constituent ce que, plus formellement, nous appellerons l’économie souterraine, soit la production marchande de biens et services, légaux et illégaux, qui sont vendus ou achetés dans l’illégalité. Cette définition est plus formelle en ce qu’elle épouse le concept de production des comptes nationaux, permettant de mieux comparer l’économie souterraine au PIB.
Mises en garde techniques Quand on exprime la taille de l’économie souterraine comme proportion du PIB (officiel), c’est généralement comme le rapport de γ+δ à β+γ. Il faut être prudent en utilisant cette proportion, facilement trompeuse, puisque γ a déjà été mesuré et inclus dans le PIB officiel. Une statistique encore plus trompeuse, à éviter, consiste à diviser toutes les transactions dans l’économie souterraine par le PIB, lequel ne comprend que la valeur ajoutée2 . Une mise en garde connexe se rapporte à la contrebande. Si la contrebande est bel et bien une composante de l’économie souterraine, il faut prendre soin de l’incorporer correctement dans celle-ci.
Quand on compare l’économie souterraine au PIB, il faut parler de la valeur ajoutée dans l’économie souterraine et non pas du total des transactions. Supposons que le pain soit interdit au Canada (ou taxé à des taux très élevés) et que des marchés noirs apparaissent pour le pain produit aux États-Unis et importé ici en contrebande. Ce qui figurerait dans la production de l’économie souterraine à comparer au PIB ne serait que la valeur ajoutée dans l’industrie de la contrebande, soit 2. Le PIB ne contient que la valeur ajoutée, qui est égale aux revenus et, de manière équivalente, aux dépenses sur les biens et services finaux.
Un exemple simple : dans la production du pain, ce qui entre dans le PIB est la valeur du pain vendu aux consommateurs, qui est égale à la valeur ajoutée par les producteurs de blé, les meuniers, les boulangers et les distributeurs, qui est à son tour égale aux revenus de ces producteurs. Si on additionne la valeur au marché du blé, la valeur au marché de la farine et la valeur au marché du pain, on obtient la valeur totale de toutes les transactions reliées à la production du pain, mais on compte deux fois le blé et la farine. Le PIB est conçu pour éviter ce double compte. Un exemple numérique est donné dans Lemieux (2006b). À propos des relations entre le PIB et le total des input et des output, voir Statistique Canada (1989). les profits et autres revenus touchés dans la distribution du pain de contrebande.
On ne peut comparer au PIB que la valeur ajoutée dans la production canadienne3 (y compris la distribution4 ). Il convient également de distinguer économie souterraine et évasion fi scale (non-paiement intentionnel des impôts prévus par la loi). Si la loi exige que tous les revenus soient déclarés au fi sc, y compris les revenus provenant de l’économie parallèle ou des marchés noirs5 , il est permis de croire que les revenus illégaux sont rarement déclarés. Ces revenus illégaux seraient coextensifs à l’économie souterraine s’ils venaient exclusivement de la production. Cependant, l’évasion fiscale déborde notre définition formelle de l’économie souterraine : elle couvre des revenus qui ne viennent pas de la production (les gains en capital, par exemple). Autrement dit, la frontière de l’économie souterraine n’est pas la même selon que l’observateur est le percepteur fiscal ou le statisticien des comptes nationaux, et les deux perspectives produisent des mesures qui ne sont pas comparables.
Le présent cahier de recherche s’intéresse à l’économie souterraine, pas à l’évasion fiscale en tant que telle, et adopte la perspective du statisticien. Questions et synopsis L’intérêt des économistes pour l’économie souterraine relève de plusieurs interrogations :
1) Quelles sont les causes de l’économie souterraine ?
2) Quelle est sa taille ?
3) Quelles conséquences entraîne-t-elle pour les politiques publiques et comment l’économiste peut-il se prononcer ?
4) Quelles sont les solutions ?
Répondre à la dernière question suppose que l’on connaisse la réponse aux précédentes, car on doit connaître les causes, l’étendue et l’impact de l’économie souterraine avant de s’interroger sur des solutions éventuelles.
Je commencerai par examiner les causes de l’économie souterraine telles qu’analysées par la science économique (section 1). Je passerai ensuite en revue la littérature économique récente sur la mesure du phénomène (section 2). Les relations entre l’économie souterraine et les politiques publiques feront l’objet de la section 3, qui mettra l’accent sur les efforts de l’analyse économique pour éviter les jugements de valeur. Nous serons alors en mesure, dans la section 4, d’examiner quatre grandes approches pour régler les problèmes éventuels que pose l’économie souterraine. Une brève conclusion résumera l’analyse et ses implications.
1. Les causes
1.1 Diversité de l’économie souterraine
L’histoire révèle une grande variété de prohibitions et d’impôts qui provoquèrent la contrebande dans de nombreux domaines6 : les parfums, frappés de lourds impôts par le pharaon d’Égypte ; le café, interdit sous peine de mort par le sultan Amurat II au XVe siècle ; le sel, après l’imposition de la gabelle, un impôt sur le sel, entre le début du XVe siècle et la révolution de 1789 ; les allumettes, après que l’État français en eut fait un monopole en 1872 ; le sperme des taureaux français, interdit en Suisse entre 1960 et 1970 afin de protéger les vaches de race Simmental — et ce ne sont que des exemples.
Des pamphlets, journaux et livres censurés ont traversé illégalement les frontières – des écrits des encyclopédistes imprimés en Suisse et passés en France en contrebande, au pamphlet de Victor Hugo, Napoléon le Petit, que l’auteur exilé envoya en France dissimulé dans un chargement de farine, en passant par La Lanterne, journal du polémiste Henri de Rochefort, expédié en France par la grâce d’un réseau de contrebandiers de tabac. Les contrebandiers étaient souvent vus comme des héros7 et levaient de vraies petites armées pour faire face aux agents de l’État. L’alcool et le tabac ne sont que des exemples parmi d’autres dans l’histoire des marchés illégaux. Le tabac fut interdit en France en 1620, puis frappé de lourds impôts par Richelieu.
Plusieurs autres dirigeants l’interdirent, notamment Jacques Ier d’Angleterre, le sultan turc Amurat IV, le shah de Perse (qui faisait couper la lèvre supérieure des fumeurs de pipe), et le tsar Michel de Russie. À propos du législateur du Connecticut, Tocqueville (1835, première partie, chapitre 2) écrit : « Quelquefois, enfin, l’ardeur réglementaire qui le possède le porte à s’occuper des soins les plus indignes de lui. C’est ainsi qu’on trouve dans le même code [1750] une loi qui prohibe l’usage du tabac ». Aux États-Unis, quatorze États et un territoire interdirent la vente et parfois la simple possession de tabac entre 1893 et 1909 ; d’autres prohibitions suivirent durant les années 1920.
L’histoire se reproduisit, à plus grande échelle, avec la prohibition de l’alcool par un amendement à la Constitution américaine, entre janvier 1920 et décembre 1933, et la contrebande qui s’ensuivit (Dills et Miron 2003). Approvisionnés par les marchés noirs, ni les amateurs d’alcool ni les fumeurs ne disparurent. 6. Voir Sullum (1998), Besson (1989) et Sédillot (1985). 7. Le plus célèbre d’entre eux fut sans doute Louis Mandrin (1724-1755), que nous présente Besson (1989, p. 64-77). La contrebande et les autres formes d’économie souterraine ne sont pas que des phénomènes historiques ; ils sont omniprésents dans l’économie contemporaine.
Quelques exemples suffiront. Au cours du XXe siècle, les drogues ont été graduellement interdites, à commencer par les opiacés et la cocaïne tôt dans le siècle, suivis du cannabis au milieu du siècle ; et la guerre aux consommateurs, aux producteurs et aux contrebandiers de drogue continue. Les marchés illégaux de l’alcool ont survécu dans plusieurs pays à cause des taxes prohibitives. La Gendarmerie royale du Canada (GRC 2002) inclut l’alcool parmi les principaux problèmes de contrebande et fait état de fabrication illégale. La contrebande ou l’emploi illégal d’essence et de mazout est endémique là où certains utilisateurs profitent de prix ou rabais spéciaux.
En 2001-2002, les douanes britanniques ont détruit 30 usines de transformation et le gouvernement a mis en place de nouvelles mesures pour stopper la tendance, y compris l’établissement de distributeurs agréés pour les carburants à rabais (Bajada 2005, p. 238-239). De même, au Québec, un marché illégal s’est développé pour les carburants non colorés, permis exclusivement à certains utilisateurs ou pour certaines activités (agriculteurs, pêcheurs, chauffage domestique) ; en 2005-2006, les inspecteurs gouvernementaux ont émis 280 avis d’infraction (Boyer 2007).
Les marchés illégaux comprennent aussi le jeu, la prostitution, certaines formes de pornographie, les prêts usuraires, et le « marché gris » des signaux de télé- vision par satellite qui sont interdits au Canada, mais s’achètent auprès de diffuseurs américains. La contrebande du tabac est endémique dans les pays où le prix des cigarettes est assez élevé pour la justifier. Malgré de nouvelles mesures contre la contrebande, presque le quart des cigarettes consommées au Royaume-Uni en 2002-2003 étaient entrées illégalement dans le pays (Bajada 2005, p. 238).
Au Canada, dans la foulée d’un accroissement continu des taxes provinciales et fédérales sur le tabac, la contrebande avait crû fortement au début des années 1990. Les recettes du gouvernement du Québec en provenance des taxes sur le tabac chutèrent de 61 % en dollars constants entre 1986-1987 et 1993-1994.
Table des matières :
Résumé .................................................... 5
Introduction ............................................ 7
1. Les causes ......................................... 9
1.1 Diversité de l’économie souterraine ...................................... 9
1.2 Penchant pour l’échange ........ 10
1.3 Obstacles à l’échange ............. 10
2. Mesure et taille .................................. 13
2.1 Méthodes d’estimation ........... 13
2.2 Estimations .............................. 13
3. L’économie souterraine, les politiques publiques et l’éthique ... 16
3.1 Impact de l’économie souterraine sur les politiques publiques .............. 16
3.2 La morale et l’économie.......... 16
3.3 Théories sous-jacentes de l’État ............................................ 18
4. Quatre options de politique publique ............................................. 20
4.1 Intensifi cation de la répression .............................................. 20
4.2 Recherche du niveau optimal d’économie souterraine : comparer les coûts et les avantages ..... 21
4.3 Passivité .................................... 25
4.4 Modifi cation des politiques publiques responsables de l’économie souterraine ........... 25
5. Résumé et conclusion ...................... 27
Bibliographie ........................................... 28
Annexe I : Illustrations contemporaines de l’économie souterraine et de marchés noirs improductifs citées dans ce cahier de recherche ....................... 31
Biographie ............................................... 32
Introduction à L’économie souterraine : causes, importance et options
L’économie souterraine : causes, importance, options Résumé
L’économie souterraine recouvre la production marchande de biens et services, légaux et illégaux, qui sont vendus ou achetés dans l’illégalité. Elle comprend l’économie parallèle, où des biens et services légaux sont produits et échangés dans des conditions illégales, et les marchés noirs (productifs), domaine des biens et service illégaux, mais qui satisfont toutes les parties impliquées. L’histoire révèle une grande variété de prohibitions et d’impôts qui provoquèrent la contrebande dans de nombreux domaines.
Cependant, la contrebande et les autres formes d’économie souterraine ne sont pas que des phénomènes historiques ; ils sont omniprésents dans l’économie contemporaine : drogues, alcool, essence, tabac, etc. L’économie souterraine n’est pas seulement constituée des marchés noirs et de la contrebande dans l’économie parallèle. Elle comprend surtout des services vendus « sous la table », notamment des services de travail pour les entreprises ou les ménages (dans la construction et la rénovation, par exemple).
À la question des causes de l’économie souterraine, la réponse fondamentale se trouve dans la célèbre Richesse des nations d’Adam Smith. Smith voyait le fondement de la société moderne dans la division du travail, qui découlait elle-même « d’un certain penchant naturel à tous les hommes […] qui les porte à trafi quer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre ». Chaque fois que leur penchant pour l’échange est contrarié, les individus cherchent à contourner la contrainte afi n d’obtenir ce qu’ils perçoivent comme les avantages de l’échange.
Les principaux obstacles à l’échange qui poussent les individus vers l’économie souterraine sont les impôts, la réglementation et les prohibitions. La recherche économique montre que c’est dans les pays où ces obstacles sont les plus importants que l’économie souterraine occupe la plus grande place. Les économistes ont développé un certain nombre de méthodes pour mesurer le niveau global de l’économie souterraine et les ont appliquées à plusieurs pays. Les diverses méthodes produisent souvent des résultats très diff érents. Les estimations de la taille de l’économie souterraine eff ectuées depuis 1976 au Canada varient de 1,4 % à 100 % du PIB, à cause de diff érences à la fois dans les défi nitions et les méthodes de mesure.
L’estimation de Statistique Canada pour l’année 1992 (dernière année disponible) suggère une proportion de 5,2 % du PIB offi ciel : 4,2 % pour l’économie parallèle et 1,0 % pour les marchés noirs. Présentée comme un maximum pour 1992, l’estimation de Statistique Canada peut sans doute servir d’estimation prudente pour aujourd’hui. Même si l’économie souterraine est relativement modeste, son impact sur les politiques publiques est multiforme, impossible à ignorer, et il a fait l’objet de nombreux débats parmi les économistes et les non- économistes.
On critique souvent l’économie souterraine du point de vue de l’évasion fi scale. Cependant, les impôts payés ou éludés constituent un transfert et non d’un coût au sens économique. Un autre type de coût souvent attribué à l’économie souterraine est qu’elle neutralise, au moins en partie, les politiques publiques qui lui ont donné naissance et que, par conséquent, elle réduit les avantages de ces politiques. On ne peut simplement postuler que les politiques publiques sont « bonnes » et que les marchés illégaux sont « mauvais ». « Bon » ou « mauvais » et « bien » ou « mal » sont des notions éthiques. L’économiste essaie d’étudier l’économie souterraine, comme n’importe quel autre phénomène, sans poser de jugement moral — ou « jugement de valeur » ou « jugement normatif », comme on dit souvent.
C’est là un point important, mais qui est souvent négligé. Non seulement l’économiste prendra-t-il soin de formuler explicitement tout jugement de valeur inévitable dans ses recommandations de politiques publiques, mais il voudra aussi minimiser ce contenu normatif. Moins il y a de contenu moral dans ses recommandations, plus elles seront scientifi ques. On peut soutenir qu’un jugement de valeur en faveur de l’échange et du « penchant naturel […] à faire des trocs et des échanges » minimise le contenu moral des recommandations politiques.
L’évaluation des politiques publiques et des marchés noirs qu’elles génèrent de même que la question de savoir si le bénéfi ce du doute revient aux premières ou aux seconds dépendent aussi de la théorie de l’État qui sous-tend l’analyse. Pour faire face au problème de l’économie souterraine, quatre options sont envisageables. La première réside dans la répression : imposer des sanctions plus lourdes aux participants de l’économie souterraine. À part les coûts en ressources (plus de policiers, de douaniers, de prisons, etc.) et les coûts de la dissuasion marginale, intensifi er la répression de l’économie souterraine entraînerait d’autres coûts : ceux encourus par les participants de l’économie souterraine pour se protéger de la répression, de même que ceux imposés à des tiers.
De plus, d’un point de vue historique, il n’y a probablement aucune répression qui ait jamais réussi à éliminer les marchés illégaux. La deuxième option consiste à rechercher le niveau optimal d’économie souterraine : comparer le coût net de chaque marché illégal à l’avantage net de la politique publique qui en est la cause. Si l’on arrive à un coût net pour la combinaison de la politique publique et des marchés illégaux qu’elle entraîne, on abandonne la politique publique ; si, au contraire, on obtient un avantage net, la politique publique est maintenue et les marchés qu’elle génère, considérés comme partie des coûts nécessaires à l’obtention de ces avantages.
La troisième option consisterait à ne rien faire, à laisser l’économie souterraine évoluer sans intervention. Avec l’augmentation des coûts actuels des marchés illégaux et les conséquences imprévisibles qui s’ensuivraient, cette option semble très risquée. La dernière option en lice consisterait à supprimer ou modifier les politiques publiques qui ont suscité les marchés illégaux. Plusieurs économistes approuvent cette approche. Supprimer autant que possible les obstacles à l’échange est la seule solution qui prenne au sérieux à la fois la vision smithienne de l’échange et l’impossibilité de réaliser des analyses avantage-coût détaillées.
Introduction
Définitions L’économie souterraine, que j’appellerai aussi « économie illégale » ou « marchés illégaux », est la partie de l’économie où des biens et services sont produits, échangés ou consommés en violation de la loi. Les activités concernées sont illégales soit parce que la loi interdit la production ou la consommation des biens ou services visés (comme dans le cas des drogues ou de certains services de prostitution), soit parce que des biens ou services légaux sont échangés dans des conditions illégales (des travaux de construction ou de rénovation par des entrepreneurs ou ouvriers sans permis, ou des biens autrement légaux qui sont passés en contrebande ou vendus illégalement).
C’est une entreprise controversée que de départager les activités qui relèvent des marchés noirs productifs et improductifs, mais la distinction est cohérente avec la théorie économique et se révèle utile pour l’analyse. Cette distinction repose nécessairement sur un jugement moral, mais je soutiendrai (dans la troisième section ci-dessous) que c’est un jugement moral minimal. Le présent cahier de recherche ne s’intéresse qu’aux marchés noirs productifs, comme la figure 1 l’indique. La distinction entre marchés noirs productifs et improductifs est incorporée dans le concept de production et dans les comptes nationaux. En effet, les marchés noirs productifs font partie de la production telle que théoriquement défi nie dans les comptes nationaux, même si, en général, des problèmes statistiques les excluent des agrégats mesurés. Statistique Canada (Gervais 1974, p. 2) explique : En principe, le PIB englobe toute la production, sans égard à sa légalité.
Le PIB diffère de la production parce qu’il exclut toute production non marchande et qu’il ignore une partie de l’économie souterraine. La production non marchande comprend, par exemple, ce qui se produit à l’intérieur de la famille, comme les repas. La frontière III englobe l’économie souterraine et les marchés noirs improductifs. Le sous-ensemble δ contient la partie de l’économie souterraine qui échappe aux statisticiens des comptes nationaux, de même que les marchés noirs productifs. Le sous-ensemble ε regroupe les marchés noirs improductifs. Ainsi, la région γ et δ constituent ce que, plus formellement, nous appellerons l’économie souterraine, soit la production marchande de biens et services, légaux et illégaux, qui sont vendus ou achetés dans l’illégalité. Cette définition est plus formelle en ce qu’elle épouse le concept de production des comptes nationaux, permettant de mieux comparer l’économie souterraine au PIB.
Mises en garde techniques Quand on exprime la taille de l’économie souterraine comme proportion du PIB (officiel), c’est généralement comme le rapport de γ+δ à β+γ. Il faut être prudent en utilisant cette proportion, facilement trompeuse, puisque γ a déjà été mesuré et inclus dans le PIB officiel. Une statistique encore plus trompeuse, à éviter, consiste à diviser toutes les transactions dans l’économie souterraine par le PIB, lequel ne comprend que la valeur ajoutée2 . Une mise en garde connexe se rapporte à la contrebande. Si la contrebande est bel et bien une composante de l’économie souterraine, il faut prendre soin de l’incorporer correctement dans celle-ci.
Un exemple simple : dans la production du pain, ce qui entre dans le PIB est la valeur du pain vendu aux consommateurs, qui est égale à la valeur ajoutée par les producteurs de blé, les meuniers, les boulangers et les distributeurs, qui est à son tour égale aux revenus de ces producteurs. Si on additionne la valeur au marché du blé, la valeur au marché de la farine et la valeur au marché du pain, on obtient la valeur totale de toutes les transactions reliées à la production du pain, mais on compte deux fois le blé et la farine. Le PIB est conçu pour éviter ce double compte. Un exemple numérique est donné dans Lemieux (2006b). À propos des relations entre le PIB et le total des input et des output, voir Statistique Canada (1989). les profits et autres revenus touchés dans la distribution du pain de contrebande.
On ne peut comparer au PIB que la valeur ajoutée dans la production canadienne3 (y compris la distribution4 ). Il convient également de distinguer économie souterraine et évasion fi scale (non-paiement intentionnel des impôts prévus par la loi). Si la loi exige que tous les revenus soient déclarés au fi sc, y compris les revenus provenant de l’économie parallèle ou des marchés noirs5 , il est permis de croire que les revenus illégaux sont rarement déclarés. Ces revenus illégaux seraient coextensifs à l’économie souterraine s’ils venaient exclusivement de la production. Cependant, l’évasion fiscale déborde notre définition formelle de l’économie souterraine : elle couvre des revenus qui ne viennent pas de la production (les gains en capital, par exemple). Autrement dit, la frontière de l’économie souterraine n’est pas la même selon que l’observateur est le percepteur fiscal ou le statisticien des comptes nationaux, et les deux perspectives produisent des mesures qui ne sont pas comparables.
1) Quelles sont les causes de l’économie souterraine ?
2) Quelle est sa taille ?
3) Quelles conséquences entraîne-t-elle pour les politiques publiques et comment l’économiste peut-il se prononcer ?
4) Quelles sont les solutions ?
Répondre à la dernière question suppose que l’on connaisse la réponse aux précédentes, car on doit connaître les causes, l’étendue et l’impact de l’économie souterraine avant de s’interroger sur des solutions éventuelles.
Je commencerai par examiner les causes de l’économie souterraine telles qu’analysées par la science économique (section 1). Je passerai ensuite en revue la littérature économique récente sur la mesure du phénomène (section 2). Les relations entre l’économie souterraine et les politiques publiques feront l’objet de la section 3, qui mettra l’accent sur les efforts de l’analyse économique pour éviter les jugements de valeur. Nous serons alors en mesure, dans la section 4, d’examiner quatre grandes approches pour régler les problèmes éventuels que pose l’économie souterraine. Une brève conclusion résumera l’analyse et ses implications.
1. Les causes
1.1 Diversité de l’économie souterraine
L’histoire révèle une grande variété de prohibitions et d’impôts qui provoquèrent la contrebande dans de nombreux domaines6 : les parfums, frappés de lourds impôts par le pharaon d’Égypte ; le café, interdit sous peine de mort par le sultan Amurat II au XVe siècle ; le sel, après l’imposition de la gabelle, un impôt sur le sel, entre le début du XVe siècle et la révolution de 1789 ; les allumettes, après que l’État français en eut fait un monopole en 1872 ; le sperme des taureaux français, interdit en Suisse entre 1960 et 1970 afin de protéger les vaches de race Simmental — et ce ne sont que des exemples.
Plusieurs autres dirigeants l’interdirent, notamment Jacques Ier d’Angleterre, le sultan turc Amurat IV, le shah de Perse (qui faisait couper la lèvre supérieure des fumeurs de pipe), et le tsar Michel de Russie. À propos du législateur du Connecticut, Tocqueville (1835, première partie, chapitre 2) écrit : « Quelquefois, enfin, l’ardeur réglementaire qui le possède le porte à s’occuper des soins les plus indignes de lui. C’est ainsi qu’on trouve dans le même code [1750] une loi qui prohibe l’usage du tabac ». Aux États-Unis, quatorze États et un territoire interdirent la vente et parfois la simple possession de tabac entre 1893 et 1909 ; d’autres prohibitions suivirent durant les années 1920.
L’histoire se reproduisit, à plus grande échelle, avec la prohibition de l’alcool par un amendement à la Constitution américaine, entre janvier 1920 et décembre 1933, et la contrebande qui s’ensuivit (Dills et Miron 2003). Approvisionnés par les marchés noirs, ni les amateurs d’alcool ni les fumeurs ne disparurent. 6. Voir Sullum (1998), Besson (1989) et Sédillot (1985). 7. Le plus célèbre d’entre eux fut sans doute Louis Mandrin (1724-1755), que nous présente Besson (1989, p. 64-77). La contrebande et les autres formes d’économie souterraine ne sont pas que des phénomènes historiques ; ils sont omniprésents dans l’économie contemporaine.
En 2001-2002, les douanes britanniques ont détruit 30 usines de transformation et le gouvernement a mis en place de nouvelles mesures pour stopper la tendance, y compris l’établissement de distributeurs agréés pour les carburants à rabais (Bajada 2005, p. 238-239). De même, au Québec, un marché illégal s’est développé pour les carburants non colorés, permis exclusivement à certains utilisateurs ou pour certaines activités (agriculteurs, pêcheurs, chauffage domestique) ; en 2005-2006, les inspecteurs gouvernementaux ont émis 280 avis d’infraction (Boyer 2007).
Les marchés illégaux comprennent aussi le jeu, la prostitution, certaines formes de pornographie, les prêts usuraires, et le « marché gris » des signaux de télé- vision par satellite qui sont interdits au Canada, mais s’achètent auprès de diffuseurs américains. La contrebande du tabac est endémique dans les pays où le prix des cigarettes est assez élevé pour la justifier. Malgré de nouvelles mesures contre la contrebande, presque le quart des cigarettes consommées au Royaume-Uni en 2002-2003 étaient entrées illégalement dans le pays (Bajada 2005, p. 238).
Au Canada, dans la foulée d’un accroissement continu des taxes provinciales et fédérales sur le tabac, la contrebande avait crû fortement au début des années 1990. Les recettes du gouvernement du Québec en provenance des taxes sur le tabac chutèrent de 61 % en dollars constants entre 1986-1987 et 1993-1994.
Table des matières :
Résumé .................................................... 5
Introduction ............................................ 7
1. Les causes ......................................... 9
1.1 Diversité de l’économie souterraine ...................................... 9
1.2 Penchant pour l’échange ........ 10
1.3 Obstacles à l’échange ............. 10
2. Mesure et taille .................................. 13
2.1 Méthodes d’estimation ........... 13
3. L’économie souterraine, les politiques publiques et l’éthique ... 16
3.1 Impact de l’économie souterraine sur les politiques publiques .............. 16
3.2 La morale et l’économie.......... 16
3.3 Théories sous-jacentes de l’État ............................................ 18
4. Quatre options de politique publique ............................................. 20
4.1 Intensifi cation de la répression .............................................. 20
4.2 Recherche du niveau optimal d’économie souterraine : comparer les coûts et les avantages ..... 21
4.3 Passivité .................................... 25
4.4 Modifi cation des politiques publiques responsables de l’économie souterraine ........... 25
5. Résumé et conclusion ...................... 27
Bibliographie ........................................... 28
Annexe I : Illustrations contemporaines de l’économie souterraine et de marchés noirs improductifs citées dans ce cahier de recherche ....................... 31
Biographie ............................................... 32