Les mathématiques appliquées au cœur de la finance
Au cours des trois dernières décennies, les outils mathématiques sont devenus déterminants en finance. Ils ont initialement contribué avec Black-Scholes à l’explosion des activités de marché et, aujourd’hui, la demande en profils hautement techniques reste importante, malgré les crises financières. Nous dressons un portrait succinct des connexions entre finance et mathématiques appliquées.
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epuis une trentaine d’année, le paysage financier a été profondément modifié par l’apparition de marchés et produits nouveaux. Ce bouleversement fait suite à une volonté accrue de déréglementation dans les années 1970, rendant volatiles les taux d’intérêt et instables les taux de change. Des marchés organisés ont alors vu le jour et permis à des intervenants comme les entreprises industrielles et commerciales, les compagnies d’assurance et les banques d’intervenir massivement sur un marché unique et liquide. A la suite du premier de ces marchés à Chicago en 1973, la France a emboîté le pas, en créant le MATIF en 1985 (marché à terme international de France) puis le MONEP en 1987 (marché des options négociables). Le développement spectaculaire de ces activités a été rendu possible grâce aux progrès technologiques, mais aussi grâce aux outils théoriques qui ont permis de valoriser les nouveaux produits financiers. Aujourd’hui, les ingénieurs des départements de recherche et développement des institutions financières manipulent au quotidien une large palette d’outils des mathématiques appliquées : nous en proposons un rapide survol, en partant des probabilités (mouvement brownien, calcul stochastique, méthodes de simulation de type Monte-Carlo ) pour aller vers la statistique (estimations de paramètres ), tout en passant par l’analyse numérique (équations aux dérivées partielles linéaires ou non linéaires et leur résolution numérique, problèmes inverses ).
L’option d’achat (ou Call) est l’un des produits financiers les plus utilisés : à travers cet exemple simple, nous allons dégager les messages fondamentaux de la finance
– Emmanuel Gobet, Centre de mathématiques appliquées – UMR 7641 CNRS – École polytechnique, 91128 Palaiseau cedex tél. 01 69 33 45 63, .
de marché. Tout d’abord, ce contrat confère à son acheteur le droit (mais pas l’obligation) d’acheter un actif risqué à un cours K fixé à la signature du contrat (K est appelé prix d’exercice), à la date future T appelé échéance. L’actif risqué peut être une action, une obligation, un taux de change ou encore une matière première Notons St son cours à l’instant t. L’acheteur du contrat aura un gain en T égal à (ST ? K)+ (où x+ désigne la partie positive de x) : en échange, il versera aujourd’hui une prime C0 au vendeur de l’option.
Pour déterminer le montant de cette prime, Black et Scholes d’une part, Merton d’autre part, jettent en 1973 les bases modernes de l’évaluation d’instruments financiers, en s’appuyant sur une gestion dynamique de portefeuille. Précisément, le vendeur de l’option va rechercher une stratégie qui, partant d’une richesse initiale C0, lui permettra d’atteindre la richesse terminale souhaitée (ST (?)? K)+ à la date T, de manière à honorer son engagement envers l’acheteur, et cela dans tous les scénarios ? d’évolution du marché. Nous allons voir qu’il existe une solution unique à ce problème de cible aléatoire, explicite et de surcroît facile à calculer : ce miracle a été le détonateur de l’explosion des marchés d’options.
Notons Vt la valeur de ce portefeuille dynamique, investi d’une part en actifs risqués (en nombre ?t, soit pour un montant ?t St) et d’autre part en placement sans risque (rémunération au taux d’intérêt rt supposé déterministe pour simplifier, soit pour un montant Vt ??t St). Lorsque l’on traduit que les variations de la valeur du portefeuille sont uniquement dues à celles des actifs (autrement dit, sont exclus l’apport extérieur d’argent ou une consommation), on obtient une première équation, dite d’autofinancement, décrivant la variation infinitésimale de la valeur du portefeuille :
dVt = rt(Vt ??t St)dt +?tdSt , (1)
avec V0 = C0. Ainsi, pour valoriser l’option d’achat, il s’agit de trouver le coût initial V0 et la stratégie ?t, qui permettent d’obtenir VT (?) = (ST (?)? K)+ dans tous les scénarios de marché.
Pour aller au bout du raisonnement, la modélisation stochastique de l’actif risqué doit être précisée. Pour cela,
dSt
il est naturel de décomposer le rendement instantané
St
de l’actif comme la superposition d’une tendance locale µtdt et d’un bruit. Samuelson (1960), puis Black, Scholes et Merton (1973) proposent une modélisation de ce dernier à l’aide d’un mouvement brownien Wt, ce qui conduit à une dynamique infinitésimale du type
dSt
= µtdt +?(t, St)dWt. (2)
St
L’amplitude locale du bruit est donnée par la fonction ?(t, x) > 0, appelée volatilité : elle joue un rôle fondamental comme nous le verrons par la suite. Donner un sens rigoureux au terme de droite de l’équation (2) n’est pas simple : le premier terme est une intégrale de Lebesgue-Stieljes, mais le second est de nature différente car Wt n’est pas à variation bornée. Notons qu’en revanche, il est à variation quadratique finie : les sommes Wti )2 convergent vers t pour un pas de subdivision de l’intervalle [0,t] tendant vers 0.
C’est le calcul stochastique dit d’Itô, qui donne un sens précis au terme de la forme 0t hsdWs, appelée intégrale d’Itô, pour (hs)s0 non anticipatif. Brièvement, cette intégrale se construit comme une limite appropriée de somme de Riemann non anticipative
d[u(t, St)] = ?tu(t, St)dt +?xu(t, St)dSt
dt , (3)
le terme de dérivée seconde supplémentaire provenant de la variation quadratique finie du mouvement brownien.
Revenons au problème de la valorisation de l’option d’achat et cherchons la valeur d’un portefeuille autofinançant sous la forme Vt = u(t, St) pour une certaine fonction u à déterminer. Comparons les deux écritures dVt et d[u(t, St)] données par (1) et (3) en identifiant les termes en dt et dSt : il en découle que d’une part la stratégie vaut ?t = ?xu(t, St) et que d’autre part, u doit nécessairement satisfaire l’équation aux dérivées partielles
?tu + Lu ? rtu = 0, (4)
où L est l’opérateur linéaire du second ordre défini par
Lu, avec
pour condition terminale u(T, x) = (x ? K)+. Remarquons que la tendance locale µt n’intervient plus : le prix d’une option d’achat est le même si la tendance de l’actif est haussière ou baissière, ce qui va contre l’intuition première. Cette particularité se retrouvera plus loin avec la valorisation par probabilité neutre au risque.
Lorsque la volatilité ?(t, x) = ?(t) ne dépend que du temps de façon déterministe, une solution à l’équation (4) est facilement calculable (faire par exemple un changement de variables y = log(x) pour se ramener à l’équation de la chaleur) : cela conduit à la célèbre formule de Black-Scholes utilisée dans toutes les salles de marché du monde, donnant V0 = u(0, S0) pour la valeur de l’option aujourd’hui.
un profit VV0 > 0 à partir de rien. Cette notion d’arbitrage a largement contribué au développement de la finance moderne, en mettant l’accent sur la cohérence des prix de produits dérivés entre eux. Notons enfin que les arguments précédents de valorisation n’utilisent pas de techniques probabilistes, mais seulement un raisonnement trajectoriel (à condition de savoir que la variation quadratique de (St)t0 est absolument continue par rapport à la mesure de Lebesgue avec pour densité ?2(t, St)St2).
Indiquons maintenant les extensions assez immédiates de l’exemple précédent. Les financiers débordant d’imagination, rapidement d’autres options que le Call ont vu le jour : souvent, les flux terminaux H ne dépendent pas uniquement de la valeur en T de l’actif risqué, mais de toute sa trajectoire. De plus, il est fréquent que plusieurs sous-jacents interviennent dans la définition de l’option, et les aléas de ces actifs pourront être modélisés à l’aide de plusieurs mouvements browniens. Si ceux-ci sont en même nombre que les actifs risqués (autrement dit, la matrice de volatilité ?(t, x) est inversible), l’approche précédente pour la valorisation peut être menée à l’identique et il est encore possible de trouver un portefeuille autofinançant atteignant sans risque résiduel le flux promis par l’option : on parle de marché complet. Cela conduit dans bien des cas à des équations aux dérivées partielles paraboliques linéaires du second ordre de type (4) avec des conditions frontières à préciser et écrites avec des variables multidimensionnelles : c’est le point d’entrée de l’analyse numérique dans la finance. Ainsi, dans un certain nombre de situations, les méthodes usuelles de résolution numérique pourront être utilisées.
V˜t = ersdsVt
dV˜t = ?tdS˜t (5)
T
avec la condition terminale V˜T = ersds H := H˜ , H étant le flux terminal de l’option (par exemple H = (ST ? K)+). Un résultat important relie l’hypothèse d’absence d’opportunité d’arbitrage à l’existence d’une probabilité Q sous laquelle l’actif actualisé
tT est une martingale (voir Föllmer, 2001 et ses références). L’unicité de Q est acquise dans les marchés « browniens » décrits précédemment pourvu que la matrice de volatilité ?(t, x) soit inversible. Par l’équation (5), (V˜t)0tT hérite de la propriété de martingale sous la probabilité Q (avec quelques hypothèses sur (?t)0tT) et donc nécessairement
V0 = EQ(H˜) . (6)
Ainsi, le prix de l’option est l’espérance des gains actualisés sous une certaine probabilité Q. Soulignons que cette dernière n’est qu’un outil de calcul et ne correspond en rien à la probabilité du monde réel. Elle est appelée probabilité neutre au risque, car sous celle-ci, la tendance locale de l’actif dans (2) devient rt au lieu de µt.
Le fait que la solution donnée par (4) et (6) coïncide lorsque H = (ST ? K)+ repose sur le lien classique entre les EDP (équation de la chaleur et généralisation) et certaines espérances, donné par les formules de FeynmanKac.
Ramener un prix d’option à un calcul d’espérance a ouvert plusieurs perspectives. Bon nombre de travaux de recherche ont été consacrés (et le sont toujours) aux calculs explicites (en général la plus rapide des approches en terme de temps de calcul), sous-tendant des analyses fines des processus stochastiques et de leur loi (Yor, 2000).
Q(H 1 M (?i) due à la loi des grands nombres. E
i=1
La vitesse de convergence est connue pour ne pas être rapide (néanmoins, des techniques d’accélération existent), mais elle est indépendante de la dimension du problème. Ainsi, c’est une alternative intéressante par rapport aux méthodes déterministes, car la dimension des problèmes dépasse souvent 3-4, pour parfois atteindre 40 par exemple (avec les actions de l’indice CAC40). Notons aussi que la simulation de H˜ passe souvent par celle de fonctionnelle de solutions des équations stochastiques du type (2). Les difficultés proviennent alors de deux sources : d’une part, les fonctionnelles à prendre en compte sont souvent irrégulières (des fonctions des extrêmes de la trajectoire ou même des indicatrices impliquant des temps de sortie…) et, d’autre part, la simulation exacte des équations stochastiques n’est pas simple, notamment lorsque ?(t, x) est non constant. Après avoir stimulé la recherche pendant les 15 dernières années, ces problèmes sont maintenant assez bien maîtrisés (Dupire, 1998). La nécessité de calculer aussi la couverture et plus généralement d’autres sensibilités du prix d’option par rapport à des paramètres a encouragé le développement de méthodes performantes, pour calculer aussi par simulations Monte-Carlo des dérivées d’espérances (Fournié et al., 1999).
De nombreux problématiques pertinentes en finance se traduisent en terme d’optimisation non linéaire ou d’EDP non linéaire. Donnons quelques exemples importants.
rsds
H?), le supremum étant pris sur
l’ensemble des temps aléatoires ? honnêtes (appelés temps d’arrêt). Cette quantité peut aussi être vue comme la solution d’une inéquation variationnelle (Bensoussan et Lions, 1978 et Karatzas, 1988). Lorsque la dimension du problème est faible, des méthodes déterministes sont utilisables pour l’évaluation numérique. Dans le cas contraire, on peut utiliser des méthodes de type MonteCarlo, après avoir d’abord discrétisé les valeurs possibles de ? puis utilisé dans ce cadre une équation de programmation dynamique. Même si des progrès importants ont été réalisés depuis cinq ans, les méthodes développées restent coûteuses en mémoire et temps calcul.
L’équation d’autofinancement (5) avec V˜T = H˜ est un cas particulier d’équation du type dYt = f (t,Yt, Zt)dt ?ZtdWt avec la condition finale YT = ? (d’où l’appellation d’équation rétrograde) : la solution est donnée par le couple (Y, Z). Comme Vt était reliée auparavant à une certaine EDP parabolique linéaire du second ordre, il existe aussi des connexions étroites entre les équations rétrogrades et les EDP paraboliques quasi linéaires du type ?tu = Lu + f˜(t, x,u,?xu) (avec L opérateur du second ordre) avec des applications en finance : nous renvoyons à l’article synthétique de Pardoux (1998) et aux références qui y sont données.
Nous avons déjà mentionné que lorsque le nombre de browniens est au plus égal au nombre d’actifs risqués, il existe une gestion de portefeuille parfait, dans le sens que le flux promis Hest atteignable dans tous les scénarios de marché : le risque résiduel VT ? H est alors nul.
Après s’être concentrés sur la valorisation des contrats financiers le modèle d’actifs étant connu, nous considérons maintenant la question d’identification du modèle : ici, il est primordial de garder à l’esprit sa finalité. Par exemple, les prix d’option d’achat sont nécessairement des fonctions convexes du prix d’exercice K pour être compatibles avec l’absence d’opportunité d’arbitrage (et ce, quel que soit le modèle) : la détermination d’un modèle (et donc du noyau de valorisation qui en découle) devra respecter cette propriété de convexité.
En dimension 1, une première solution pour l’identification de modèle consiste à supposer une forme a priori de type (2) et à chercher à évaluer la fonction de volatilité ?(t, x) (le taux d’intérêt rt est moins essentiel car il peut être éliminé par des techniques de changement de numéraire) : ce choix de modèle brownien est assez standard car il est commode à manipuler numériquement. Les données du problème sont des prix d’option d’achat pour quelques échéances et quelques prix d’exercice et par (4). Ces prix d’option sont des solutions d’EDP dont il faut identifier l’opérateur L : nous sommes en présence d’un problème inverse mal posé. Une difficulté notable réside dans le faible nombre d’observations et les interpolations inévitables ont des conséquences significatives sur le modèle retenu. Des programmes de minimisation des moindres carrés avec pénalisation (Lagnado et Osher, 1995) ou de critère entropique ont été développés.
D’autres approches s’attachent plutôt à estimer le modèle à partir des données d’actifs risqués observées. Ce sont les outils et techniques statistiques qui sont mis en œuvre : nous renvoyons le lecteur à Jarrow (1998) pour un point récent sur ces questions.
POUR EN SAVOIR PLUS
Bachelier (L.), « Théorie de la spéculation », Ann. Sci. école Norm. Sup., 1900.
Bensoussan (A.), Lions (J.-L.), « Applications des inéquations variationnelles en contrôle stochastique », Dunod, Paris, 1978.
Black (F.), Scholes (M.), « The pricing of options and corporate liabilities », J. Polit. Econ., 81, 637-654, 1973.
Dupire (B.) (Ed.), « Monte Carlo. Methodologies and applications for pricing and risk management », London : Risk Books, 1998.
El Karoui (N.), Quenez (M.-C.), « Dynamic programming and pricing of contingent claims in an incomplete market », SIAM Journal on Control and Optimization, 33, 29-66, 1995.
Föllmer (H.), « Probabilistic Aspects of Financial Risk », Proceedings of the European Congress of Mathematics, Barcelona 2000, Birkhäuser, 2001.
Fournié (E.), Lasry (J.-M.), Lebuchoux (J.), Lions (P.-L.), Touzi (N.), « Applications of Malliavin calculus to Monte Carlo methods in finance », Finance and Stochastics, 3, 391-412, 1999.
Jarrow (R.) (Ed.), « Volatility. New estimation techniques for pricing derivatives », London : Risk Books, 1998.
Kahane (J.-P.), « Des séries de Taylor au mouvement brownien, avec un aperçu sur le retour », Development of Mathematics 1900-1950, J.P. Pier (Ed.), Birkhäuser Verlag, 415-429, 1994.
Karatzas (I.), « On the pricing of American options », Applied Mathematics and Optimization, 17, 37-60, 1988.
Lagnado (R.), Osher (S.), « A technique for calibrating derivative security pricing models: numerical solution of an inverse problem », The Journal of Computational Finance, 1, 13-25, 1997
Lamberton (D.), Lapeyre (B.), « Introduction au calcul stochastique en Finance », Collection Mathématiques et Applications 9 – Ellipses, 1991.
Merton (R.-C.), « Theory of rational option pricing », Bell J. Econom. and Management Sci., 4, 141-183, 1973.
Yor (M.), « Le mouvement brownien : quelques développements de 1950 à 1995 », Development of Mathematics 1950-2000, J.P. Pier (Ed.), Birkhäuser Verlag, 1187-1202, 2000.
Note de l’auteur
C’est un plaisir de remercier mes collègues du Centre de mathématiques appliquées pour nos discussions fructueuses.