La finance organisationnelle support de formation
INTRODUCTION
Alors que la presse financière relate les mérites de la « valeur pour l’actionnaire » et que les investisseurs exhortent les dirigeants à adapter leurs organisations afin d’en satisfaire les attentes, il peut être intéressant de se questionner sur l’importance de cet actionnaire dans la gestion des firmes modernes. L’activité d’émissions d’actions sur le compartiment primaire du marché boursier permet d’appréhender, au niveau macro (au sens « d’en haut »), la portée de sa participation dans le financement des entreprises françaises au cours des dernières années. Dans ce but, le graphique n° 1 met en perspective trimestriellement le montant du financement par nouveaux fonds propres des sociétés cotées obtenus sur le marché, relativement à la FBCF.
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FBCF des sociétés non-financières et des EI - valeurs aux prix courants (données CVS) activité d'émissions d'actions nouvelles sur le compartiment primaire du marché boursier
Légende : Sur l’échelle (logarithmique) de droite, l’activité sur le marchéboursier primaire est mesurée par la moyenne mobile sur deux trimestres de la somme des fonds collectés lors des émissions d’actions par les entreprises cotées. Comparativement, la formation brute de capital fixe des entreprises non financières (valeurs aux prix courants CVS) est reportée sur l’axe de gauche, en milliards de francs.
L’examen de ce graphique révèle des fluctuations importantes de l’activité d’émissions d’actions sur le marché ; c’est-à-dire l’existence de pics conjoncturels en 1986, au début de 1991 et de 1994, suivis de creux conjoncturels fin 1982, au second trimestre 1988, et en 1995. Le troisième trimestre de 1993 correspond à une période où le niveau d’activité d’émissions a été particulièrement important, en valeur absolue. La collecte de 19,88 milliards de francs, représentant plus de 2 % du PIB du trimestre, correspond à la réalisation de 17 émissions de titres de capital1. Dans un contexte d’une croissance économique française de 30 % sur la période d’observation, l’investissement des entreprises ne semble cependant pas financé par les actionnaires, puisque les volumes d’émissions diminuent entre 1983 et 1997. Il serait alors tentant de s’interroger sur l’attention particulière portée à la rémunération d’un actionnaire, dont la part dans la production de la nation semble diminuer ou dont l’utilisation par les dirigeants pourrait être moindre que par le passé. Au demeurant, l’interrogation porte aussi sur les raisons pour lesquelles ces derniers font appel plus intensément aux actionnaires pour assurer les besoins de financement de l’activité de leurs entreprises, à un moment particulier, correspondant semble-t-il, aux périodes d’expansion de l’économie française.
L’hypothèse traditionnelle de la théorie du financement hiérarchique (Myers, 1984 ; Myers et Majluf, 1984), suggère que, si le coût de la sélection adverse2 est plus faible à certains moments, l’entreprise devrait profiter de cette opportunité pour placer ses titres. Des concentrations des émissions d’actions durant ces périodes pourraient s’expliquer par les variations des coûts d’émissions d’actions associées aux phases du cycle économique (voir notamment Choe, Masulis et Nanda, 1993). Qui plus est, les fluctuations des volumes d’émissions devraient traduire, au niveau micro (au sens de « dans le détail »), que les entreprises utilisent, plus ou moins selon les périodes, les nouveaux fonds propres comme une source de financement de leurs investissements.
Néanmoins, ce phénomène de concentrations des émissions d’actions n’est-il pas un leurre au niveau local, de chaque entreprise ? La préférence pour les fonds propres pourrait résulter de la nature de l’investissement ou d’une substitution entre les sources de financement à disposition des dirigeants ? L’intérêt d’une explication plus précise de ces phénomènes pour les gestionnaires financiers est évident. L’identification des contraintes et des opportunités dans l’environnement, puis la compréhension des comportements d’arbitrage des partenaires financiers, leur permettent de mettre en place les architectures organisationnelles3. Chacune peut conduire à obtenir et à utiliser les ressources de financement (y compris internes), en quantité suffisante et à moindre coût (avec efficacité et efficience), en plaçant au mieux les titres de l’entreprise sur les marchés financiers (définition de la politique de financement4).
L’objet de cette recherche consiste à comprendre les choix de financement effectués par les dirigeants et, en particulier, à tenter d’expliquer leurs évolutions selon le contexte économique et boursier. La direction de l’entreprise planifie quelles sortes de titres doivent être émis et à quelle date. Deux dimensions apparaissent fondamentales afin d’appréhender cet objet : d’une part, la nature du financement externe5 informant sur les modes de gouvernance des transactions financières ; d’autre part, le calendrier des émissions visant à cerner la nature du contexte dans lequel les relations contractuelles se dérouleront.
Le sujet se situe à l’intersection des champs théoriques de la finance et de l’approche contractuelle des organisations, qui proposent plusieurs déterminants de la politique de financement des entreprises susceptibles d’expliquer son évolution dans le temps (§A). L’intérêt de cette recherche est de nouer, selon les perspectives théoriques, la politique de financement et les fluctuations économiques (§B). La solution proposée pour confronter les théories et les éprouver empiriquement consiste à articuler les champs théoriques en mixant leurs niveaux d’analyse grâce à plusieurs estimateurs empiriques (§C). Cette mise en scène de la problématique permet de formuler les questions de recherche de la thèse, et les lignes directrices qu’elle retient, dans un dernier lieu (§D).
A) Les déterminants des choix de financement dans la théorie de la finance organisationnelle
L’hypothèse fédératrice du paradigme de la finance organisationnelle, dans lequel s’inscrit ce travail, est que les individus cherchant à satisfaire leurs propres intérêts agissent, intentionnellement ou spontanément, de manière à minimiser les coûts de fonctionnement de l’organisation. Dans ce cadre analytique, les individus peuvent adapter l’architecture organisationnelle de leur coopération à l’environnement afin d’en assurer la survie. Dans ce sens, la politique de financement réellement suivie par l’entreprise peut être le résultat des actions de chacun des partenaires. Deux perspectives permettent de mettre en évidence la substance des problématiques liées à la structure de financement des entreprises.
La première approche consiste à faire apparaître les mécanismes organisationnels comme un jeu contractuel entre différents partenaires conduisant à un équilibre organisationnel6. La politique de financement correspond alors à un moyen de réduire, au mieux de résoudre, les conflits d’intérêts entre les agents liés à une divergence de leurs objectifs et à l’asymétrie informationnelle (Harris et Raviv, 1991 ; Charreaux, 1999). La nature du financement de l’entreprise peut être déterminée par la demande de titres exprimée par ses partenaires financiers actuels ou potentiels. Sous cet angle théorique, pour les dirigeants, la structure de financement est contrainte par les partenaires. Toutefois, d’autres configurations existent.
La seconde approche considère que les décisions financières peuvent résulter de l’émergence et de la poursuite d’une stratégie personnelle par les dirigeants (recherche d’indépendance, volonté d’enracinement…), c’est-à-dire de leur liberté d’action dans un jeu contractuellement incomplet. Selon l’approche privilégiée par Charreaux (1997) et par Wirtz (2002), les décisions financières majeures apparaissent liées à des problèmes de contrôle et de discipline des dirigeants, et plus précisément ici, de leur volonté d’indépendance. Les choix de financement optimums pour un dirigeant sont ceux qui minimisent la contrainte des mécanismes de gouvernance de l’entreprise sur les choix d’investissement et de financement. Au total, la nature du financement de l’entreprise peut être déterminée par l’offre de titres exprimée par ses dirigeants (par exemple Zwiebel, 1996). Sous cet angle théorique, pour les partenaires, la structure de financement est contrainte par les dirigeants.
Cette logique, dédoublant les approches théoriques, a déjà été retenue en finance. Levasseur et Quintart (2000) ont procédé ainsi en considérant que la capacité d’endettement dépend de facteurs exogènes (les choix des partenaires) et endogènes (les choix des dirigeants). Dans cette thèse, ces perspectives théoriques du financement, qui devraient permettre d’améliorer la compréhension de la politique des dirigeants, sont présentées dans le détail ci-dessous dans le souci de confrontation des déterminants de la structure de financement.
1/ Les décisions de financement comme résultantes d’un processus de négociation
Cette approche consiste à appréhender le comportement d’une organisation à partir de celui des acteurs la composant. La structure de financement, résultante de la négociation entre les partenaires financiers de la firme, correspond à l’équilibre des forces de marché qu’ils représentent. Les systèmes de financement s’intègrent dans l’architecture organisationnelle, les règles du jeu (Jensen, 1983 ; Jensen et Meckling, 1992 ; Charreaux, 1997 ; Brickley et al., 1998). L’offre de financement émanant des investisseurs est déterminée en termes de prix et de quantité à partir de leurs anticipations quant à la valeur future de leurs créances, c’est-à-dire de leurs croyances dans l’efficacité des mécanismes organisationnels et institutionnels malgré le déficit informationnel qu’ils supportent (Shleifer et Vishny, 1997). Les coûts de financement considérés ici sont les dépenses de fonctionnement des systèmes permettant de réaliser les transactions financières. De ce point de vue, pour les dirigeants, la structure de financement est supposée être contrainte par les partenaires. La nature du financement de l’entreprise peut être déterminée par la volonté des partenaires financiers actuels ou potentiels de réduire les coûts d’agence entre, premièrement actionnaires existants et potentiels, et deuxièmement actionnaires et créanciers.
Certains déterminants des choix de financement peuvent être appréhendés directement sur le marché boursier afin d’identifier des facteurs caractérisant l’ensemble des entreprises cotées. Ainsi, ils sont censés présenter un caractère commun, suffisamment général. Lucas et McDonald (1990) ont avancé une explication des concentrations d’émissions d’actions grâce au concept de sélection adverse d’Akerlof (1970) fondée sur la modélisation présentée par Myers et Majluf (1984) de la gestion financière de l’entreprise. Au niveau de l’entreprise, les dirigeants, agissant dans l’intérêt des actionnaires actuels, devraient émettre de nouveaux titres lorsque leur valeur sur le marché est supérieure à la somme des flux de liquidités actualisés anticipés, c’est-à-dire lorsque les titres sont surévalués. En raison de l’asymétrie d’information entre les agents, les nouveaux investisseurs peuvent réclamer une décote sur le prix proposé lors de l’émission de nouveaux titres de la société car ils anticipent le comportement des émetteurs. Cette situation peut être analysée comme une relation d’agence, avec conflits d’intérêts, entre les nouveaux investisseurs et les actionnaires existants, dans la mesure où ces derniers cherchent à émettre des titres à une valeur la plus élevée possible. Les décisions financières ont ici pour finalité de réduire la portée des coûts d’agence. Au niveau du marché, le placement de nouvelles actions est contraint par le coût de sélection adverse à l’émission de valeurs mobilières. Ce coût est plus faible lorsque l’évaluation des titres par le marché financier est proche de celle des actionnaires informés. Les études empiriques (Asquith et Mullins, 1986 ; Korajczyk, Lucas et McDonald, 1991 ; 1992) estiment ce coût par le taux de rentabilité de l’action, en excès de la norme du marché le jour de l’annonce d’une émission de titres. Or en France, les études réalisées ne trouvent pas de réactions claires de la part des investisseurs à l’annonce7, ce qui tendrait à renforcer l’idée que l’asymétrie d’information entre eux et les dirigeants n’est pas un facteur déterminant de la décision d’émettre des actions nouvelles. Le dépassement de cette limite peut être trouvé en s’appuyant sur les travaux d’Akerlof (1970). En présence d’information asymétrique entre les parties, ce dernier prédit deux effets sur l’activité d’un marché : un effet prix et un effet quantité. Appliquée à la gestion financière, cette seconde hypothèse suggère l’idée selon laquelle « le papier doit être placé lorsque le marché est chaud » i.e. émettre des actions en périodes d’euphories boursières, afin d’en minimiser le coût. Plusieurs études empiriques ont mis en évidence que certaines périodes sont propices à la réalisation des émissions (Bayless et Chaplinsky, 1996 et Dereeper, 1999).
L’explication concurrente des décisions de financement dans la théorie financière et organisationnelle s’appuie sur le concept d’opportunités de croissance8. Le coût d’agence de la relation entre l’entreprise et ses partenaires financiers est plus important lorsque celle-ci possède de nombreuses possibilités d’investissements futurs. L’argumentation avancée est assez simple puisque, dans ce cas de figure, une partie importante de la valeur de l’entreprise provient de la valeur future des projets d’investissement, qui est par nature incertaine. Cette dernière est surtout sujette au risque d’appropriation de la valeur par une ou plusieurs des catégories de partenaires, éventuellement au détriment d’autres groupes, compte tenu de l’hypothèse d’asymétrie d’information et de divergences d’intérêts entre eux. Différentes situations conduisant les partenaires à anticiper ce risque ont été modélisées. Tout d'abord, Jensen et Meckling (1976) ont proposé un modèle où un dirigeant/actionnaire parvient à spolier les richesses des créanciers à partir des manipulations du risque d’exploitation des projets d’investissement. Ensuite, les travaux de Myers (1977) portent sur le cas particulier d’une situation de détresse financière, où les créanciers retirent en priorité une utilité de la réalisation des opportunités de croissance. Enfin, la branche « intentionnelle » de la littérature stratégique attribue la performance d’une firme au caractère original et unique de ses ressources, en reliant le nombre et la valeur de ses options d’investissements à la spécificité des actifs impliqués. Selon Williamson (1988), le patrimoine des actionnaires présente une sensibilité à la spécificité des actifs inférieure à celle des créanciers. Dès lors, les décisions financières apparaissent comme un moyen de réduire les coûts d’agence et les coûts de transaction. Ces arguments permettent d’étayer l’hypothèse selon laquelle les entreprises tendraient à utiliser plus intensément des fonds propres dans la structure de financement au fur et à mesure de l’augmentation de la valeur actuelle des opportunités de croissance.
Une interdépendance peut apparaître dans la modélisation des déterminants des choix de financement. Ainsi, la nature des actifs d’une entreprise peut exercer une influence à la fois sur le coût de sélection adverse qu’elle subit lors d’émissions de titres sur le marché (Pilotte, 1992 ; Denis, 1994) et sur les motivations de son équipe de direction à poursuivre une politique de financement (Myers, 1977 ; Jensen, 1986, Shleifer et Vishny, 1992). Plus généralement, ces différentes théories visent à résumer les décisions de financement en quelques facteurs, au détriment peut-être, de la richesse d’analyse des interactions entre les acteurs (ayant lieu au niveau micro). Autrement dit, leurs comportements locaux, dans les situations singulières ou selon les particularités des architectures organisationnelles qu’ils ont élaborées, peuvent être masqués par les hypothèses sur les comportements des « entités » organisation, actionnaire, créancier sur le marché financier.
2/ Les décisions de financement comme résultantes de l’émergence et de la poursuite d’une stratégie personnelle de la part des dirigeants
La position soutenue par la théorie du gouvernement d’entreprise permet de mettre en évidence des propositions parallèles à celles de l’approche précédente. Selon cette théorie, les dirigeants peuvent activement construire, en raison de leur place centrale dans l’organisation des entreprises modernes, une stratégie visant à obtenir la réalisation d’objectifs satisfaisant leurs intérêts personnels. Charreaux (1997) privilégie l’approche selon laquelle les décisions financières majeures apparaissent liées à des problèmes de contrôle et de discipline des dirigeants. À divers objectifs – maximisation de l’enracinement, maximisation de l’espace discrétionnaire – correspondent diverses politiques de financement.
L’arbitrage entre les sources de financement peut dépendre de la volonté des dirigeants de conserver leur emploi dans l’entreprise. Certains peuvent modifier la nature des investissements et des financements de la firme à mettre en œuvre (Shleifer et Vishny, 1989). Selon Fama (1980), l’endettement d’une firme lorsque le dirigeant est enraciné devrait être plus faible afin de réduire le risque sur son capital humain. Au contraire, Stulz (1988) propose que l’endettement d’une firme lorsque le dirigeant est enraciné devrait être plus important afin de réduire le nombre des droits de vote en circulation et donc la probabilité de l’occurrence d’une prise de contrôle. Pour d’autres9, il faut considérer la dynamique des liens entre décisions financières et enracinement des dirigeants. Par exemple, les dirigeants peuvent s’imposer d’eux-mêmes un accroissement de l’endettement, même si préalablement aux menaces, ils préfèrent réduire l’endettement, lorsqu’ils perçoivent un risque important de rupture de leur contrat de travail, en espérant que les investisseurs sur le marché recevront « un signal défensif visant à maximiser la valeur de l’entreprise »10.
L’équipe dirigeante peut, contrairement à l’approche précédente, manipuler la nature des financements utilisés, car les ressources, financières ou autres, collectées auprès des différents partenaires semblent constituer un levier puissant pour la gestion active de son espace discrétionnaire11. La latitude managériale est appréhendée à partir du slack organisationnel, qui correspond aux flux de liquidités, actuels et potentiels, et aux choix d’investissement, actuels et futurs, demeurant à la discrétion des dirigeants. Dans ce cas de figure, les choix actuels de financement optimaux pour un dirigeant sont ceux qui minimisent la contrainte des mécanismes de gouvernance de l’entreprise sur les choix futurs d’investissement et de financement. Le dirigeant est supposé pouvoir modifier aujourd’hui le contenu des contrats dans un sens qui lui soit favorable à l’avenir. Par exemple, son comportement peut viser à s’assurer des approvisionnements alternatifs en ressources financières afin de limiter, primo, la dépendance envers un apporteur particulier de capitaux, et secundo, l’effectivité d’un contrôle par ce dernier, ainsi que son caractère disciplinaire. Le choix d’un partenaire financier et la nature du contrat utilisé pour la transaction, déterminent le mode de gouvernance qui prévaudra à l’avenir et les conditions dans lesquelles il sera effectif12.
Au total, la nature du financement de l’entreprise peut être déterminée par la relation entre les actionnaires et les dirigeants, dont le coût résiduel d’agence correspond à la sous-optimalité de la politique d’investissement et de financement poursuivies par les dirigeants. Les travaux de Zwiebel (1996), Garvey et Hanka (1999), Berger et al. (1997), et Fluck (1999) montrent que, dans la mesure où les dirigeants sont susceptibles de sélectionner les sources de leur financement, la structure de financement d’une entreprise peut refléter des stratégies visant à favoriser leurs intérêts. Les choix de financement sont censés être à la fois un mode de gouvernance de la firme et le résultat d'un arbitrage des dirigeants dans ce système, dont l’objectif est de l’influencer à l’avenir. Dans cette logique, la structure de financement, pour les partenaires, est contrainte par les dirigeants poursuivant leurs propres objectifs.
L’intérêt de cette démarche, visant à dédoubler les perspectives théoriques, réside dans la diversité des déterminants des choix de financement. Pour autant, la confrontation des théories ainsi formulées reste difficile car, non seulement, elles sont établies dans des champs différents, mais encore, elles prédisent des relations empiriques souvent identiques. Néanmoins, cette double perspective théorique offre la possibilité de concevoir une modélisation de la politique de financement dans laquelle les déterminants peuvent évoluer au cours du temps, donc de discriminer les théories alternatives.
Selon Novaes et Zingales (1995) qui reprennent l’idée de Jensen et Meckling (1976), il peut apparaître des conflits d’intérêts entre les partenaires financiers sur le choix même de la structure de financement à réaliser dans l’entreprise. La politique de financement de l’entreprise peut faire l’objet d’un conflit d’intérêts entre les partenaires financiers et les dirigeants qui, si les rapports de pouvoir évoluent entre eux, conduit à ce que les facteurs déterminants soient, tantôt ceux liés aux premiers, tantôt ceux liés aux seconds. Selon les théories traditionnelles du « compromis » ou du financement hiérarchique, les choix optimums de financement pour les actionnaires correspondent à des arbitrages entre des économies fiscales, le risque de faillite, la crédibilité de la communication financière, la confiance qu’ils accordent à la qualité de la gestion des dirigeants, etc. Les créanciers peuvent définir les choix de financement optimaux, de leur point de vue, en considération des actifs proposés en garantie, du risque économique, des perspectives de croissance, etc13. À l’opposé, Zwiebel (1996) et Berger, Ofeck et Yermack (1997) supposent que les choix des financements de l’entreprise par les dirigeants peuvent être déterminés par leurs coûts et bénéfices privés14 plutôt que par ceux supportés par les autres partenaires (compte tenu des coûts de sortie)15. A priori, il n’y a aucune raison de penser que les rapports de pouvoir sont constants en considérant l’évolution de l’environnement16.
Dans l’optique d’une explication longitudinale des politiques de financement des entreprises et de confrontation des théories financières, la réflexion se concentre alors sur les raisons pour lesquelles les rapports de pouvoir entre partenaires financiers et dirigeants peuvent s’inverser, en considérant leurs objectifs divergents.
B) Le choix d’un environnement des relations contractuelles dans les entreprises susceptible d’influencer leurs décisions de financement
Les relations financières entre les partenaires constituant l’entreprise pourraient être contingentes à un environnement, à l’ensemble des circonstances qui accompagnent une transaction ou une relation d’agence. L’environnement est ici appréhendé par la dimension des fluctuations exogènes de l’activité macro-économique ou sectorielle17. Elles sont exogènes dans le sens où elles sont non spécifiques à une entreprise particulière ou identiquement au-delà des possibilités d’action de ses dirigeants. La question concernant l’origine du choc ou du processus générant les fluctuations économiques n’est pas abordée dans cette recherche. Par exemple, il peut s’agir de chocs technologiques (la production de noix de coco dans l’île de Robinson Crusoé) ou de l’évolution des institutions à long terme engendrant une modification des fonctions d’utilité des agents. toutes les entreprises sont supposées subir plus ou moins les fluctuations de l’activité macro-économique via les variations de leurs propres activités. Cependant, l’intégration de l’environnement économique dans les modèles financiers ne suggère pas un sens de causalité unique a priori. Il est donc préférable de présenter les deux sens, théoriques, avant de formuler une première ébauche de la problématique et de proposer des solutions.
L’idée forte sous-tendant la seconde partie est que le cycle économique affecte les attributs des actifs détenus par les entreprises. Ces attributs constituent la pierre angulaire des mécanismes organisationnels, la valeur des actifs étant la principale variable endogène des modèles contractuels. Cette relation fait l’objet de discussions récurrentes dans la littérature contractuelle (Fama, 1990 b ; Stiglitz, 1992, par ex.), stratégique (Rumelt, 1991, par ex.) et financière. Leurs conclusions sont que la croissance économique, à travers les caractéristiques sectorielles, exerce une influence positive sur la performance individuelle des firmes. Cette dernière relation semble robuste à la nature de la performance retenue (de marché ou comptable) et la technologie des tests utilisés. Elle repose sur un effet de levier entre la variation du niveau d’activité et la variation du résultat d’exploitation des actifs en place. Le modèle économique propose aussi une association entre le niveau d’activité sur le marché des produits et, d’une part, les taux de rentabilité des titres financiers, d’autre part, le niveau des flux de liquidités résiduels des entreprises. L’expansion économique est censée améliorer la rentabilité de l’exploitation des actifs en place et des opportunités de croissance pour les entreprises.
Jensen (1983, p. 322) adopte une position moins déterministe en suggérant que les décisions des agents (production, investissement et financement) se combinent avec les variables exogènes (l’environnement et le comportement humain) afin de déterminer les variables endogènes (les dimensions de l’architecture organisationnelle) affectant la valeur de la firme. En effet, développement économique et formes des entreprises sont liés au-delà de la causalité proposée. L’évolution de l’environnement semble exercer une influence sur la forme des arrangements organisationnels, par exemple si l’ensemble de connaissances dépend des chocs technologiques, et sur l’intensité des relations contractuelles entre les partenaires. Au-delà de l’influence de l’environnement sur l’accessibilité à des ressources réelles et financières pour un dirigeant, la force des mécanismes de contrôle et d’incitation peut dépendre de l’état et de l’évolution de la conjoncture économique. De nombreux travaux de la théorie contractuelle, particulièrement dans le domaine stratégique, fournissent des arguments théoriques concernant les effets de l’évolution de l’environnement sur l’intensité des relations contractuelles et sur la forme des arrangements organisationnels18.
Récemment, le débat s’est déplacé vers la causalité inverse, telle que la forme du système au sens large et son développement (l’ensemble des formes organisationnelles), influe sur la croissance économique d’une nation. Dans ce sens, la performance ou l’efficience des organisations et des systèmes financiers détermine l’ensemble des possibilités d’expansion de l’économie et la disponibilité de fonds prêtables. Par exemple, Demirgüç-Kunt et Maksimovic (1998) ou Levine et Zervos (1998) ont soutenu que la performance du système de gouvernement des entreprises détermine le niveau de performance économique atteint dans une nation, en s’appuyant sur l’idée que les institutions jouent le rôle de mécanismes d’incitation et de contrôle déterminant directement la performance des architectures organisationnelles (voir aussi North, 1990). Selon Rajan et Zingales (1998), le développement du marché boursier et des établissements de crédits permet de réduire les coûts de financement externe des entreprises, ce qui est censé favoriser leurs investissements et la croissance dans le pays.
La firme, selon la théorie contractuelle19, émerge comme une institution susceptible de réduire les risques, donc les coûts, de certains agents économiques20 ; c’est-à-dire de réduire la sensibilité de la valeur de leurs actifs à la réalisation des états de la nature entourant les transactions. Une partie des obligations contractuelles d’une entreprise peut être considérée comme fixe ou faiblement dépendante de son niveau d’activité. En élargissant l’analyse, les intérêts des partenaires impliqués dans le financement de l’entreprise pourraient être différemment sensibles aux fluctuations économiques. Autrement dit, l’intensité et les coûts des conflits d’intérêts entre les partenaires financiers de la firme seraient plus ou moins importants en fonction de la phase du cycle d’affaires considérée. Leurs intérêts sont censés les conduire à agir intentionnellement afin d’adapter les choix organisationnels selon leurs anticipations sur l’état futur du cycle d’affaires. Ils peuvent agir spontanément sur les marchés financiers lorsque l’évolution de la conjoncture économique ne leur semble pas être celle anticipée.
La formulation de la problématique s’oriente alors vers la question suivante : comment et dans quelle mesure les conditions contextuelles d’exploitation des firmes influent-elles sur leurs comportements de financement ? L’idée directrice de la recherche est de proposer une modélisation associant les décisions de financement aux coûts contractuels des relations entre l’entreprise et ses partenaires financiers, puis de considérer leur évolution selon ses conditions d’exploitation, dues aux fluctuations non spécifiques de l’activité macro-économique. Le nœud ainsi établi en articulant les déterminants du financement des entreprises selon l’environnement économique, permet de confronter de manière originale les différentes thèses de la politique financière. Les décisions de financement sont appréhendées en superposant les deux perspectives théoriques choisies dans leur environnement économique. La Figure n° 1 résume l’articulation du chapitre 4 constituant le cœur de la problématique.
Figure n° 1 : Perspectives théoriques, déterminants de la politique de financement et contexte économique.
Contexte économique
Valeur des opportunités d’investissement
Marge discrétionnaire des dirigeants
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En considérant que les décisions de financement résultent d’un processus de négociation entre les partenaires financiers, la valeur des opportunités d’investissement disponibles et leurs coûts de financement externe sont supposées dépendre du contexte économique.
La causalité traditionnelle des modèles contractuels est retenue en considérant que les entreprises devraient favoriser les fonds propres avec l’augmentation de la valeur des projets d’investissement. Cependant, une des limitations des modèles financiers et contractuels fondés sur le concept des opportunités de croissance porte sur l’identification des sources de leur valeur (par exemple, l’apprentissage organisationnel, la spécificité des actifs, les dépenses de marketing…). Grâce à un élargissement des dimensions de l’investissement, le dépassement de cette limitation est que la valeur d’une option réelle dépend du niveau anticipé d’activité future (d’exploitation), donc du contexte économique et boursier. En cela, cette proposition s’appuie sur les travaux de Shleifer et Vishny (1992), de Berkovitch et Narayanan (1993) et de Krainer (1992) reliant les dimensions des investissements aux fluctuations économiques. Ces auteurs étudient respectivement la spécificité des actifs, puis la qualité des opportunités de croissance et le couple rentabilité-risque dans un cadre néo-classique. Une évaluation originale en séries temporelles des opportunités de croissance à partir d’indicateurs des cycles économiques et boursiers est effectuée.
L’intuition de la proposition d’Akerlof (1970) est que le coût de sélection adverse sur un marché évolue au cours du temps. Les études américaines de Berkovitch et Narayanan (1993), Choe, Masulis et Nanda (1993) et Bayless et Chaplinsky (1996) ont analysé les mouvements des quantités de titres émis sur le marché financier. Leurs modélisations permettent d’appréhender l’incidence des fluctuations économiques et du contexte boursier sur les décisions de financement des entreprises, au moins sur le marché primaire21. Toutefois, Le déplacement du débat au niveau des organes de décisions, que proposent ces théories, n'est pas évident. Leurs analyses des coûts de financement semblent partielles car elles se concentrent sur les fonds propres. La proposition alternative soutenue est que l’information contenue dans le volume d’activité sur le marché primaire est pertinente pour les dirigeants d’entreprises, dans le sens où celle-ci indique la possibilité d’accéder à de nouveaux partenaires ou que les augmentations de capital sont mieux perçues des investisseurs.