Cours corporate finance

Cours sur les fondamentaux de la finance
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Première partie
Anamnèses d’un « instrument universel » : l’option
Introduction à la première partie : une sociologie historique et comparée de la finance conditionnelle
Dans cette première partie, nous allons prendre au sérieux l’hypothèse de l’option comme « instrument universel »33. La domestication sociologique de notre objet passe bien par l’identification de ce qui chez lui relève et ne relève pas de la contingence historique. Il s’agit donc de ne pas surestimer la dimension « socialement » ou « historiquement » construite d’un produit financier dont on aurait trace qu’il a inlassablement émergé au cœur des civilisations les plus distantes dans le temps et l’espace. Ainsi, ce détour historique va nous permettre de cerner la consistance anthropologique et d’une certaine façon transhistorique d’un objet financier et, partant, de mieux cerner la spécificité de sa forme contemporaine. Dans cette optique, nous procédons à une reconsidération critique de différentes formes historiques de finance conditionnelle évoquées par la mémoire collective. Les options contemporaines semblent aujourd’hui recouvrir une forme particulière et notamment être indissociables de tout un mode de gestion très imprégné par la théorie financière moderne. Ce sont ces options financières contemporaines qui nous intéressent, parce que c’est la finance d’aujourd’hui qui constitue le cœur de notre objet. Aussi, le détour historique est bien motivé par notre intérêt pour la teneur actuelle des options financières. Mais cela n’exclut pas, au contraire, d’évaluer la part générale (par delà les époques et les lieux) de l’option financière pour mieux identifier la particularité des options d’aujourd’hui.
33 C’est ainsi que Peter Bernstein qualifie l’option : cette expression est le titre d’un chapitre sur l’épisode de la révolution de la théorie de l’évaluation des options. Il prétend ainsi un peu abusivement emprunter l’expression à Aristote dans un extrait auquel nous nous référons plus bas. Cf. Bernstein, Peter L., 2000, Des idées capitales, PUF « Quadrige », Paris, pp.205-231.
- Un corpus historique
Le propos va s’appuyer sur une sélection de quelques sources de première main même si l’ambition n’est pas de procéder à une véritable histoire des options en tant qu’elle s’élaborerait à partir du recueil exhaustif et systématique des sources relatives à cet objet pour une période et un espace définis. Il ne s’agit pas d’histoire au sens strict puisque nous prétendons occuper sociologiquement un espace souvent abandonné par l’histoire qui « s’attache trop exclusivement au récit suivi d’un continuum spatio-temporel » et qui « ose rarement répudier les unités de temps et de lieu » (Veyne, 1978, p. 348). Néanmoins, et pour continuer à retenir des leçons épistémologiques de Paul Veyne, nous allons essayer de ne pas tomber dans une sociologie qui « en fait trop ». Comme l’historien, nous avons rassemblé des documents originaux pour les relire et les interroger à la lumière d’une problématique spécifique et d’un matériau de seconde main mobilisé à des fins critiques. Ces sources que nous avons décidé de soumettre à un regard neuf appartiennent à des âges et des espaces parfaitement disjoints à première vue. Or nous ne ferons pas le travail, assurément passionnant et méticuleux, de reconstitution des éventuelles continuités spatiotemporelles existant entre ces moments épars de l’histoire. Leur point commun unique est donc, en première approche, de léguer à la postérité des témoignages originaux sur l’existence d’opérations conditionnelles de type financier.
Les exemples historiques d’opérations conditionnelles que nous avons retenus et qui donnent lieu à la convocation et l’analyse de sources primaires sont au nombre de trois. Chacun de ces cas fera l’objet d’un chapitre, même si nous ferons un bilan intermédiaire sur les « leçons antiques » tirées des deux premiers exemples avant de prêter une attention plus détenue à la troisième source, plus dense et plus récente.
1) Nous avons d’abord décidé de revenir sur le cas de la Mésopotamie où, dès le deuxième millénaire avant Jésus-Christ, des règles et des pratiques financières d’un degré de sophistication technique et juridique déjà remarquable ont pu être relevées : quelques paragraphes de l’incontournable Code de lois du roi de Babylone, Hammourabi (1792-1750 av. J.-C.), ont ainsi été revisités.
2) Ensuite, un témoignage de Aristote extrait du Politique, rapportant une opération a priori plus ponctuelle et anecdotique (et dont Thalès aurait été l’auteur), situé au cœur des célèbres développements du philosophe sur la « chrématistique » vient constituer un deuxième document original, bien que de teneur apparemment plus modeste, qui donne lieu à critique.
3) Enfin, et surtout, nous puisons notre troisième et principal exemple dans l’époque moderne : la place financière d’Amsterdam au 17ème siècle, telle quelle est dépeinte à travers l’ouvrage de José de la Vega, Confusión de confusiones (1688), communément reconnu34 comme la première « chronique » boursière moderne — notamment en matière d’opérations à terme et d’options.
Notre démarche s’inspire donc largement de la méthode historique. Et nous espérons pouvoir intéresser l’historien par le modeste travail de source que nous avons entrepris. Cependant, soulignons en guise d’introduction que cet emprunt méthodologique ne constitue en rien une prétention à classer ce travail dans la catégorie des travaux historiques : la mobilisation d’une telle approche est bel et bien sous-tendue par un motif sociologique que nous allons davantage expliciter.
- Questionner la mémoire sur les options
Nous avons vu dans l’introduction générale que la catégorie conceptuelle et pratique de « l’option » est une catégorie qui n’est pas spécifique aux produits conditionnels sur actifs financiers : le principe de conditionnalité a cours sur d’autres marchés et se fait jour depuis toujours sur des registres assez hétéroclites d’échange ou de coordination entre les hommes. Dès lors, convient-il d’inscrire les produits dérivés actuels dans la lignée de l’histoire du droit conditionnel en général ? Faut-il préférer les inscrire dans une lignée des divers mécanismes (marchands ou non) de vénalité des « droits » (à caractère pécuniaire ou non) ? Est-il plus convenable de les situer plus exclusivement dans le fil de l’histoire de l’ensemble des pratiques réputées financières ?
Il se trouve qu’ayant eu une préférence première assez marquée pour le rejet des deux premières options (!), nous avons en pratique été confrontés à une gageure : la monnaie et la finance sont des réalités assez complexes et protéiformes pour que leurs univers puissent parfois être délicats à circonscrire analytiquement, notamment dans l’Antiquité, où les formes monétaires sont parfois indissociables d’éléments très matériels et où l’identification du caractère financier d’un droit mérite une analyse tout aussi attentive que celle de son caractère optionnel. N’apparaissant pas irréductibles les unes aux autres, les voies ainsi ébauchées mériteraient alors d’être cumulées ou combinées. Mais selon quelles modalités puisque le nombre et les contours de ces voies potentielles sont manifestement indéfinies ? Il a donc fallu sélectionner certains de ces fils enchevêtrés de l’histoire : évidemment, d’abord ceux que la disponibilité pratique et l’audace analytique permettaient de saisir ; puis ceux qui nous auront paru les plus intéressants et utiles à tirer pour instruire notre questionnement. La suite de notre propos va avoir pour vocation de préciser ces deux dimensions de la construction du corpus : la procédure effective de sélection des trois exemples historiques retenus ; et le questionnement sociologique que nous avons pensé légitime et pertinent d’éprouver à travers eux.
Il est indéniable que les histoires que nous allons rapporter pourraient jusqu’à un certain point verser dans le travers de l’illusion rétrospective. Et nous revendiquons qu’elles soient, analytiquement et irrémédiablement, structurées de façon téléologique par rapport à un point de l’histoire qui est celui qui nous intéresse au premier chef dans cette thèse : le développement récent et largement inédit des produits dérivés optionnels sur les places financières occidentales depuis le milieu des années 1970. La sélection effective de nos trois cas a été opérée à la fois conformément et en réaction à une mémoire des produits dérivés conditionnels. C’est-à-dire que nous avons creusé en priorité derrière des exemples passés évoqués dans les brefs « historiques » sur les options, exposés dans des ouvrages le plus souvent orientés vers une approche pratique35 des options contemporaines ou relevant de l’essai instruit sur la finance moderne. L’inexistence d’une histoire financière vraiment autorisée dédiée aux produits dérivés sur la longue durée36 a contribué à rejeter le choix d’une approche proprement historienne dans la construction de notre corpus. En effet, un professeur de droit financier londonien très impliqué dans le conseil juridique s’est essayé à une « histoire des produits dérivés sur quatre millénaires » (Swan, 2000) avec une prétention plus marquée à l’exhaustivité. Mais, en tant qu’histoire, cette référence est épistémologiquement problématique et en pratique elle ne nous a pas apporté les réponses suscitées par notre questionnement. Tout d’abord, le choix d’une histoire des produits dérivés envisagés d’une façon assez globale n’a pas incité l’auteur à réserver un traitement spécifique à la question de la conditionnalité, celle-ci est noyée dans des considérations plus générales sur les transactions à terme et l’importance du commerce en Mésopotamie, et une problématique un tant soit peu projective à notre sens sur la question de la « régulation » de ces transactions. Par ailleurs, nous pouvons nous associer à l’avis certains autres spécialistes (Ali, 2001) pour dire que la perspective plus générale adoptée pêche par son manque d’exhaustivité et de souci comparatif par rapport à des expériences homologues notamment en Asie, concernant les ventes à termes de riz, avant sa production en Chine (Hou, 1997), ou encore celles dont on retrouve trace en Inde dans le Code de Manou (Loiseleur-Deslongchamps, 1976). Par ailleurs, l’exemple de Thalès cité par Aristote est relégué au rang simple de l’oubli sous le prétexte implicite que la Grèce antique se serait prémunie d’instruments financiers aussi sophistiqués parce quelle incarnerait un temps de repli par rapport au mercantilisme remarquable des civilisations qui l’ont précédée. Or nous défendrons à rebours la thèse selon laquelle le caractère a priori anecdotique de l’opération spéculative du philosophe renvoie à une pratique commerciale très révélatrice : celle du versement d’arrhes (et de l’enchère à terme).
C’est pourquoi, notre démarche a consisté en un faux paradoxe : revenir à une interrogation des sources primaires tout en s’en tenant à la « mémoire » comme guide problématique de l’analyse.
Nous savons au moins depuis Maurice Halbwachs (1925 et 1950) que l’histoire participe d’une mémoire collective mais que sa spécificité reste pourtant de tenter de s’en départir autant que possible. L’histoire érudite est l’affaire d’une minorité. La mémoire, sélective, finalisée, est pour sa part rattachée aux espaces et aux acteurs qui la convoient. Les options donnent ainsi lieu à l’écriture d’une mémoire les concernant et répondant à de telles propriétés. L’hypothèse de travail à laquelle est suspendue l’intérêt de notre enquête est donc que l’histoire profane qui saisit et construit son objet le formate à l’image du présent.
En voici une illustration. Eric Pichet, dans son Guide pratique des options et du Monep, qui procède à un exposé historique remarquablement riche pour un « guide pratique »37, signale par exemple une anecdote de l’Ancien Testament concernant Jacob et les filles de Laban. De manière assez malicieuse, Eric Pichet exhibe un précédent biblique aux contrats conditionnels, à travers cet exemple d’un Laban promettant une de ses filles à un Jacob, moyennant un certain nombre d’années de travail au terme duquel il se verrait accorder sa main. Dans le récit original, Laban ne tient pas son engagement au terme du délai, puisqu’il octroie la main d’une autre de ses filles (moins convoitée) et moyennant quelques années de travail supplémentaire. L’argument qui s’appuie sur un exemple un peu « limite » d’option est tiré pour stigmatiser « l’absence de chambre de compensation ». C’est-à-dire l’absence d’organisme qui — comme sur le Monep ! — veille à la bonne fin des transactions entre les parties, en s’interposant comme contrepartie et en exerçant un contrôle et un suivi des contractants... L’équipe de Associés en Finance qui en 1987 avait publié le premier ouvrage français sur Les options négociables dans le cadre de la mise en place du Monep à destination des futurs usagers avait utilisé le même argument... à partir du même exemple pédagogique38. Nous n’avons par retenu ce dernier cas, jugé moins pertinent ne serait-ce que parce qu’il était trop éloigné d’une logique financière et trop attaché à un usage rhétorique univoque de promotion des bienfaits de l’existence d’une chambre de compensation.

Dès lors, pour autant qu’elle soit avérée, que peut nous enseigner réellement l’existence de précédents ancestraux et quasi-mythiques aux produits financiers qui nous intéressent ? En outre, que signifie l’apparition vraisemblable d’un véritable marché d’options avec la naissance de la bourse moderne à Amsterdam, telle qu’elle est régulièrement suggérée à travers l’évocation d’un obscur chroniqueur pratiquant de l’époque ? Le sociologue peut se prendre à rêver : existe-t-il des « formes », au sens simmelien du terme, de relations qui ont ce degré d’objectivité et d’anhistoricité qui permettrait d’envisager une connaissance sociologique assez générale sur le lien financier ? Sans être certain de mener l’ambition jusqu’à ce point, nous avons au moins voulu nous départir d’une situation embarrassante : d’un côté, une abondance d’exemples hétérogènes, indifféremment (dans la manière) et différemment (dans la matière) tissés dans l’écriture d’une mémoire diversement finalisée39, et en regard, l’absence de leçon (à caractère sociologique) évidente qui pouvait y être attachée. Pourtant, la vertu commune de cette littérature était de répondre implicitement à la thèse naïve et répandue dans une autre littérature économique à caractère pédagogique, mais d’orientation plus culturelle et générale : celle de l’innovation financière et du caractère inédit et moderne des opération à termes fermes et surtout conditionnelles.
Pour ainsi dire, nous avons décidé d’interroger une mémoire schizophrénique. D’une part, l’oubli qui ouvre la voie à une logorrhée journalistique et à une vulgate économique qui puise abusivement dans une rhétorique de la « modernisation »40.
38 S’ils ne citent pas de source intermédiaire, les membres de Associés en Finance ont pu vraisemblablement emprunter cet exemple à Malkiel dont l’ouvrage a très rapidement après sa sortie été un best-seller aux Etats-Unis, pays où plusieurs membres d’Associés en Finance ont parfait leur formation financière dans les années 1970 ou au début des années 1980.
39 En effet, les « entrepreneurs de mémoires » évoqués ici construisent souvent à travers leurs historiques toute une philosophie implicite des options qui mériterait par ailleurs d’être analysée en tant que telle.
D’autre part, le souvenir immémorial, qui au mieux naturalise à l’excès l’objet marchand41, et qui plus souvent déshabille le passé de sa temporalité et de son esprit pour mieux travestir le présent. Il ne s’agit certainement pas pour nous de dénigrer à bas frais des références qui ont été d’une réelle utilité pour amorcer notre recherche documentaire, et il ne s’agit pas de reprocher aux auteurs de ne pas remplir une mission qu’ils ne se donnent pas. Dans les guides promouvant ou présentant les options négociables et/ou les warrants comme nouvelles modalités d’investissement par exemple, l’érudition éventuelle de l’auteur n’a ni la place, ni le souci de se déployer avec la précision et le discernement de l’historien. En fait, notre démarche consiste plutôt à prendre au sérieux l’une et l’autre des alternatives esquissées, au moins à titre provisoire, pour voir si elles résistent à l’épreuve de l’analyse historique ou plutôt, pour voir jusqu’à quel point elles y résistent lorsqu’on leur donne véritablement une opportunité scientifique d’exister.
- Un travail d’anamnèse à caractère sociologique
C’est pourquoi nous avons décidé de conférer à cette entrée en matière le statut de travail d’anamnèse sur l’objet qui nous occupe. Non pas par homologie avec la terminologie médicale comme s’il s’agissait de faire une enquête auprès de la finance pour élucider les antécédents et les premiers symptômes qu’elle a conservés de ce mal qui la rongerait : les produits dérivés. Mais par renoncement à une histoire (comme méthode) sans cesser de vouloir extraire des instructions de l’histoire (comme réservoir empirique de faits). L’objet de transactions qui nous intéresse n’est pas vierge de toute expérimentation humaine lorsque son usage prend à nouveau un caractère remarquable dans les toutes dernières décennies. Cette « anamnèse » consiste alors à prendre partiellement la mesure de ce passé pour être moins démuni devant l’objet qui se présente à nous aujourd’hui. Nous repérons ainsi comment l’option financière a pu faire l’objet de transactions en d’autres temps et en d’autres lieux, selon des modalités qu’il convient de resituer dans leur contexte d’occurrence, tout en tentant de prendre la mesure du contexte qu’elles ont alors elles-mêmes contribué à construire. En cela, nous pensons au contraire de Vincent Lépinay (2004) que la véritable leçon qu’il faut retenir de la critique de la catégorie conceptuelle du « contexte » dressée par Bruno Latour n’est pas de nier toute valeur à l’idée qu’un objet puisse s’inscrire dans un environnement, mais que l’attention mérite d’être portée sur le processus de contextualisation dont il fait l’objet.
La démarche est également l’expression d’un pari heuristique qui consiste à partir d’un « objet » dont on postule ce faisant une certaine quintessence repérable par delà les siècles et les frontières. Même si de fait, à l’inverse, ce sont les détours historiques qui vont constituer l’occasion d’en construire et d’en préciser une définition. D’une certaine manière, à l’instar de François Vatin (1996) dans son étude sur le lait, nous aimerions prendre notre objet d’échange « comme point de départ, substrat naturel irréductible autour duquel se construisent les rapports économiques et sociaux. (...) Prenant le produit lui-même comme élément invariant de l’analyse, nous [pourrions alors] voyager dans l’espace et dans le temps et nous autoriser des rapprochements qui peuvent paraître incongrus »42 entre l’antiquité, le 17ème et le 20ème siècle, Babylone, Milet, Amsterdam ou Paris... Le pari apparaîtra d’autant plus contestable dans son intention que la matérialité de notre produit reste en première approche un peu énigmatique. Un instrument de type financier peut en effet à certains égards apparaître comme un objet social pur. L’essence de la monnaie semble déjà elle-même relever de la pure convention sociale tant celle-ci a pu s’investir dans des formes matérielles de support différentes (céréales, métaux, papier, électronique, etc.) desquelles elle a finalement prouvé qu’elle pouvait s’abstraire et auxquelles elle a survécu au cours des mutations successives. La finance en tant qu’activité d’allocation intertemporelle et interpersonnelle de l’actif monétaire n’aurait pas de raison de voir sa consistance fondamentale échapper à son tour à cette pure abstraction sociale. Au contraire, même elle aurait plutôt toutes les raisons de la consacrer au deuxième degré en étant une pratique sociale faite de conventions sur un actif lui-même éminemment conventionnel43. Et si le programme reste modeste dans sa formulation, c’est que nous avons conscience de ne proposer là qu’une contribution à la vieille énigme de la « consistance » propre du social, ou autrement dit de sa matérialité. Pourtant, la monnaie, la finance, et partant les produits dérivés financiers, sont indissociables des formes matérielles concrètes qui les supportent et qui réifient en quelque sorte leur forme « conventionnelle » dont l’avènement est procédural et fragile comme une convention.
Notre démarche relève donc davantage du défi que du projet, nous la posons en quelque sorte comme un « idéal régulateur » de l’analyse, qui nous contraindra à résorber la question de la consistance, disons de la teneur, de notre objet. En effet, dans notre cas, il serait délicat, sinon impropre, de poser d’entrée l’existence d’un « substrat naturel » de l’option dont les contours et la substance pourraient être définis. En tant que droit marchandé, ou contrat conditionnel, l’option mobilise des concepts de type juridique et marchand, lesquels renvoient à des réalités empiriquement délicates à saisir dans des univers symboliques et matériels aussi hétérogènes que les trois que nous avons retenus. Autrement dit, cette problématique nous invite à tenter de construire notre objet de façon transhistorique pour en extraire la substance invariable. Bien évidemment, il s’agit également d’éprouver la limite d’un tel projet, et de ne renoncer qu’après avoir combattu avec l’entêtement suffisant qui permet de ne pas céder au perspectives alternatives que le territoire qu’elles auront vaillamment défendu.
Ainsi, à travers l’entrée particulière des opérations à termes conditionnelles, cette contribution a pour objectif d’alimenter un débat général et latent relatif à la finance moderne. En effet, un des enjeux de notre travail est de saisir la logique financière dans son universalité et sa « sempiternalité »... sans pour autant nier l’existence d’un caractère inédit ou spécialement abouti de la forme prise par la finance actuelle. L’idée n’est pas de trouver une voie moyenne entre universalisme anthropologique et le relativisme culturel en matière financière mais de cumuler des arguments empiriques — a priori contradictoires si on les projetait sur les deux pôles de cette alternative — avec pour souci de déterminer et stabiliser les aires respectives de validité de chacune de ces postures.
La démonstration s’organisera de la façon suivante. Dans le premier chapitre on s’attachera à l’analyse du premier précédent antique d’option financière. On y verra comment à Babylone certains principes décisifs de la logique de la finance conditionnelle actuelle existaient effectivement, même si ce n’est qu’au prix de la projection de concepts techniques ultérieurs que l’on peut extraire l’objet « option » d’une analyse des pratiques commerciales et (quasi) monétaires mésopotamiennes.
Dans le deuxième Chapitre, nous verrons que la Grèce de Thalès et Aristote laisse pour sa part transparaître des traces d’une version marchandée d’un actif contingent, celui-ci commençant dès lors à acquérir une valeur autonome et singulière puisqu’il est attaché à un prix. Nous conclurons sous la forme d’un bilan programmatique en dressant une série de leçons antiques. Celles-ci auront surtout légué l’idée que le droit financier qui sous-tend l’option est intrinsèquement « politique » et que le principe de conditionnalité s’articule avec une vision enchantée de type « religieux » qui structure la teneur morale et technique de notre produit.
Le troisième chapitre va alors nous permettre d’éprouver comment les premières places financières modernes (essentiellement : Amsterdam, 17ème siècle ; puis Londres, 18ème siècle) ont généré des options plus franchement désencastrées technologiquement et formellement de leurs actifs de référence sans que l’encastrement « politique » et « religieux » de la finance se soit démenti malgré ses transformations. Ainsi, en ne suivant pas Polanyi, nous verrons que la marchandisation des options correspond à un nouvel encastrement et à un nouvel enchantement de celles-ci. Cela pourra notamment s’apprécier à travers la mise en évidence d’une double évolution : celle du rapport des hommes au caractère « incertain » de l’avenir et celle des formes de régulation de la finance conditionnelle.
De cette partie, nous ressortirons forts des enseignements retenus sur la consistance générique et achronique de notre produit. De sorte que, par différence, il sera possible d’interroger la genèse et la consistance sociale et technique particulière de la finance dérivée contemporaine.
Chapitre 1.
Première leçon antique sur l’option financière :
de la dérivabilité à Babylone
Le test d’universalité de l’option financière va d’abord être réalisé en confrontant des expériences antiques (mémorisées par la finance moderne) à un regard contemporain. Les deux cas retenus pour le départ de l’investigation sont :
Ø Une disposition conditionnelle sur le paiement de l’intérêt attaché à un prêt attestée par le Code Hammourabi en Mésopotamie au Deuxième millénaire avant notre ère.
Ø Une opération spéculative sur la production d’olives réalisé par Thalès et relatée par Aristote sur la base d’une forme d’option d’achat représentative de certaines pratiques commerciales de Grèce du 4ème et 5ème siècle avant J.-C.

Cette forme de compromis entre anthropologie et historicisme est devenue marginale en sciences sociales. Pourtant, Karl Marx avait déjà avancé l’idée selon laquelle « l’économie bourgeoise nous donne la clé de l’économie antique ».
« Les catégories qui expriment les rapports de cette société et qui permettent d’en comprendre la structure permettent en même temps de se rendre compte de la structure et des rapports de production de toutes les formes de société disparues avec les débris et les éléments desquelles elle s’est édifiée, dont certains vestiges, partiellement non encore dépassés, continuent à subsister en elle, et dont certains simples signes, en se développant, ont pris toute leur signification » (Marx, Karl, 1957 [1857], Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions Sociales, pp. 166-167)
Et d’ajouter plus loin :
« L’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe. Dans les espèces animales inférieures, on ne peut comprendre les signes annonciateurs d’une forme supérieure que lorsque la forme supérieure est elle-même déjà connue. Ainsi, l’économie bourgeoise nous donne la clé de ce que l’économie antique a été. Mais nullement à la manière des économistes qui effacent toutes les différences historiques et voient dans toutes les formes de société celles de la société bourgeoise. On peut comprendre le tribut, la dîme, etc. quand on connaît la rente foncière. (...) On ne peut comprendre la rente foncière sans le capital. Mais on peut comprendre le capital sans la rente foncière. Le capital est la force économique de la société bourgeoise qui domine tout. Il constitue nécessairement le point de départ comme le point final et doit être expliqué avant la propriété foncière. Après les avoir étudiés chacun en particulier, il faut examiner leur rapport réciproque. » (Marx, op. cit., pp. 169)
Ainsi, d’après l’auteur du Capital, il serait impossible et erroné de ranger les catégories économiques dans l’ordre où elles ont été historiquement déterminantes. Leur ordre est au contraire déterminé par les relations qui existent entre elles dans la société [bourgeoise] moderne et il est précisément à l’inverse de ce qui semble être leur ordre naturel, du moins celui de leur succession au cours de l’histoire. Il ne s’agit pas de la relation qui s’établit historiquement entre les rapports économiques dans la succession des différentes formes de société. Encore moins de leur ordre de succession au niveau conceptuel ou symbolique dans une histoire des « idées ». Il s’agit de leur hiérarchie dans le cadre de la société moderne. Ainsi, dans cette mesure, comme Marx avec « le capital » nous allons à la lumière de l’économie contemporaine, qui est le point de départ logique de notre enquête, tenter de retrouver dans l’antiquité l’option financière dans un « état de pureté » qui n’était pas le sien à l’époque.
« L’état de pureté (détermination abstraite) dans lequel apparurent dans le monde antique les peuples commerçants — Phéniciens, Carthaginois — est déterminé par la prédominance même des peuples agriculteurs. Le capital en tant que capital commercial ou capital monétaire apparaît précisément sous cette forme abstraite là où le capital n’est pas encore l’élément dominant des sociétés. » (Marx, op. cit., p. 172)
Cependant, si nous conservons le pari que le grand écart historique est une méthodologie porteuse et que l’identification d’une « forme abstraite » relevant d’une certaine universalité anthropologique naît de la confrontation improbable de sociétés éloignées dans le temps et l’espace, nous renversons aussi le point de vue de Marx. Notre projet initial est bien symétrique puisqu’il s’agit au contraire d’utiliser l’économie antique comme guide heuristique pour la domestication d’un objet singulier de l’économie moderne. En pratique, c’est le fait que nous n’avons pas de définition initiale de l’option comme Marx prétendait en avoir une du capital qui fait que la définition de cette option financière devra être accouchée progressivement de ces confrontations successives.
À Babylone, nous allons découvrir que le principe de conditionnalité a été très tôt inscrit au cœur des pratiques commerciales et (quasi) financières de l’économie antique mais que l’option financière n’a pas rencontré à cette époque les concepts pratiques de marché et de spéculation qui lui sont pourtant déjà sans ambiguïté contemporains. Par ailleurs, si cette première incursion dans l’Antiquité nous fait bien prendre la mesure de l’irrémédiable encastrement de l’instrument conditionnel dans les formes matérielles et institutionnelles de la monnaie et la finance de son époque, il ne lègue pas moins des hypothèses de travail fortes sur la teneur anthropologique de notre objet en ce qu’il recouvre de politique et religieux. Au chapitre suivant, nous verrons que la validité de cette hypothèse n’est pas démentie et s’avère même renforcée à travers l’étude de l’expérience grecque de l’option financière — cette dernière y apparaît une première fois comme pouvant faire l’objet d’un contrat et d’une valorisation monétaire pour elle-même.
- Le matériau à charge de l’existence d’une dérive vieille comme l’histoire
Indéniablement, l’économie mésopotamienne du deuxième millénaire avant notre ère connaissait...
Ø ... une activité productive assez développée pour donner lieu à des excédents et à une activité commerciale ;
Ø cette activité commerciale était elle-même assez développée pour être relativement spécialisée et appuyée sur des instruments d’échange ayant un pouvoir « libératoire »44 et servant de base à un système de définition et de mesure de la valeur des biens ;
44 Il s’agit du qualificatif d’usage pour qualifier la capacité de la monnaie à régler un achat ou à effacer une dette.
Ø en outre, cette économie était soumise en un ou plusieurs de ses points à des « événements non désirés » par ses membres et déstabilisant à travers leurs effets sur la valeur de certains biens ;
Ø enfin, cette économie était habitée en un ou plusieurs de ses points par un souci de prévenir le sort des participants menacés par lesdits événements.
Selon nous, ces propriétés permettent d’admettre que l’économie mésopotamienne était financièrement “dérivable en un ou plusieurs de ses points” pourrait-on dire en continuant de mimer la formulation d’un théorème (de sociologie économique, en l’occurrence). Nous voudrions montrer que des circonstances sociales et techniques ont concouru à faire une place à des arrangements financiers et de type conditionnels. Mais, certes plausible, tant les concepts et les techniques qui fondent une « option financière » apparaissent familiers de la vie sociale babylonienne, son existence (dans les termes stricts d’une opération conditionnelle valable pour une autre époque) reste difficile à diagnostiquer de façon formelle. Babylone, une économie financièrement dérivable, mais pas forcément dérivée, donc.
Le choix d’une énonciation inspirée du libellé des théorèmes mathématiques a plusieurs raisons d’être. D’abord, elle vient signaler à nouveau la prétention que nous annoncions de partir à la recherche de quelques principes généraux et transhistoriques sur l’option financière. Par ailleurs, elle vient singer de façon rhétorique une autre formulation de référence pour notre travail : l’énoncé des « lois » d’un « Code » écrit en akkadien aux environs de la première moitié du 18ème siècle avant notre ère et qui porterait trace de dispositions conditionnelles de type financier. D’ailleurs, par la nature du lien logique qu’il mobilise dans sa formulation, mon pseudo théorème partage une caractéristique commune, et avec les énoncés desdites « lois », et avec la logique conditionnelle d’un droit. En effet, dans ce « théorème », des conditions suffisantes débouchent sur une propriété potentielle (la dérivabilité). Il est possible mais non nécessaire que cette finance soit dérivée. Nous verrons que les ressorts juridiques et linguistiques des civilisations mésopotamiennes permettaient l’expression d’une telle combinaison de concepts, à savoir : sous certaines conditions (disons dans une certaine éventualité) il est possible de réaliser une opération financière à terme sans y être fermement tenu45. Tous les manuels contemporains de finance définissent bien l’option comme un droit (non obligatoire) qui mérite d’être exercé dans certaines conditions économiques précises.
Les villes mésopotamiennes au tournant du 3ème et du 2ème millénaire avant J.-C. sont rivales et sujettes à des invasions et des migrations. Malgré une alternance des centres urbains et des dynasties économiquement et militairement dominants dans la région au cours des siècles, une véritable civilisation se forme, avec la circulation de biens, de techniques, mais aussi de croyances, de symboles et d’usages. Ainsi, les recherches montrent qu’une certaine continuité culturelle et temporelle se fait jour dans la région, malgré les partitions territoriales mouvantes et les alternances politiques.