Ebook sur la finance et comptabilite
Marchés financiers et gestion du risque.
Un essai d’application du concept de rationalisation.
Olivier GODECHOT
RÉSUMÉ
Le concept de « rationalisation », utilisé par Max Weber, semble bien être le concept adéquat si l’on veut décrire l’évolution et les pratiques sur les marchés financiers sans tomber dans l’alternative de l’omniprésence de la rationalité ou de son absence. Que ce soit lors de la transformation historique des marchés financiers, du milieu des années 70 au milieu des années 80, ou quotidiennement dans une salle de marché en 1998, des mécanismes sociaux de nature assez différente, favorisent la rationalisation en ce qu’ils orientent tant le collectif de travail que les esprits individuels eux-mêmes vers l’accumulation méthodique et mesurée du profit. Dans cet univers où il existe plusieurs types de stratégies gagnantes, la rationalisation n’exerce pas, pourtant, un effet d’uniformisation des pratiques marchandes : les professionnels des transactions financières peuvent en effet adopter la méthode de maximisation du gain la plus en harmonie avec ce qu’ils sont, c’est-à-dire avec leur passé, leur parcours scolaire, leur origine sociale et leurs dispositions.
Les économistes distinguent parfois les trois fonctions que les marchés financiers remplissent au sein d’un système économique. Pour eux, ceux-ci permettent 1) un transfert des titres de propriété, 2) la rencontre de l’offre et de la demande d’épargne, 3) une redistribution des risques. Si la forme traditionnelle de redistribution des risques, à savoir le contrat privé personnel et personnalisé passé entre un assureur et un assuré, n’a que peu de choses à voir avec les transactions nouées sur les marchés financiers, le rôle des marchés financiers dans la distribution des risques n’en pas moins cessé de grandir tant dans la théorie économique que dans la réalité. Ainsi, pour les courants de recherche de l’économie néoclassique issus du paradigme « Arrow-Debreu », sur les marchés financiers peuvent être achetés des actifs « Arrow-Debreu », transactions présentes qui permettent une allocation de biens contingents (risqués) futurs et qui pallient ainsi à « l’incomplétude » des marchés (Laffont, 1991). De même, sur les marchés financiers réels, la multiplication des produits dérivés faisant l’objet de transactions tant sur les marchés organisés que sur les marchés de gré à gré, le développement de formules mathématiques d’arbitrage qui établissent des équivalences probabilistes entre les cours de plusieurs produits de la même famille et le fait que la majeure partie des transactions conclues par les professionnels a moins pour objet la modification des rapports de domination au sein de l’économie capitaliste (par transferts de titres de propriétés) ou même le financement des investissements actuels ou futurs (par émission de nouveaux titres) que la réalisation à court terme d’arbitrages ou de spéculations fructueux, semblent bien faire de ces marchés au moins pour une large part des marchés du risque (à prendre, à vendre, à couvrir, à assurer) et, des professionnels de l’intervention marchande, des gestionnaires de risque. Pour rendre compte de cette transformation et de la réalité des pratiques quotidiennes, l’utilisation exclusive de modèles fondés sur l’individualisme méthodologique n’est pas satisfaisante (quand bien même il s’agit de modèles approximatifs), parce que de tels modèles supposent en général que seuls des paramètres externes se modifient (transformation d’un marché implicite en marché explicite) et non les modalités et la capacité de calcul (usage d’une rationalité sans défaut toujours-déjà-là). N’est pas satisfaisante non plus une description culturaliste qui reviendrait à nier les calculs quotidiens des agents.
Pour lever l’alternative du « tout est calcul » et du « rien n’est calcul », il peut être plus commode de réactualiser le concept weberien de « rationalisation », procès dynamique qui n’implique pas nécessairement l’optimalité. Ainsi, dans son Histoire économique, Weber comprend la spécificité du capitalisme occidental comme la conjonction de la rationalisation de domaines très différents : le calcul comptable, l’organisation du travail, l’administration, le droit, la science, la religion, l’éthique, les arts. Certes, comme le remarquent Jean Molino et Emmanuel Pedler, le concept de rationalisation n’est pas véritablement défini dans l’œuvre de Weber mais on peut le voir comme un progrès dans la mise en œuvre de l’articulation consciente des moyens et des fins. Le type de rationalisation dépend alors du domaine envisagé6.
Utilisé dans le cas des marchés financiers, le concept de rationalisation n’a pas de valeur morale ou normative et il ne signifie pas non plus un fonctionnement plus efficace et avantageux des marchés pour l’économie dans son ensemble : il permet de décrire cette tendance particulière de mise en adéquation réflexive des fins et des moyens, qui est essentiellement ici la plus grande orientation de l’organisation d’une part, des esprits d’autre part vers le profit. Si comme dans de nombreux domaines économiques, cette recherche méthodique du profit comporte pour une part une tendance à la hiérarchisation de la rentabilité des différentes activités et à la réduction des coûts, elle a la particularité d’être aussi, sur les marchés financiers, une rationalisation du risque : celui-ci est classé, nommé, calculé, acheté, vendu et arbitré. L’incertain face auquel il fallait être autrefois prudent devient de plus en plus un risque calculable qui exige une comptabilisation7.
Comme dans le cas de la rationalisation de l’harmonie musicale (Weber, 1998a), la rationalisation des marchés financiers n’est pas un phénomène transcendant, uniforme et linéaire exempt de contradictions, de retours en arrière, ni même de résurgences de l’irrationalité. On doit plutôt le comprendre comme un processus qui est produit par le fonctionnement de l’univers social considéré, en particulier par les modalités d’exercice de la concurrence externe ou interne et par les effets des structures de gains associés aux positions occupées par les agents. Produite par un type spécifique de configuration sociale, la rationalisation, de même, ne produit pas des effets sociaux indifférenciés : sa traduction individuelle dépend de la position occupée et des différentes ressources et dispositions possédées. Il ne faut pas croire, en effet, que la logique de « l’habitus » n’organise que les pratiques les plus réflexes comme le goût ou les comportements économiques traditionnels (Bourdieu, 1979, 1963) ; celle-ci oriente aussi – peut-être avec moins d’emprise – des comportements plus réflexifs comme certaines formes de calcul économique (Bourdieu, 1963, 1990, 1997). La prise en compte et l’analyse de la rationalisation doit donc permettre de contribuer à une sociologie des formes concrètes de calcul économique.
Pour essayer d’appliquer un tel programme, nous envisagerons tout d’abord les transformations du monde de la finance qui se sont opérées depuis une vingtaine d’années. Ensuite, nous essaierons d’établir les contraintes qui entraînent l’orientation de l’organisation et de ses membres
oriente vers des actions rationnelles en finalité ainsi définies : « Agit de façon rationnelle en finalité celui qui oriente son activité d’après les fins, moyens et conséquences subsidiaires, et qui confronte en même temps rationnellement les moyens et la fin, la fin et les conséquences subsidiaires et enfin les diverses fins possibles ». (Op. Cit., p. 57). 6 Comme le remarquent Jean Molino et Emmanuel Pedler, in Weber, 1998a, p. 20.
7 Il est toutefois exagéré de faire du seul essor du calcul du risque un des moteurs de la dynamique du capitalisme du 18èmesiècle à nos jours comme le font Bernstein et Jacquillat (1996), alors qu’il n’est qu’un des éléments d’un mouvement beaucoup plus large de rationalisation de la conduite économique.
vers le profit. Enfin, nous montrerons que si les professionnels de la finance, dans la configuration dans laquelle ils sont pris, sont incités à adopter des raisonnements méthodiques pour faire du profit, ils n’en choisissent pas moins ceux qui sont les plus en affinités avec leurs dispositions. Le matériau sur lequel nous nous fondons dans cet article, est constitué pour l’essentiel d’une recherche bibliographique pour la partie historique, d’une enquête par observation qui se déroula pendant quatre mois au sein d’une salle de marché d’une grande banque française appelée ici « Compagnie
Universelle » et qui se termina par la passation d’un questionnaire, et d’une dizaine d’entretiens réalisés avec des professionnels de la finance appartenant à d’autres établissements financiers.
Brève histoire de la transformation financière
Dans l’état ancien de l’organisation des marchés financiers, les transactions financières, en particulier les transactions sur les titres, étaient dévolues à un groupe fermé de professionnels (Braudel, 1979, Guillaume et Esposito, 1993, Weber, 1998b) qui les effectuaient pour le compte de tiers. Dans certains pays, comme la France, ce groupe était une véritable corporation : pour devenir agent de change, il fallait posséder ou acquérir une charge, dont le nombre était fixé par un numerus clausus (une soixantaine à Paris), se faire coopter par les pairs et être désigné « officier ministériel » par le ministère des finances (Verley, 1987).
En France sous les ordres des agents de change, une élite de notables de plus en plus héréditaire, qui cote les « quarante belles », travaillent de nombreux fondés de pouvoirs, commis, grouillots et secrétaires, souvent issus des classes populaires, formés sur le tas et fidèles à l’esprit maison, qui cotent des valeurs secondaires et s’occupent des menues tâches nécessaires à la vie de la charge (accueil des clients, transferts des ordres, comptabilité). Cet ensemble ressemble donc à une communauté traditionnelle et, en effet, se caractérise par les traits suivants : par une hiérarchie fondée sur la propriété et l’ancienneté dans la communauté, hiérarchie paternelle et relativement tolérante à l’égard des petits illégalismes de la vie marchande (Proudhon, 1857) ; par ses lieux d’exercice, la bourse et ses abords d’une part, où les membres de la communauté se retrouvent dans une confrontation symétrique, et la charge d’autre part, où l’agent est dans un rapport asymétrique et personnel avec ses clients ; par une communauté de vue, avec son esprit-maison, ses stratégies marchandes apprises sur le tas, sa culture économique factuelle ; et enfin par une circulation d’informations singulières sur un mode personnel. Paradoxalement, c’est cette communauté traditionnelle, fondée sur l’interconnaissance, qui assure la sociétisation marchande impersonnelle dont parle Weber, peut-être bien parce que la fermeture du groupe et l’interconnaissance permet une limitation du risque.
Cet équilibre traditionnel va être brisé en l’espace de quelques années d’abord aux États-Unis au milieu des années 70 puis dans les pays européens au milieu des années 80. En toile de fond de ces transformations, se déroule au cours des années 60 et 70 un lent mais important changement de la régulation des rapports de domination au sein du « champ » économique international : du fait du développement de la vie matérielle et des échanges de tous ordres entre nations, le capitalisme oligopolistique national au sein duquel la domination repose plus sur des rapports politiques et personnels entre les groupes (intermédiation bancaire personnalisée, imbrication du privé et public, faible rôle du marché financier dans la réallocation des places dominantes), cède la place (avec la fin du système de Bretton Woods, la conclusion des rounds du GATT, etc.) à un capitalisme transnational plus concurrentiel dans lequel le marché joue un rôle beaucoup plus central dans le transfert des titres de propriétés et donc des positions dominantes. Ce n’est donc pas complètement un hasard si les trois transformations que nous allons décrire, trois formes de rationalisation indépendantes qui appartiennent à des univers différents aux temporalités différentes, apparaissent quasi-simultanément entre 1973 et 1975. Aboutissement de recherches propres à la théorie financière, laquelle s’est construite dans une double opposition aux professionnels de la finance d’une part et aux noyaux durs des sciences d’origine des chercheurs d’autre part, la question alors académique de la tarification optimale d’une optionen fonction du prix de son sous-jacent trouve une première solution d’ensemble satisfaisante avec la publication de l’article de Black et Scholes en 1973, lequel utilise les derniers développements mathématiques du calcul stochastique (Bernstein 1995, Walter 1996). L'année même de la publication de ce cet article, le Chicago Board of Trade institue un marché d’options d’achats standardisés sur les actions sur lequel les opérateurs vont très rapidement mettre en œuvre cette formule mathématique. Enfin, les autorités américaines lesquelles, au début des années 70, se référent de plus en plus aux critères de la concurrence efficace édictée par la théorie économique pour administrer la vie économique, considèrent que la situation des courtiers à Wall Street relève du monopole de fait et impose la libre discussion des courtages entre les brokers et leurs clients (mai 1975). Cette dernière mesure entraîne une très forte concurrence à la baisse et une véritable recomposition financière des maisons de titres. En un sens, ces trois événements sont chacun dans leur configuration d’appartenance des rationalisations, des procès de mise en concordance réflexive des moyens (ou supposés tels) et des fins (ou supposées telles) : la première est la découverte scientifique d’une solution rationnelle à un problème théorique, la seconde est l’invention marchande d’un nouveau produit pour répondre à des besoins de transaction (de couverture, de spéculation, de courtage, etc.), et la troisième est la mise en place d’une nouvelle forme d’administration de la vie économique supposée plus efficace (la déréglementation est aussi une forme d’intervention de l’État). Ces événements restent cependant relativement indépendants comme le montre la résistance au développement des marchés de produit dérivés contraires aux législations mises en place sous le New-Deal venant de la part des autorités étatiques et des hommes de l’État, traditionnellement méfiants à l’égard de l’agiotage qui peut faire et défaire les hiérarchies économiques et sociales.
La situation est différente dans les pays « suiveurs », dont les bourses nationales sont fortement affectées par la concurrence nouvelle qui s’exerce à cause du « big-bang américain », puisqu’en général, c’est l’État, soutenu par les banques, qui va mener une grande partie des transformations sur les marchés financiers. En Angleterre, lors du « big-bang » (27 octobre 1986), la libre discussion des courtages est imposée et la spécialisation obligatoire supprimée. En France, la réforme menée par l’État (Lehman, 1997) comporte essentiellement trois volets, la création des marchés dérivés (MATIF en 1986, MONEP, en 1987), l’informatisation des transactions portant sur les actions et les obligations (mise en place du système CAC entre 1986 et 1989), puis de celles portant sur les produits dérivés (19941998) (Jorion, 1994), et la suppression des agents de change (12 janvier 1988) remplacés par des « sociétés de bourse » qui tombent quasiment toutes sous la coupe des banques. En outre, le krach d’octobre 1987 joue un rôle d’accélérateur des transformations morphologiques et économiques du secteur financier.
Ces transformations ajoutées à l’évolution du capitalisme vers une nouvelle concurrence transnationale ont profondément modifié la physionomie des marchés financiers. Le secteur financier est en pleine recomposition (en France entre 1987 et 1990) au cours de laquelle les banques augmentent considérablement leur rôle direct sur les marchés financiers. Les professionnels des transactions marchandes ne sont plus des agents de change ou des commis qui vont exécuter des ordres de clients (banques ou particuliers) en un lieu unique (la bourse), mais ce sont des opérateurs financiers (traders ou commerciaux), salariés d’institutions financières (de plus en plus souvent des banques), qui exercent dans des salles de marché des institutions financières, soit pour le compte de clients, soit pour le compte propre de la banque, en passant des ordres à distance sur les systèmes informatiques de transaction ou en concluant des accords par téléphone sur le marché de gré-à-gré. L’augmentation du nombre de salles de marchés (d’une centaine en 1987 à 400 en 1995) et plus encore du nombre de professionnels y travaillant témoigne de l’essor de l’industrie financière. Cette augmentation du nombre s’accompagne d’un profond renouvellement du personnel. Les anciens professionnels doivent bien souvent se retirer ou s’adapter au risque d’être exclus du marché ; les diplômes scolaires exigés à l’entrée s’élèvent et de plus en plus les nouveaux venus ont un capital scolaire important, soit généraliste (grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce), soit spécialisé (MBA of Finance américains, mastères et DESS de finance). Cette mutation des formes marchandes et des caractéristiques des professionnels des transactions entraîne un mouvement de professionnalisation de l’activité marchande en deux temps : dans un premier temps, l’ancienne communauté professionnelle est déstructurée, puis l’activité se reprofessionalise dans ses formes nouvelles (avec développement d’associations, de règles déontologiques, etc.). Plus fondamentalement, malgré la détention de plus en plus courante de titres financiers par les ménages, les opérations de ces derniers dans les transactions quotidiennes jouent un rôle de moins en moins grand, et les transactions ordinaires du monde financier sont de plus en plus le fait de professionnels16, ce qui conduit à une plus grande uniformisation des pratiques d’investissement. Cette professionnalisation des transactions financières ordinaires contribuent à la dualisation de l’univers de la finance : on peut distinguer ainsi deux secteurs différents même s’ils sont interdépendants, la finance ordinaire qui mène des transactions quotidiennes ayant pour but immédiat le profit, et la haute-finance, qui a pour objet la maîtrise ou la modification des rapports de propriété et donc des relations de domination au sein du « champ » économique.
L’orientation vers le profit
Le procès de rationalisation, particulièrement visible lors de la transformation historique des marchés financiers, n’a pas cessé au milieu des années 80. Du fait des contraintes spécifiques à cet univers marchand, il se rejoue tous les jours dans les salles de marché, et l’observation de l’une d’entre elle, la salle de marché de la Compagnie Universelle consacrée aux produits dérivés, permet d’en détailler certains des composants. Les luttes et les rapports de force internes et externes dans cet univers contribuent bien à produire la rationalisation en ce qu’ils entraînent une orientation méthodique vers le profit. Orientation de l’organisation vers le profit d’une part et celle des individus de l’autre sont intrinsèquement liées, mais comme pour penser la première, il faut poser des problèmes spécifiques de coordination des individus, la présentation du procès d’orientation de l’organisation vers le profit sera, pour la commodité de l’exposé, séparée de celle de l’orientation des individus eux-mêmes vers le profit.
Lorsque la salle de marché d’options de la Compagnie Universelle a été créée vers 1987-1988, les « traders historiques », à l’époque une poignée de diplômés de grandes écoles d’ingénieurs, assumaient quasiment toutes les tâches du front-office d’aujourd’hui. Pour commencer à conclure des transactions (« traiter ») sur les options, les traders d’alors s’inspiraient des avancées de la recherche en économie financière pour établir une formule de tarification, construisaient les logiciels de tarification et de routage des ordres, cherchaient les premiers clients, et commençaient leurs premières transactions. Avec le développement des transactions marchandes et l’accroissement de la plus-value générée, non seulement les traders ont délégué des tâches d’exécution à des gestionnaires ou des assistants, les relations avec des clients à des commerciaux (ou « sales »), mais aussi pour ne s’occuper que du marché, « rester dedans » et accroître la rentabilité de leur activité marchande, ils ont confié tant la conception des produits traités que leur tarification mathématique et informatique à des ingénieurs.
Ce sont d’ailleurs essentiellement ces traders « historiques », qui ont monopolisé la plupart des positions dominantes au sein ou au-dessus de la salle de marché, et qui ont le pouvoir d’y organiser le travail. Ce pouvoir est soumis à des fortes contraintes et à des sanctions brutales, lesquelles obligent d’ailleurs au maintien de l’efficacité relative de l’organisation et favorisent donc l’orientation vers le profit. La salle de marché de la Compagnie Universelle est en concurrence avec d’autres établissements financiers pour la domination économique sur le marché des produits dérivés et cette concurrence se manifeste sur deux marchés simultanément, d’une part sur le marché des produits financiers (concurrence en prix et en volume), d’autre part sur le marché du travail pour attirer les opérateurs financiers les plus talentueux. Si cette concurrence externe pousse à la recherche incessante de la rentabilisation, elle ne permet pas une libre expérimentation des formes organisationnelles adéquates puisqu’elle rend particulièrement hasardeux le choix d’une division du travail radicalement différente de celles en vigueur dans les autres salles de marché. À cette concurrence externe, s’ajoute une concurrence interne entre les différents détenteurs de pouvoir au sein et au-dessus de la salle de marché pour augmenter ou conserver leur pouvoir et leur profit monétaire (rétrocession de plus-value sous la forme de primes très importantes). Ainsi, une orchestration assez subtile de ces rapports de force par la direction de la banque grâce à une harmonisation des intérêts de la banque et de ceux des chefs de la salle, grands et petits, permet la mise en place d’une division du travail orientée globalement vers l’accumulation méthodique et mesurée du profit.
En 1998, comme dans la plupart des banques, les activités sont divisées à la Compagnie Universelle tout d’abord en un back-office, qui s’occupe des activités de confirmation, de règlement-livraison, de contrôle et de comptabilité, et un front-office, la salle de marché proprement dite, qui a pour rôle de décider et de conclure des transactions. Au sein de la salle observée, une salle ouverte de 200 personnes consacrée aux produits dérivés, l’activité est tout d’abord divisée en tables (ou « desks ») de 2 à 10 personnes qui regroupent sous l’autorité d’un chef de desk les personnes s’occupant d'une même activité. Elle est ensuite divisée en quelques grands métiers : les traders gèrent des portefeuilles de titres ; les commerciaux négocient la vente de produits dérivés à un portefeuille de clientèle ; les ingénieurs financiers construisent de nouveaux produits financiers ; les ingénieurs recherche et développement développent des formules mathématiques et des logiciels de tarification des produits dérivés, et enfin des assistants-traders, des assistants-commerciaux, et des gestionnaires de middle-office voire des stagiaires exécutent diverses tâches de saisie et de comptabilité, en général le « sale boulot ». Dans le cas le plus typique, le travail s’organise ainsi : le commercial qui vend à un client (fond de pension, banque ou entreprise) un produit dérivé complexe mis au point par un ingénieur financier, demande au trader le prix de ce produit pour conclure la transaction. Ce dernier, grâce au logiciel de tarification, mis au point par les ingénieurs recherche et développement, donne le prix et dès que la transaction est conclue, prend des positions sur le marché pour couvrir le risque de cours. Les assistants et les gestionnaires s’occupent ensuite des ordres de confirmation, de la comptabilité, et de l’aiguillage de l’information vers le back-office.
Ce procès de division du travail n’est pas seulement une division des tâches qui permet la rentabilisation par spécialisation mais aussi une division de l’activité financière, qui comprend à la fois un protocole d’incitation des agents, des desks ou de la salle, un contrôle des risques et une mise en place d’une partition complète des activités financières.
Un système de comptabilité interne particulièrement perfectionné permet de calculer la rentabilité interne des unités de travail les plus petites. Les règles comptables sur lesquelles ce système est fondé sont à la fois arbitraires, en ce qu’elles sont le produit d’un équilibre des forces au sein du département financier, mais aussi objectivantes et incitantes, puisqu’elles poussent les différents agents, même les moins favorisés, à maximiser un indice. Ainsi la plupart des opérateurs connaissent tous les soirs – voire même en temps réel – leur P&L (« Profits and Losses»), résultat de la valorisation au cours du marché (« marked-to-market ») de l’ensemble des transactions effectuées. En fin d’année, le P&L est arrêté pour effectuer la comptabilité et reverser le bonus. À tous les niveaux, le montant du bonus dépend de l’écart entre le P&L réalisé et l’objectif négocié en début d’année. Il est reversé en cascade : la direction financière, après négociation, verse le bonus aux chefs de salles, lesquels prélèvent leur part et le redistribuent aux différents chefs de desks et ceux-ci font de même à l’échelon en dessous. La plupart des opérateurs (traders ou sales) gagnent entre six mois et un an de salaire fixe sous forme de primes (le salaire fixe annuel oscille entre 200 et 500 000 F). Mais ce volume atteint parfois des niveaux bien plus importants : un trader talentueux était ainsi supposé gagner plus de cinq millions de francs par an. En indexant assez fortement le montant des rémunérations sur la rentabilité des opérateurs, la banque adopte un système de rémunération qui ressemble à celui décrit par la théorie économique du principal-agent (Laffont 1991). Mais comme cette indexation n’est pas stricte et qu’elle tient compte de la difficulté du poste, de la bonne collaboration des opérateurs avec leurs collègues, elle tente aussi de préserver la salle de marché d’un trop grand individualisme au travail.
Ce système de division du profit est associé à un système de division et de limitation des risques lequel permet d’éviter une trop grande prise de risque que peut entraîner une incitation trop forte au profit immédiat : le volume de transaction en cours autorisé (ou la « pose ») est limité, le type de produit, le type de contrepartie, le type d’intervention financière (arbitrage contre spéculation) sont définis assez strictement. La classification, la nomination, la mise en série, et la quantification des risques (risque-pays, risque de contrepartie, risque de cours, risque de volatilité, etc.), parfois en utilisant pour une entité collective les formules stochastiques du type de celles de Black et Scholes (« position vega » du desk ou de la salle), permet un contrôle permanent des risques, l’assurance contre ceux-ci, ou l’application des règles prudentielles. À la fois pour éviter la démultiplication des risques et le gaspillage d’un double emploi, le monopole des transactions pour certains produits (ou clients) est attribué, au sein de la salle de marché, à son spécialiste, et, pour bénéficier de cet accès au marché, des relations commerciales forcées sont instituées entre les divers desks, avec le plus souvent une tarification interne au cours du marché. Cette délimitation de l’intervention des opérateurs conduit pratiquement à une partition complète des activités financières.
Ordonné par les détenteurs du pouvoir pour accroître ou conserver leur profit, ce procès de division du travail financier, qui modifie à la fois la composition de la salle et le mode de production du profit n’est pas sans effet sur le pouvoir des initiateurs de ce mouvement. Dans l’ensemble, les opérateurs proprements dits (traders et commerciaux), qui détiennent le pouvoir et maîtrisent les règles de comptabilité internes ont réussi à conserver les « centres de profit », et à déléguer les tâches encombrantes, viles ou plus nobles (expertise mathématique), à des « centres de coûts » (gestionnaires, assistants, ingénieurs de recherche et développement) et ce malgré les risques d’instrumentalisation de leur propre activité que ce processus conduit à produire. Toutefois pour les traders, jadis dominants, plus pressante est, en 1998, la concurrence des commerciaux : avec le système de comptabilité en vigueur dans la salle de marché, depuis deux ou trois ans, la moitié du profit est engendré par les commerciaux, l’autre moitié par les traders, dont la moitié seulement de ce dernier provient des activités d’intermédiation et d’arbitrage, l’autre moitié venant de la spéculation sur compte propre. Alors que les commerciaux travaillaient au service des traders pendant les premières années de la salle, un renversement est en train de se produire qui fait passer cette salle de marché d’une salle de trading à une salle commerciale.
L’orientation vers le profit ne se manifeste pas seulement dans le choix d’une organisation rentable, dans la coordination tournée vers le profit de tâches diversifiées. Au contraire, pour que cette division du travail soit véritablement efficace, il faut qu’elle se double d’une orientation des esprits individuels vers le profit. Celle-ci résulte d’une part d’un procès de vénalisation, qui fait accepter aux membres de la salle la légitimité du but proposé, et d’autre part de l’incitation (parfois fort contraignante) à l’utilisation de techniques concrètes de calculs qui permettent d’obtenir pratiquement des profits élevés.
L’acceptation du profit comme but légitime ne soulève pas en général de difficultés en raison pour une part des origines sociales des membres de la salle (importance des métiers « économiques » parmi les professions des pères) et pour une autre part de la tendance à la socialisation par anticipation favorisée par la mythologie des golden-boys. Toutefois, c’est lorsqu’elle est plus difficile qu’elle devient plus visible : ainsi lorsque l’actuel expert en mathématique de la salle (ou le « quant »), a décidé de quitter son laboratoire de physique des particules pour la banque (en raison notamment de problèmes d’argent), il a d’abord trouvé son nouveau salaire très satisfaisant au point d’accepter l’idée de rester dix ans avec le même. Cependant les nouveaux employeurs ont vite essayé de lui faire comprendre qu’il pourrait gagner beaucoup plus. La hiérarchie symbolique des valeurs dans la salle de marché, hiérarchie certes fragile car illégitime dans le monde courant, contribue aussi à ce processus de vénalisation. Si plusieurs hiérarchies sont en lice, par exemple le trading autonome de spéculation sur compte propre contre le trading technique d’arbitrage mathématisé – forme la plus valorisée à la Compagnie Universelle –, elles ont la particularité, dans le monde des marchés financiers, de pouvoir toujours tôt ou tard être rabattues sur la hiérarchie plus générale de l’argent gagné. Avoir un P&L important est particulièrement valorisé symboliquement dans cet univers-là et même si les besoins de consommation sont peu importants, les opérateurs rivalisent pour essayer d’avoir la première place de cette hiérarchie symbolique-là. L’incitation à la dépense, en partie ostentatoire, constitue d’ailleurs l’envers de ce processus de vénalisation réel et symbolique : les conversations quotidiennes dans la salle ou au cours des repas incitent à adopter un certain nombre de dépenses, qui pouvaient auparavant s’avérer peu utiles, comme la voiture de luxe, les vacances dépensières sur « les plus belles plages du monde », et elles contribuent à aligner le niveau de dépense sur le niveau de revenu et rendre encore plus nécessaire le maintien ou l’accroissement des revenus et des bonus.
L’acceptation du profit comme but ne signifie pas cependant l’amélioration régulière des procédures quotidiennes de calcul. Au contraire, intervenir très souvent sur le marché favorise plutôt une certaine forme de routinisation des procédures. Aussi, ceux qui s’impliquent le plus dans le marché ont du mal à effectuer l'investissement nécessaire, véritable détour temporel, pour mettre au point des améliorations. Il revient aux personnes hors du marché, les chefs ou et les risks-managers, d’imposer des réorganisations, des nouvelles formes de calcul ou de gestion des données. Ces personnes-là, véritables agents de la rationalisation, savent repérer les améliorations de rentabilité à long terme – rationalisation économique –, même si, le plus généralement, ils confient la mise au point technique de leur projet – rationalisation technique – à des personnes utilisées de manière intensive sur cette question (stagiaires, intérimaires, ingénieurs de recherche, etc.). C’est ainsi qu’à la table du Prêt-Emprunt de titres, un X qui venait d’arriver après sept années passées à l’inspection de la banque, propose une nouvelle formule de tarification qui règle des problèmes de commensurabilité de différentes transactions, et demande au stagiaire (que j’étais) de la mettre en œuvre mathématiquement et de l’implémenter sur les logiciels de calcul pour finalement l’imposer aux autres traders.
Si cette amélioration du calcul est ici le fruit d’une contrainte, dans bien des cas sa mise en œuvre est le résultat d’une politique d’incitation. Ainsi lors du morning-meeting, réunion matinale de marché, après l’exposition par des représentants des différents desks de la position de marché de leur desk, deux spécialistes de la prévision donnent leur sentiment sur l’évolution du marché. Le premier, un économiste de marché, commente l’actualité économique. Il rappelle surtout les principaux chiffres économiques qui doivent tomber le jour même, la valeur qui est anticipée par le « consensus de marché », et l’impact à prévoir sur le cours d’un écart éventuel entre le chiffre « anticipé par le marché » et le résultat finalement annoncé. Le second est un spécialiste de l’analyse chartiste. Cette technique de prévision « paï enne » développée essentiellement par des praticiens au début du siècle (Tvede 1992) consiste à prédire le cours à partir de son passé en traçant des droites dites « de résistance » qui relient les extrema du cours et sur lesquelles le cours est supposé de nouveau « buter » avant de les « casser ». Ces deux spécialistes, ajoutés à la lecture quotidienne des journaux financiers (La Tribune, Les Échos, Wall Street Journal, etc.), des news sur les systèmes d’information financière (Reuters, Bloomberg), des aides à la décision affichées à l’écran (paramètres de l’équation de Black et Scholes, indicateurs d’analyse chartiste), et à la discussion quotidienne avec les pairs non seulement incitent les opérateurs à se faire une opinion sur l’opinion du marché, mais aussi les poussent à utiliser l’une ou l’autre des méthodes présentées pour repérer des opportunités de gains.
L’adoption des stratégies gagnantes.
Les partisans de la notion d’efficience marchande ont émis l’idée radicale qu’il était impossible de battre le marché, et qu’il ne pouvait exister de stratégie systématiquement gagnante (Bernstein, 1995, Artus, 1995). Sans être complètement vérifiée sous cette forme, cette conséquence d’une forte concurrence rend sans doute compte de la pluralité et de la fugacité des stratégies gagnantes. Dans la salle de marché, confrontés à cette pluralité et incités à en tenir compte dans leur intervention marchande, la plupart des opérateurs pratiquent une sorte d’idiosyncrasie quelque peu paï enne, en panachant des méthodes aux hypothèses et éventuellement aux conclusions contradictoires. Ainsi même s’ils ont des métiers différents, la plupart des membres de la salle (à l’exception des gestionnaires) ont à utiliser une ou plusieurs stratégies gagnantes sur le marché : les traders pour valoriser les positions financières gérées, les commerciaux pour construire l’argumentaire de vente qui permettra de convaincre le client, les ingénieurs financiers qui bien souvent participent aux premières conclusions d’accords sur les nouveaux produits, les assistants qui parfois jouent le rôle de faisant fonction de traders ou de commerciaux. Cependant selon la place dans la division du travail, l’ancienneté, mais aussi selon le parcours social, on peut remarquer des inflexions dans l’utilisation de l’une ou l’autre méthode pour obtenir des gains financiers. Les modalités, différenciées selon la position et les dispositions, de traduction du procès de rationalisation, c’est-à-dire d’application de l’impératif d’orientation méthodique vers le profit, trouvent ici une illustration frappante puisque dans l’univers financier, elles se manifestent par l’importance plus ou moins grande donnée à telle ou telle méthode et non comme dans la plupart des univers de travail par la mise en œuvre subjectivement différenciée d’une même méthode – différence qui est alors peu visible. Une analyse factorielle qui utilise comme variables actives les réponses à l’ensemble des questions posées sur les raisonnements marchands, permet d’illustrer et de résumer une telle différenciation.
Elle permet de distinguer assez bien quatre régions. Dans la région nordouest se trouvent les virtuoses des mathématiques qui savent « démontrer » ou « modifier » les relations de Black et Scholes. Ces techniciens de la volatilité savent si bien utiliser l’arbitrage fin qu’ils sont capables d’affronter la faible volatilité génératrice de petits profits (FaiblVol). Ceuxci comme ceux du sud-ouest (qui eux n’utilisent pas du tout les mathématiques), n’utilisent pas les charts (UsePasChart) ni les fondamentaux (UsePasFond), ils ne vont pas au morning meeting (Jamais), et trouvent les exposés du morning meeting inutiles (EcoInutil, ChartInutil, RésumInutil), ils professent d’ailleurs plus souvent que les autres des opinions hétérodoxes en matière de dette publique (DetHetero = une hausse de la dette publique entraîne une hausse des cours) comme en matière de chômage (ChomaHetero = une baisse du chômage entraîne une hausse des cours).
Au nord-est se trouvent tous les experts des techniques chartistes. Ceux qui utilisent les techniques les plus rares comme les chandelles japonaises, les points et figures, et les moyennes mobiles, les ont généralement apprises toutes seules et les mettent en œuvre pour spéculer. Ces chartistes savent gagner de l’argent dans des conditions particulièrement difficiles comme lors d’une stagnation, ou d’une « baisse ». Même s’ils ne semblent pas beaucoup s’informer sur l'économie, ils utilisent aussi les fondamentaux parce qu’ils marchent (UseFondMarch), ainsi que les résultats mathématiques, qu’ils savent interpréter (Interpret B&S) ou utiliser de manière presse-bouton (PresBout B&S). Au sud-est se trouvent les « économistes ». Certains d’entre eux avancent même le caractère scientifique de l’analyse économique comme raison de son utilisation (UseFondCarScient). Ils savent donner la réponse orthodoxe aux questions de macroéconomie et s’intéressent à toutes sortes d’informations économiques comme les OPA, les fusions-acquisitions, les licenciements. Ils s’informent avec toutes les techniques possibles comme la Tribune, Reuters, etc. S’ils utilisent les charts, c’est plutôt pour faire comme tout le monde (UseChartCarTtMondFait). Ce sont plutôt des haussiers structurels.
Les variables supplémentaires (en grisé et en italique) permettent de voir la relativement bonne juxtaposition des métiers et des tables aux techniques de marché. À l’extrême gauche de l’axe se projettent les plus dominés, les gestionnaires de middle et de back-office qui n’ont pas d’accès direct au marché, dans le quadrant nord-ouest, les ingénieurs, souvent issus d’une petite école, qui travaillent à la table des produits structurés, dans le quadrant sud-ouest, ceux qui n’utilisent quasiment aucune méthode comme les membres de la direction qui dirigent, les femmes ou encore la table prêtemprunt (mais qui se rapproche de l’analyse économique), dans le quadrant nord-est, les traders, et les tables de trading Europe ou autres pays, ainsi que la table de vente de produits listés sur les options (constitués d’anciens de la criée), dans le quadrant sud-ouest se projettent essentiellement les commerciaux, issus d’une école de commerce, commerciaux aux tables France, exotiques ou autres. Les hiérarchies de l’ancienneté, du revenu se projettent à peu près le long de l’axe 1.
En première approche, l’explication par le métier, la table et l’ancienneté semble prévaloir. Cependant la répartition des stratégies gagnantes n’est pas qu’un effet de la division du travail. Les origines sociales et le parcours scolaires continuent à avoir un effet même lorsque l’on contrôle par des techniques de type toutes choses égales par ailleurs. Ainsi ceux qui ont un père dont le diplôme est inférieur au bac sont 30% à utiliser les vagues d’Eliott, méthode d’analyse technique plutôt curieuse, contre 24% de l’ensemble. Au contraire la possession d’un diplôme élevé (supérieur à bac +5 ) préserve à la fois de l’utilisation des vagues d’Eliott (17% contre 24%) et augmente la probabilité de savoir démontrer ou modifier la formule de Black et Scholes (40% contre 24% pour l’ensemble). Ainsi les traders qui arbitrent les options les plus complexes sont sur le plan plus proche des ingénieurs, tandis que ceux qui sont confinées aux options les plus standardisées (MONEP), lesquels ont d’ailleurs parfois travaillé sur les marchés à la criée, se trouvent dans le coin supérieur droit du graphique : ce sont des véritables virtuoses des techniques chartistes.
Le principe de l’orientation dans ce bazar de la rationalité est donc, consciemment ou inconsciemment, « économique » puisqu’il incite les opérateurs à utiliser les techniques avec lesquelles ils ont le plus d’affinité, pour lesquelles ils possèdent le plus de capitaux et de dispositions nécessaires. Adeptes des mathématiques et adeptes des charts se différencient communément des adeptes de la science économique par un volume de capital initial moins élevé. Mais ils s’opposent aussi très fortement entre eux par la nature de leur investissement. Les uns, plus souvent d’une origine sociale un peu plus « culturelle », effectuent un investissement culturel et scolaire, manifestent une bonne volonté culturelle (ici scientifique), et cherchent à prolonger leur expérience scolaire en occupant les places de traders produits structurés, d’ingénieurs financiers ou recherche et développement et en se prévalant dans la salle de leur expertise mathématique, les autres, d’origine soit populaire, soit plus petitebourgeoise, dans tous les cas une origine un peu plus économique, manifestent une bonne volonté économique, ne s’investissent dans les études qu’en tant que ces études permettent d’obtenir une place économiquement rentable et cherchent les places (traders) et les techniques les plus économiques et les plus rémunératrices. Ceux qui ont les origines sociales les plus élevés, sont aussi les mieux prédisposés à utiliser plus que les autres l’analyse économique, surtout sous la forme, assez littéraire, du commentaire et de la synthèse, car elle prolonge dans un domaine spécialisé, le monde économique, la tendance qu’ont les dominants à essayer de dominer le monde en tentant de maîtriser verbalement sinon réellement les relations entre les personnes. L’opposition entre traders et ingénieurs d’un côté et les commerciaux (ou utilisateurs de l’analyse économique), ne réside pas uniquement dans un degré plus ou moins élevé d’utilisation de l’analyse économique. Traders comme ingénieurs, chartistes comme arbitragistes, restent en quelque sorte attachés à la technique qui leur permet d’être ce qu’ils sont, en raison de la valeur culturelle et légitime des mathématiques pour les uns, de la valeur presque « contre-culturelle » des charts pour les autres (souvent, ce sont les traders d’origine sociale la plus basse, donc connaissant le moins les hiérarchies légitimes, qui s’enorgueillissent le plus de leurs techniques illégitimes). Les commerciaux et les traders historiques aujourd’hui à la tête de la salle, qui ont des origines sociales plus élevées et relativement plus économiques ne sont pas uniquement plus disposés à utiliser par leurs fonctions et leurs origines l’analyse économique. Ils ont aussi mieux intégré les impératifs de la domination économique et savent faire abstraction de la forme externe de leur domination. Ils ont une propension à ne voir dans les techniques que des techniques économiques, qu’ils cumulent et mesurent uniquement à l’aune de leur rentabilité, et ils les utilisent indifféremment les unes comme les autres tant qu’elles marchent, mais ils respectent en quelques sortes à leur égard une « neutralité axiologique ». C’est pourquoi ils peuvent beaucoup plus facilement que la plupart des traders « sortir du marché », contrevenir aux valeurs fondamentales du marché (le deal, la volatilité, les exploits), pour aller occuper les positions en retrait, mais plus « juteuses », plus prestigieuses et plus politiques, de chef de desk, de responsable d’activité et de chef de salle.
Conclusion
Dans de nombreux travaux sociologiques, y compris certains des travaux de Max Weber, le concept de rationalisation est utilisé de manière descriptive : la phase de rationalisation est généralement repérée et nommée, sans être forcément expliquée, et ce repérage permet d’opérer le passage d’un état en général traditionnel (ou charismatique) à un état bureaucratique-légal. Nous souhaitons, pour notre part, mettre en œuvre une utilisation plus constructive de cette notion, à savoir analyser comment la rationalisation est produite et en même temps ce qu’elle produit. Nous pensons que celle-ci émerge des modalités spécifiques de fonctionnement de la dynamique de ce « champ économique » (Bourdieu, 1997) et que sa traduction individuelle dépend du passé des agents et de leur « habitus » (Bourdieu, 1979). Un tel concept permet d’aborder de manière dynamique les pratiques marchandes et de montrer que l’analyse reposant sur des positions dans le champ et les dispositions est beaucoup plus dynamique et beaucoup moins homéostatique que ne l’ont dit certains commentateurs (Menger, 1997).
Sans doute ne faut-il pas non plus cacher les difficultés d’utilisation d’un tel concept. Dans l’état actuel de la recherche, la diversité des mécanismes sociaux qui engendrent la rationalisation, semble quelque peu préjudiciable à la constitution d’une théorie plus générale. Bien qu’extra-scientifiques, les connotations normatives du concept constituent un écran à sa bonne compréhension : si cette notion cherche à rappeler le sens visé de certaines actions, en particulier les actions économiques, son usage ne doit pas en effet laisser croire qu’il désigne uniquement une classe de solutions iréniques et fonctionnelles, qui soient dénuées de croyance, de luttes et de rapports de forces. L’utilisation comparative et approfondie de cette notion dans divers domaines, en particulier au sein de la sociologie économique renaissante, doit permettre de déterminer si elle doit être conservée ou si des concepts intermédiaires (à définir) doivent lui être substitués.
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permettant d’engendrer une gamme plurielle de comportements, si l’on accepte pour cela de ne pas bloquer à l’origine les périodes de constitution des capitaux et des habitus, c’est-àdire si l’on ne surestime pas, dans le modèle de détermination de l’action, le poids des situations très éloignées dans le temps sur celles du passé proche ou sur les contraintes de la situation présente.
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Cet article est un résumé de mon mémoire de DEA (Godechot, 1998). Il tente d’en affermir la problématique d’ensemble au prix d’une réduction très sensible de la diversité des pistes abordées et du matériau empirique utilisé.
Les produits dérivés sont des contrats qui définissent des modalités de cession ou d’acquisition d’autres titres financiers, le plus souvent dans le futur. Contrats à terme et options sont les produits dérivés les plus communs.
[3] « Pour résumer une fois encore ce qui fait la spécificité du capitalisme occidental et de ses causes, voici quels en sont les traits déterminants. Il est le seul régime qui produisit une organisation rationnelle du travail. (…) Il n’y a que l’occident qui connaisse un État au sens moderne du terme, doté d’une constitution fondée sur ses principes, d’une administration spécialisée et de droits du citoyen. Il n’y a que l’Occident qui connaisse un droit rationnel, mis à jour par des juristes qui l’interprètent et l’appliquent rationnellement. (…) En outre, il n’y a que l’Occident qui détienne une science au sens où nous l’entendons aujourd’hui (…). Enfin, la culture occidentale se distingue encore de toutes les autres par des hommes qui ont un ethos rationnel de la conduite de vie… » in Weber (1991)p. 332333.
Jean Molino et Emmanuel Pedler « Préface », in Weber, (1998a), p. 20.
[5] Weber reconnaît certes la multivocité de la notion de « rationalité » : « nous aurons à revenir plusieurs fois sur la multivocité du concept de ‘rationalisation’ de l’activité » (Weber, 1995, tome 1 p. 63). Toutefois, la rationalisation peut être vue comme le procès qui
[6] Le cas du change est plus complexe et varie selon les pays. Assez souvent les banques assuraient directement une partie des transactions.
Weber, 1995, II, « La communauté de marché », p. 410.
[8] Weber soutient aussi pour ce type de raison que la bourse doit être organisée en groupe fermé : « La bourse est le monopole des riches, et il n’y a rien de plus naï f que de dissimuler ce fait en laissant entrer des spéculateurs dépourvus de moyens et donc totalement impuissants et en donnant ainsi au grand capital la possibilité de rejeter la faute sur ceux là », in Weber, 1998b.
Une option est un titre (payant) qui donne le droit d’acheter (ou de vendre) à une date et à un prix déterminés un actif déterminé, appelé sous-jacent.
Pour trouver la solution, Black et Scholes cherchent à constituer un portefeuille sans risque à partir d’une quantité définie de sous-jacent et d’options portant sur ce sous-jacent, sachant que ce dernier est supposé suivre un processus stochastique de Gauss-Wiener. Le prix d’une option dépend alors d’une part des paramètres du contrat, comme le prix d’exercice, le taux d’intérêt en vigueur, la date d’échéance (qui permet le calcul de la valeur temps nommé thêta), et des paramètres du cours comme l’évolution du cours du sous-jacent (delta), la tendance de sa tendance (gamma) et sa volatilité (vega).
Sources : comptage effectué à partir de l’Annuaire des salles de marché, FICOM.
De même, le nombre de personnes que l’on peut compter dans cet annuaire (décompte qui n’est certes pas très robuste) passe de 2000 en 1987, à 5000 en 1990, puis 7000 en 1997.
Le nombre de formations en finance se multiplient d’ailleurs en France à partir de 1987. 16 Cf. Ritchie P. Lowry, « Structural changes in the market : the rise of professional investing », in Adler et Adler, 1984.
[14] Ce phénomène rend peut-être possible pratiquement les « chaînes mimétiques » théorisées par la macroéconomie de la finance (Orléan 1991, Artus 1995).
[15] Depuis quelques années, un service intermédiaire, le middle-office ou le back-office avancé, effectue au sein de la salle de marché un rôle tampon entre le front et le back.
Un ingénieur informatique recherche et développement démissionnaire avait déclaré aux ressources humaines qu’il n’avait « qu’une seule envie, c’est de transformer les traders en bourrins qui n’aient plus que shift F9 à faire ».
À l’origine, seul le trading d’arbitrage était autorisé dans la salle de la Compagnie Universelle. Cette technique consiste à couvrir par « delta » sous-jacents (paramètre de la formule de Black et Scholes) la vente de tel ou tel produit dérivé. Elle évite ainsi le risque de cours et ne conserve que l’exposition au risque de volatilité (volatilité que la formule dans son imperfection actuelle suppose constante). Au contraire le trading compte propre (ou « directionnel ») est une technique beaucoup plus risquée. Elle consiste dans l’achat (ou la vente) de titres (de tout type) sans couverture systématique (par exemple, l’achat d’actions dans la perspective d’une hausse des cours). Cette dernière forme prend une place grandissante dans la salle de marché de la Compagnie Universelle.
[18] Les vagues d’Eliott, méthode dite « philosophique », sont un ensemble de « règles » qui expliquent la conduite d’une suite de « vagues » (une vague est un mouvement constitué au minimum par une hausse et une baisse). Voici quelques exemples de ces règles très étranges : « la troisième vague n’est jamais la plus courte », « la deuxième vague ne retrace jamais plus de 100% de la vague I », etc..
Le modèle de Bourdieu, qui fait dépendre la pratique des agents du capital, de l’habitus et du champ (Bourdieu, 1979, p. 112) est un modèle qui a peut-être bien plus de potentialité dynamique que bon nombre de modèles auxquels Menger fait référence pour le contrer. En effet dans un tel modèle toute action dépend non seulement de la situation présente (i.e. les contraintes du champ) mais aussi de la somme pondérée des situations passées (constitution des habitus et des capitaux). Il a donc les caractéristiques d’un modèle dynamique