Formation avancé sur la finance pour débutant
Introduction
Michael C. Jensen occupe, sans aucun doute, une place à part parmi les grands auteurs en finance. Non pas par l’importance de sa seule contribution scientifique, compte tenu de la notoriété des autres auteurs présentés dont plusieurs ont reçu le Prix Nobel d’économie, mais plutôt en raison de la nature de ses travaux qui le positionne de façon hétérodoxe par rapport au courant dominant en finance et aussi, vraisemblablement, en raison de son engagement idéologique libéral. Ce dernier a fait que, parfois, ses contributions strictement scientifiques ont pu passer au second plan à cause des polémiques créées et recevoir un accueil injustement critique.
De nationalité américaine, Jensen1 a fait ses études à l’Université de Chicago, obtenant successivement un MBA en Finance en 1964 puis un doctorat en économie, finance et comptabilité en 1968. Sa carrière universitaire s’est effectuée dans deux universités américaines. Il débute en 1967 à l’Université de Rochester, au sein de la Graduate School of Management, comme Professeur-assistant et quitte cette université en 1988, après y avoir été, Professeur associé, Professeur puis titulaire d’une chaire de finance et de gestion. Il rejoint alors la Graduate School of Business Administration de l’Université de Harvard où il reste jusqu’à sa retraite en juin 2000, son dernier poste ayant comme support la chaire de « Jesse Isidor Straus Professor of Business Administration ». La variété de ses préoccupations en matière de recherche se retrouve dans celle des enseignements qu’il a dispensés puisqu’au cours de sa carrière il a non seulement enseigné dans les domaines de la finance d’entreprise et des marchés financiers, mais également en économie, en comptabilité, en théorie du contrôle et des organisations et en politique générale. Loin du profil-type de l’économiste financier, souvent associé aux chercheurs en finance, Jensen s’inscrit donc dans une démarche « gestionnaire », caractérisée notamment par deux préoccupations : (1) la non-séparation des dimensions financières des autres dimensions de l’organisation ; (2) un souci permanent que ses travaux soient en prise directe avec le monde des affaires, tant du point de vue explicatif que prescriptif.
Au-delà de ses activités d’enseignement, de recherche et de consultation, Jensen a également assumé des fonctions administratives et d’expertise, notamment d’administrateur au sein de conseils d’administration d’entreprises, d’organisations publiques et d’associations académiques ou d’expert judiciaire auprès de différents tribunaux. Plus particulièrement, il a été Président de l’American Finance Association et a fondé le Journal of Financial
Economics, le Journal of Financial Abstracts ainsi que les réseaux « Financial Economics Network » et « Economics Research Network », bien connus des chercheurs en finance et en économie.
Quelles que soient l’importance de ses activités de gestionnaire de la recherche et son implication dans le monde des affaires – il a été désigné comme l’une des 25 personnes les plus fascinantes du monde des affaires en 1990 par le magazine Fortune – Jensen doit principalement sa réputation à ses contributions scientifiques en finance ce qui lui vaut une place méritée dans cet ouvrage.
S’il est possible d’organiser la présentation des travaux de Jensen, en fonction de la distinction traditionnelle entre finance de marché et finance d’entreprise2, un tel schéma nous semble cependant trop étroit pour rendre compte tant de l’importance respective des contributions que de la richesse de leur contenu. D’une part, une telle distinction ne rend pas compte du déséquilibre dans le contenu des travaux, puisque les travaux en finance de marché ont été publiés sur une période relativement brève allant de 1969 à 1978, alors que ceux qui s’inscrivent dans le champ de la finance organisationnelle3 ont débuté en 1976 avec la publication d’un des articles les plus célèbres et les plus influents (au vu du taux de citation) en finance, celui co-écrit avec Meckling, « Theory of the Firm : Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure », et se sont développés jusqu’à nos jours. D’autre part, si les travaux en finance de marché ont eu une influence importante sur le développement du domaine, ils ne peuvent cependant être considérés comme des travaux fondateurs au même titre que ceux de Markowitz ou de Sharpe présentés par ailleurs dans cet ouvrage. En revanche, ceux qui sont liés à la finance organisationnelle et qui s’inscrivent dans le projet plus global de développement d’une théorie des organisations, la « théorie positive de l’agence » (désormais la TPA), constituent un programme de recherche original à part entière qui a fortement influencé non seulement la finance, mais également et notamment la recherche en stratégie, en économie des organisations, en droit, en comptabilité et en contrôle de gestion. Au-delà des apports de Jensen à la construction d’une théorie de la finance et, plus généralement, d’une théorie de la gestion des organisations, on ne peut faire abstraction dans cette présentation des aspects idéologiques et méthodologiques de son œuvre dont les retombées, notamment normatives, tant pour la recherche que pour la pratique financières, ne peuvent être passées sous silence. Ainsi, la diffusion du critère de la valeur actionnariale comme objectif de gestion trouve en partie son origine dans les écrits normatifs de Jensen, même si celui-ci prône l’adoption d’un objectif plus large en termes de création de « valeur de marché de la firme sur le long terme »4.
Cette introduction nous conduit ainsi à présenter successivement les quatre « visages » de Jensen : (1) le chercheur en finance de marché ; (2) le chercheur en finance d’entreprise et en gouvernance ; (3) le théoricien des organisations ; (4) l’idéologue et le méthodologue.
L’orientation initiale, en finance de marché, des travaux de Jensen a été très fortement influencée par la réalisation de sa thèse5 « Risk, the Pricing of Capital Assets, and the Evaluation of Investment Portfolios », soutenue en 1967, sous la direction de Eugene Fama, à l’Université de Chicago. Cette thèse s’inscrivait dans le courant né au milieu des années 60 visant à construire un modèle d’évaluation des actifs financiers, à préciser et à tester l’hypothèse d’efficience des marchés financiers et à proposer des outils de gestion aux gérants de portefeuille. Ce courant a constitué une révolution en finance, très bien décrite dans l’ouvrage de Bernstein (1992) et dont les principaux leaders ont été Markowitz, Sharpe et Fama, dont les apports sont présentés dans d’autres chapitres de cet ouvrage.
1.1. La contribution à la théorie de l’évaluation des actifs financiers
La thèse de Jensen (Jensen, 1969), même si elle avait pour objectif de proposer un modèle d’évaluation de la performance des portefeuilles composés d’actifs risqués, comportait également des développements originaux portant sur la construction du modèle même d’évaluation et la notion d’efficience. En particulier, sur le premier point, Jensen proposait une extension du Modèle d’équilibre des actifs financiers - MEDAF (traduction approximative de CAPM, le Capital Asset Pricing Model proposé par Sharpe et Lintner) dans un cadre multipériodique. Dans cette extension, les horizons des investisseurs étaient hétérogènes et les transactions supposées se faire en continu.
1.2. La théorie de l’efficience informationnelle
La théorie de l’efficience informationnelle, selon laquelle les cours des titres financiers reflètent l’ensemble d’information disponible – ce dernier ayant une configuration variable – et pertinente pour la décision d’investissement, a été au cœur de la révolution financière de la fin des années 60, même si l’idée qui la fonde est beaucoup plus ancienne puisqu’elle remonte aux travaux du mathématicien français Louis Bachelier du début du XXe siècle. Rappelons que si cette théorie est vérifiée, et en simplifiant, alors les cours boursiers suivent un cheminement aléatoire. Dans ce cas, les efforts consacrés à la prévision boursière sont inutiles puisque les cours n’évoluent que par la survenance d’événements imprévisibles. Une telle théorie sonne notamment le glas de l’analyse technique qui cherche à prévoir les cours en fonction de l’identification d’éventuelles régularités dans la configuration de leur évolution passée. Elle conduit également à contester la possibilité pour les gérants de portefeuille de battre les performances du marché, une fois pris en compte les coûts d’information et de gestion.
Les tests qu’il a effectués (Jensen, 1968) sur un échantillon de 115 fonds mutuels américains sur la période 1945-1964 montrent qu’après prise en compte des coûts de gestion et de transaction, les performances réalisées sont inférieures à celles qui seraient obtenues par une simple stratégie passive d’achat-détention. Il s’agissait du premier véritable test de l’hypothèse de l’efficience au sens fort, pour laquelle l’ensemble d’informations est censé inclure toute l’information qu’elle soit publique ou privée.
Les travaux de Jensen sur la théorie de l’efficience ne se sont pas cependant limités à cette contribution. Il a également effectué un autre test (Jensen et Bennington, 1970) de l’efficience des marchés, sous sa forme faible, en apportant une preuve supplémentaire de l’incapacité de l’analyse technique, sous forme de la méthode des filtres, à constituer un outil permettant de battre le marché. Toutefois, l’apport le plus important qu’il a réalisé en ce domaine est de nature instrumentale et est constitué par l’invention de la « méthode des études d’événements » (event studies) afin de tester l’efficience des marchés.
1.3. La mesure de performance des portefeuilles
La préoccupation pragmatique, souvent présente dans l’œuvre de Jensen, l’a conduit à centrer sa thèse sur l’évaluation de la performance des portefeuilles. Il est ainsi l’auteur d’une des mesures de performance les plus connues, au même titre que les mesures concurrentes proposées par Sharpe et Treynor, et qui sert également dans d’autres domaines que la gestion de portefeuille, en particulier pour évaluer la performance des entreprises cotées. La mesure de performance proposée (Jensen, 1969) repose directement sur le MEDAF et la théorie de l’efficience des marchés. Elle permet de juger de la capacité des gérants à prévoir les prix des actifs financiers et à réaliser, ex post, une performance supérieure à celle prédite par le MEDAF. Le travail de Jensen a permis également de préciser le lien unissant les notions de performance et d’efficience. Ce premier travail sur la mesure de la performance des fonds a été poursuivi ultérieurement (Jensen, 1972 c), dans l’objectif d’analyser plus précisément la performance des gérants en séparant les deux principales dimensions de la gestion, la capacité de prédiction et l’aptitude à sélectionner les titres les plus performants (le stock picking).
2. Le chercheur en finance d’entreprise et en gouvernance
Avant de décrire les principaux apports faits par Jensen à la compréhension des décisions financières des entreprises, resituons tout d’abord la place de la finance dans le projet de recherche très ambitieux qu’il a formulé conjointement avec Meckling.
2.1. La finance vue sous l’angle de la théorie des organisations
L’article de 1976, qui peut être considéré comme la première pierre d’un édicice, s’inscrivait dans un projet beaucoup plus large, né à l’Université de Rochester au début des années 70 : créer une théorie du comportement des organisations reposant sur l’hypothèse de rationalité des acteurs, notamment des dirigeants8. Fondée à l’origine sur la théorie des droits de propriété, notamment dans la version qu’en proposent Alchian et Demsetz (1972), et sur la notion de relation d’agence empruntée à l’approche principal-agent, cette théorie se veut une théorie de la coordination et du contrôle au sein des organisations, centrée sur les dirigeants. Elle s’applique, en particulier, à l’architecture organisationnelle et à la gouvernance des entreprises. Cette théorie s’est enrichie au cours des années, de telle sorte qu’aujourd’hui Jensen présente la TPA comme une théorie « intégrée » des organisations visant à réunir deux courants de recherche distincts : (1) la recherche de tradition économique, centrée sur le fonctionnement des marchés ; (2) celle associée aux champs de la psychologie, de la sociologie, du comportement organisationnel, de l’anthropologie et de la biologie, dont l’objectif est d’expliquer le comportement humain, tant sur le plan individuel que social.
de coopération facilitant une gestion commune des relations contractuelles avec l’ensemble des facteurs de production (financiers ou autres) et des clients. La nature de la firme est censée être contractuelle, les contrats pouvant être formels ou informels. Son comportement est comparable à celui d’un marché11, dans le sens où la firme, centre contractant, est assimilée à un foyer où se déroule un processus d’équilibrage complexe permettant de concilier les intérêts conflictuels des différents partenaires. Cette dimension organisationnelle totalement originale en finance allait donner lieu à la création du courant de la « finance organisationnelle » au sein de la finance d’entreprise.
(4) Il proposait une approche des problèmes financiers sensiblement différente de celle qui prévaut dans les approches traditionnelles ou dans la théorie principal-agent et ses développements. Dès lors que la firme est considérée comme un nœud de contrats en équilibre, dont l’évolution dépend tant des décisions des différents partenaires que des transformations de l’environnement institutionnel, s’impose une vision complexe et systémique de la finance, et plus généralement de la gestion. À partir de l’article de Jensen et Meckling, les imbrications impliquées par cette vision ont entraîné une extension sensible des thèmes abordés par les financiers. Ainsi, au-delà des thèmes traditionnels constitués par la structure de financement, la politique de dividendes et, dans une moindre mesure, les choix d’investissement, sont apparues des recherches traitant des modes de rémunération des dirigeants, des particularités de l’organisation juridique du contrôle (organisation et composition du conseil d’administration, rôle et nature des administrateurs, rôle et droits des actionnaires,…) et des formes légales (statut juridique des organisations, formes des titres), de la production de l’information (liens avec l’information comptable, rôle des analystes financiers), de telle sorte qu’on peut dire que la TPA a contribué à rompre les traditionnelles frontières disciplinaires en gestion. Des articles traitant des mêmes problèmes et empruntant des démarches similaires peuvent ainsi se retrouver publiés dans des revues de finance, de droit, de stratégie, de comptabilité…
2.2. Les apports à la finance d’entreprise
…
canonique de la corporate governance est associé au débat introduit par Berle et Means (1932) qui prétendaient que dans les firmes managériales américaines – c’est-à-dire les grandes firmes cotées à actionnariat dispersé dans lesquelles les dirigeants ne détiennent pas une part significative du capital – les dirigeants réalisaient une performance inférieure du point de vue des actionnaires, mettant ainsi en avant la nécessité de contrôler le dirigeant, de le « gouverner » pour remédier aux pertes de valeur, il revenait cependant à Jensen et Meckling d’imposer le cadre de la gouvernance pour analyser les problèmes financiers. La plus belle illustration en est, bien entendu, l’article pionnier de 1976. Dans cet article, et sur la base d’un modèle très simplifié par rapport à leur cadre général d’analyse, Jensen et Meckling, partent d’une situation où le dirigeant est le seul propriétaire. En introduisant successivement les coûts d’agence liés au financement par fonds propres externes, puis ceux associés à la dette financière, ils parviennent à expliquer la structure de financement (dette contre fonds propres) où plutôt, pour reprendre leurs propres termes, la structure de « propriété », opposant les propriétaires internes, les managers, aux investisseurs externes (actionnaires non-dirigeants et créanciers financiers) ne jouant pas de rôle direct dans la gestion.
Cette première exploration des questions de finance d’entreprise, portant sur la structure de financement ou celle des fonds propres (actionnaires internes/externes), allait conduire à faire émerger des liens avec des domaines ne relevant pas traditionnellement de la finance. La performance résultant de la réduction des pertes de valeur liées aux conflits d’intérêts entre le dirigeant et les apporteurs de capitaux externes (actionnaires ou créanciers, ces dernières catégories pouvant également entrer en conflit), les chercheurs en finance ont porté leur attention sur les mécanismes, marchands ou organisationnels, susceptibles de s’expliquer par ce motif. De nombreuses pistes étaient déjà suggérées dans l’article pionnier de Jensen et Meckling, notamment, les audits des comptes, les systèmes de contrôle de gestion et les systèmes de rémunération visant à aligner les intérêts des actionnaires et des dirigeants17, le caractère concurrentiel des marchés des dirigeants et des marchés financiers, les clauses des contrats obligataires, la production des états financiers, les procédures de règlement judiaire, le rôle des analystes financiers. La plupart de ces pistes ont été explorées depuis lors, tant dans le contexte américain que dans les autres contextes nationaux, donnant naissance à une théorie de la gouvernance très féconde (Charreaux, 1997).