La finance d entreprise cours approfondi
La finance d entreprise cours approfondi
Un chercheur en finance, s’il a la curiosité d’ouvrir des revues scientifiques en stratégie, organisation, marketing, voire en comptabilité et en contrôle de gestion, sera surpris par l’importance et la fréquence des développements consacrés aux dimensions épistémologiques et méthodologiques. De tels développements sont quasi inexistants dans les grandes revues de finance telles que le Journal of Finance ou le Journal of Financial Economics1. Même en dehors de cesdeux prestigieuses revues où règne le mainstream, de tels développements restent rares2. Cette situation particulière, par rapport aux autres branches des sciences de gestion, est vraisemblablement due à l’influence de l’économie – principalement du mainstream néoclassique – sur la finance, puisque comme le mentionne Brennan (1995, p. 10), le terme usuel de financial economics n’était pas encore d’usage courant dans les années 70 et que, pour cet auteur, « […] the battlebetween finance as a subfield of management science and as a subfield of economics was not yet over »3. À l’instar, de ce qui se passe dans lesprincipales revues scientifiques en économie4, on rencontre peu de développements relatifs à l’épistémologie et à la méthodologie en finance et cela semble s’expliquer par le poids du mainstream, même si ce dernier a été ébranlé, d’une part, par l’influence de l’économie néoinstitutionnelle, d’autre part, par l’émergence de la finance comportementale, elle aussi fortement connectée à l’économie. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il y a accord unanime sur les fondements épistémologiques et les pratiques méthodologiques de la finance, mais que ces critiques sont écartées des principales publications. La littérature financière apparaît beaucoup moins pluraliste que les autres sciences du management et la notion de « critical studies », comme il en existe par exemple en comptabilité5 et en management, ne semble pas affecter la finance, tout au moins telle qu’on peut la percevoir à travers ses principales revues.
Notre objectif dans cet article, cependant, n’est pas de chercher les explications, par exemple sociologiques ou économiques, à cette situation particulière, mais de faire un état des lieux épistémologique et méthodologique de la recherche financière actuelle, focalisé sur la finance d’entreprise et la gouvernance. Autrement dit, nous cherchons à préciser la nature des questions auxquelles s’efforcent de répondre les chercheurs en finance d’entreprise et gouvernance et les méthodes qu’ils emploient pour y répondre. Une fois ces précisions apportées, nous chercherons à positionner cette recherche sur les plans méthodologique et épistémologique. De façon à simplifier, nous qualifierons, cependant, par le terme unique de « méthodologiques » les questions relatives à l’épistémologie, c’estàdire aux questions de philosophie des sciences et celles de nature méthodologique, associées à la conduite des recherches. Pour Hands (2001), l’épistémologie est parfois désignée comme la « Méthodologie » avec un M (majuscule) et la méthodologie stricto sensu, comme la « méthodologie » avec un m (minuscule).
Volontairement, nous limiterons cette réflexion à la finance d’entreprise en y incluant la gouvernance, pour plusieurs raisons. En premier lieu, la revue Finance Contrôle Stratégie étant positionnée sur la finance d’entreprise et la gouvernance pour sa dimension financière, il est légitime de privilégier ces domaines. En second lieu, si un certain nombre de travaux (notamment, Salmon, 1976 ; Schmidt, 1982 ; Frankfurter et McGoun, 1999, 2001, 2002 ; Huber et Verrall, 1999 ; McGovern, 2005) se sont déjà penchés, parfois de façon très critique, sur la méthodologie de la finance, à travers des aspects centraux de la finance de marché tels que l’efficience ou le MEDAF (modèle d’équilibre des actifs financiers), on trouve peu de développements en finance d’entreprise6 à l’exception de l’article de Mourgues (2002) consacré à la théorie positive de l’agence (désormais TPA) de Jensen et Meckling (1976). En troisième lieu, si le lien entre mainstream économique et finance apparaît très étroit pour la finance de marché, il semble plus distendu pour la finance d’entreprise7 et la gouvernance en raison des dimensions décisionnelles et institutionnelles qui importent davantage en finance d’entreprise. Si cette dernière a recours à de nombreux outils initialement développés par la finance de marché8, par exemple le MEDAF, c’est elle qui a principalement introduit ces dimensions avec, notamment, le célèbre article de Jensen et Meckling (1976), souvent considéré comme fondateur de la TPA et, donc, de l’irruption de l’économie néoinstitutionnelle dans le champ de la finance d’entreprise.
L’état des lieux présenté est également limité dans la mesure où nous nous focalisons sur la description et la caractérisation méthodologique des recherches, sans véritablement rentrer dans la discussion des choix méthodologiques faits par les chercheurs en finance que ce soit sur le plan scientifique ou sur celui des apports pratiques des recherches en finance d’entreprise. À l’occasion, cependant, ce type de questionnement apparaîtra en filigrane des développements, mais aucun bilan critique ne sera entrepris et aucune comparaison approfondie, non plus, ne sera faite par rapport aux options adoptées, par exemple, en stratégie ou en contrôle de gestion.
Compte tenu des objectifs affichés, la première partie de l’article sera consacrée à une description de la nature des questions que se posent les chercheurs en finance d’entreprise, en termes d’objectifs et non de domaines, puis à celle des méthodes utilisées pour répondre à ces questions. La seconde partie utilisera les résultats de cette investigation pour positionner la recherche en finance d’entreprise sur le plan méthodologique.
1. Que font les chercheurs en finance ?
Pour décrire la nature des questions et des méthodes utilisées dans la recherche en finance d’entreprise, nous avons eu recours à plusieurs sources. Premièrement, nous avons utilisé la littérature existante. Les rares articles contenant des aperçus méthodologiques donnent cependant un certain nombre d’indications.
Deuxièmement, il nous a paru naturel de partir des articles publiés dans les revues considérées comme les plus prestigieuses et les plus influentes dans le domaine. Les classements de revues de finance font généralement apparaître en tête, le Journal of Finance et le Journal ofFinancial Economics9. Le travail de lecture et d’analyse étant relativement lourd, nous avons choisi de ne considérer que les articles de finance d’entreprise et de gouvernance publiés par le Journal of Finance, sur la seule année 2005, pour conduire notre investigation. Untel choix, bien entendu, n’est pas exempt de biais. En choisissant une des revues les mieux classées au niveau international, on privilégie les méthodes relevant du mainstream économicofinancier et on ne rend pas compte de certaines tentatives visant à développer la recherche en finance à partir d’une perspective plus hétérodoxe, par exemple, dans une perspective sociologique ou rhétorique (voir, par exemple, Huault et RainelliLe Montagner, 2007 ou McGoun, 2003), cependant, notre objectif n’est pas tant de rendre compte de l’ensemble des recherches développées en finance d’entreprise que d’en dégager les principales caractéristiques. La classification des articles en finance d’entreprise est parfois contestable vu, dans certains cas, l’imbrication des thèmes de recherche entre finance de marché et finance d’entreprise. Toutefois, notre sentiment fondé sur notre connaissance du domaine et une investigation superficielle du contenu du Journal of Financial Economics et d’autres années du Journal of Finance nous conduit à conclurequ’une analyse plus large n’aurait pas modifié significativement les résultats obtenus. Le travail de dépouillement effectué a permis d’identifier, dans le Journal of Finance, 35 articles traitant de finance d’entreprise et de gouvernance sur l’année 2005 et c’est sur cette base que nous conduirons notre investigation en sollicitant, à l’occasion, certaines études afin de mieux étayer nos conclusions.
Enfin et troisièmement, exclusivement pour les questions de méthode, nous avons complété cette base constituée d’articles récents par une analyse des articles qui ont « réussi », autrement dit, ceux considérés comme les plus influents auprès de la communauté scientifique financière10 en posant l’hypothèse que les options méthodologiques qui soustendent ces articles révèlent les préférences11 des chercheurs du domaine.
Ces différentes sources vont être mobilisées pour décrire successivement la nature des questions de recherche posées en finance d’entreprise, puis les méthodes utilisées par les chercheurs pour répondre à ces questions.
1.1.La nature des questions posées en finance d’entreprise
Quelle est la nature des interrogations des chercheurs en finance d’entreprise et quel est le public potentiellement intéressé par ce type d’interrogation ? Pour répondre à ces questions, nous allons tout d’abord mobiliser deux articles retraçant l’histoire de la finance d’entreprise qui seront complétés par les enseignements qu’on peut tirer de l’analyse des articles tirés du Journal of Finance.
1.1.1. Le passage de la finance « normative » à la finance « positive »
Deux articles dont l’objectif était de dresser un historique de la finance d’entreprise12, celui de Jensen et Smith (1984), « The Theory ofCorporate Finance : A Historical Overview » et celui de Brennan(1995), « Corporate Finance Over The Past 25 Years », sont particulièrement instructifs pour comprendre la nature des questions que se posent les chercheurs en finance d’entreprise et l’évolution du contenu de ces questions. Comme l’écrivent Jensen et Smith, dans les années 1950, les méthodes traditionnelles de l’économie commencèrent à être appliquées aux problèmes financiers, ce qui s’accompagna d’un changement dans la nature des questions posées. Abandonnant la perspective normative, la finance s’inscrivit alors dans une perspective « positive », autrement dit « explicative ». Au lieu de traiter de questions telles que « Que devraient être les politiques d’investissement, de financement et de dividendes ? », les chercheurs se préoccupèrent de questions du type « Quels sont les effets des politiques d’investissement, de financement et de dividendes sur la valeur de la firme ? ». Le survey de Brennan confirme ce changement de perspective puisqu’il précise (1995, p. 10) que des questions de recherche amplement traitées avant les années 1970, telles que l’utilisation de la programmation linéaire dans le choix des investissements, les modèles de gestion de trésorerie fondés sur les modèles de gestion des stocks ou, encore, les modèles de gestion du créditclient basés sur les chaînes de Markov, sont désormais délaissées. Or, ces différentes questions, relatives à l’utilisation de la recherche opérationnelle pour résoudre les problèmes financiers, s’inscrivent dans une perspective normative ou, tout au moins, prescriptive.
Ce passage du normatif au positif peut également s’interpréter comme celui de la finance du champ de la gestion à celui de l’économie, à l’instar de ce qu’écrivait Brennan dans son survey. Toutefois, tant Jensen (1983) que Jensen et Smith (1984) insistent sur l’importance de disposer de théories explicatives performantes pour aider les praticiens à prendre les meilleures décisions possibles. Ainsi, dans une perspective très pragmatique (au sens épistémologique), Jensen va jusqu’à écrire (1983, p. 323) « The choice among competingtheories will be based on which is expected to yield the highest value of the objective function when used for decision making. », et quel’évaluation de la signification des théories doit se faire dans cette perspective décisionnelle, laquelle doit primer sur les tests statistiques traditionnels. Précisons que la position de Jensen, qu’on peut assimiler, à première vue13, à de l’instrumentalisme mais dans un sens pragmatique, ne reflète pas la position de l’intégralité de la communauté des chercheurs en finance.
Cette opposition théorie « positive »/théorie « normative » est traditionnelle dans la littérature épistémologique et est généralement attribuée à Hume et à sa célèbre « guillotine », selon laquelle on ne peut déduire ce qui doit être (le normatif) de ce qui est (le positif)14. La distinction entre théorie positive et normative est, comme dans l’économie du mainstream, clairement respectée en finance et le fait que la conception des théories positives se fasse, la plupart du temps, en fonction d’un objectif normatif tel que la maximisation de la valeur de la firme ou de la valeur actionnariale ne la remet pas en cause. La question de l’origine de l’objectif à poursuivre est rarement débattue dans le paradigme financier qui, le plus souvent, fait référence, plus ou moins explicitement, à l’optimum de Pareto de premier rang accompagné d’un certain nombre d’hypothèses auxiliaires pour pouvoir être traduit en objectif de maximisation de la valeur de la firme ou de maximisation de la valeur des titres des actionnaires. Selon qu’on retienne un objectif de maximisation de la valeur globale de la firme15 ou de ses seuls actionnaires – objectifs qui ne convergent que sous certaines hypothèses
– la conception des théories explicatives et des façons d’atteindre les objectifs préconisés varie. En ce sens, le positif est subordonné au normatif. Une finance qui retiendrait un objectif de maximisation du capital humain des salariés de la firme conduirait vraisemblablement à des modèles théoriques très différents, par exemple, pour expliquer la structure de financement.
Précisons, cependant, que la distinction normatif/positif est parfois contestée au motif que les jugements normatifs reposeraient sur des faits, auquel cas la norme serait fondée sur ce qui est et la distinction normatif/positif perdrait sa justification. Tel serait le cas, par exemple, si l’objectif de maximisation de la valeur actionnariale correspondait à un fait établi16, ce qui est loin, sembletil d’être le cas, au vu des résultats des différentes enquêtes effectuées auprès des dirigeants. Il en est d’ailleurs de même de l’optimum de Pareto, puisque, lors des enquêtes réalisées pour évaluer différents schémas de répartitions, les réponses obtenues ne confirment pas la préférence présumée pour la norme parétienne.
Quelle que soit la justification des normes, il est évident que la façon de poser la question conditionne la construction de la théorie, sa mise à l’épreuve ultérieure et les prescriptions qu’on pourra en déduire. Ainsi, en matière de gouvernance, le fait de retenir un objectif de maximisation de valeur actionnariale conduit à proposer une théorie permettant d’expliquer les systèmes de gouvernance en fonction de cet objectif et, dans une phase ultérieure, de préconiser des mesures adaptées à cet objectif, par exemple, la structuration du package de rémunération des dirigeants de façon à l’inciter à maximiser cette valeur.
1.1.2. La littérature financière actuelle, une confirmation de la nature positive de la recherche financière
Cette évolution vers une finance « positive » s’estelle confirmée dans la recherche financière récente ? L’analyse des articles de finance d’entreprise, issus du Journal of Finance pour l’année 2005, conduit à distinguer trois types de questions qui poursuivent toutes un objectif explicatif, ce qui confirme l’hégémonie de la finance positive :
(1) Les questions « fermées » portant sur l’explication d’un phénomène constaté (la variable à expliquer), à « rendre compte d’un fait », par exemple, la part importante de capital détenue par les entrepreneurs dans leur propre entreprise (Bitler et al., 2005), les limites de la globalisation financière (Stulz, 2005), etc. La démarche consiste, comme dans Bitler et al. (2005), à construire un modèle permettant de prédire
– au sens d’en rendre compte – le phénomène constaté. Dans le cas où le modèle formel proposé aboutit à des hypothèses testées, les résultats des tests ne font apparaître que des hypothèses corroborées, ce qui est peu surprenant au vu de l’objectif poursuivi, relativement modeste puisqu’il ne s’agit que de rendre compte de phénomènes constatés. Comme le souligne Salmon (2001), l’intérêt de ce type de recherche, qui peut paraître limité dans une perspective de mise à l’épreuve empirique, se révèle à terme par les travaux ultérieurs qui vont lui répondre pour la critiquer ou la compléter. La mise en évidence, lors de cette confrontation, de nouveaux faits incompatibles avec le premier modèle révèlera alors une réfutabilité ex post17.
Les questions – plus ou moins – « ouvertes » cherchant à cerner l’incidence d’un phénomène, qui constitue alors la variable explicative, sans que cette incidence soit connue à l’avance. On retrouve ce type d’interrogation, par exemple, dans Beck et al. (2005) qui cherchent à expliquer l’incidence des obstacles financiers, légaux ou de la corruption sur la croissance des firmes, chez Gupta (2005), qui s’interroge sur l’incidence des privatisations partielles sur la performance des firmes ou, encore, chez Durnev et Kim (2005), dont l’objectif est d’établir la relation entre les caractéristiques des firmes, l’environnement légal, leurs pratiques de gouvernance et leur valeur sur le marché. Dans ce type de questionnement, le modèle proposé est à même d’avoir un éventail plus riche de prédictions, cellesci pouvant varier en fonction des paramètres fixés pour les variables explicatives. L’objectif poursuivi semble être la construction d’un outil – le modèle – permettant de parvenir à une explication contingente, de définir des zones de possibilité, qui pourront être soumises à une évaluation empirique. Le caractère prédictif de ce type de modèle ne se limite pas à rendre compte d’un phénomène constaté, mais conduit à mettre en évidence des « faits nouveaux ».
Les questions visant à identifier les déterminants d’un phénomène, à l’instar des recherches de Corwin et Stultz (2005) qui s’interrogent sur ceux de la structure d’un syndicat d’introduction en bourse ou de Faccio et Masulis (2005) qui cherchent à identifier ceux du choix du mode de paiement des fusions et acquisitions en Europe. Il ne s’agit plus, dans ce cas de figure, de construire un modèle permettant d’expliquer un phénomène constaté ou de faire une prédiction ouverte. Il s’agit d’évaluer les pouvoirs explicatifs respectifs des variables issues de modèles existants ou introduites de façon relativement intuitive. Dans le premier cas, on peut considérer que cette troisième catégorie de questions et de recherches a, en quelque sorte, un statut auxiliaire en s’inscrivant dans la mise à l’épreuve des résultats issus des deux premières catégories de questions.
Audelà de l’objectif systématiquement explicatif des questions posées, et si on écarte la troisième catégorie de questions en raison de son caractère subordonné, deux autres dimensions nous semblent importantes pour caractériser les questions posées. En premier lieu, c’est le rôle attribué au phénomène à l’origine de la question, variable à expliquer ou variable explicative. En second lieu, c’est la dimension exploratoire associée au caractère ouvert ou fermé des questions posées. Comme on le verra dans la seconde partie, ces dimensions conditionnent la nature du travail de recherche qui s’appuie, quasisystématiquement, sur un modèle, même si celuici n’est pas nécessairement formalisé. Un point important qui permet, à notre sens, de caractériser la recherche en finance d’entreprise est le rôle central accordé à la modélisation pour répondre à des questions sur le réel. Cela ne signifie pas, bien au contraire, que les recherches empiriques sont rares, mais qu’elles s’inscrivent, presque toujours, dans la continuité d’un modèle, plus d’ailleurs pour en révéler le potentiel que pour le mettre à l’épreuve dans une perspective infirmationniste. Cette subordination quasi systématique à la modélisation, qui apparente la recherche en finance à la recherche en économie – même si cette dernière n’a pas l’exclusivité de l’usage des modèles –, est peutêtre un des traits les plus caractéristiques comparativement à d’autres branches des sciences de gestion.
1.1.3. Quel est l’intérêt des questions posées ?
La formulation des questions de recherche conduit également à s’interroger sur le public pouvant être potentiellement intéressé par les réponses obtenues ? Comme on peut supposer que la communauté des chercheurs en finance – tout au moins ceux qui partagent le même champ d’investigation – est, a priori, intéressée par les questions posées et les réponses apportées, la question revient à s’interroger sur l’intérêt de ces questions et réponses pour les décideurs, autrement dit, de tenter d’évaluer le bienfondé de la justification pragmatique proposée par Jensen (1983), quant à l’intérêt des théories positives pour la prise de décision. Audelà des dirigeants d’entreprise ou d’institution financière dans certains cas, les résultats obtenus sont censés pouvoir aider également les autorités de régulation et les Pouvoirs Publics pour guider leurs interventions dans certains domaines (privatisation, réglementation boursière, etc.).
L’analyse des thèmes des articles issus du Journal of Finance montre, cependant, qu’ils sont souvent assez éloignés des préoccupations immédiates des dirigeants et gestionnaires financiers. Si, par exemple, l’intérêt de savoir quelle est l’incidence sur la valeur de la firme des fonds obtenus suite aux cessions d’actifs semble assez évident, cet intérêt apparaît beaucoup moins direct pour une question telle que « Comment expliquer rationnellement les vagues d’introduction en bourse ? ». Ce scepticisme rejoint d’ailleurs les investigations de chercheurs comme Copeland (2002), qui, à l’issue d’une série d’interviews de praticiens de la finance, conclut que la majeure partie de ce qui est enseigné en finance est de peu d’utilité pratique, que les revues scientifiques de finance sont rarement lues par les praticiens, y compris par ceux qui ont reçu une formation doctorale et que les compétences qui leur sont utiles pour exercer leurs fonctions ont été acquises par l’expérience. Ce constat très pessimiste18, d’un écart important entre les attentes des praticiens et les résultats de la recherche financière, conduit à se poser les questions suivantes : ce résultat n’estil pas lié à la façon de formuler les questions de recherche des chercheurs en finance ? N’estil pas dû, au moins en partie, au passage d’une optique normative à une optique positive ? Les conclusions de Jensen concernant l’intérêt pour la pratique des théories positives ne sontelles pas trop favorables ? Les praticiens ne sousestimentils pas l’influence de la théorie financière sur leurs décisions et son utilité ?
Les attentes des praticiens sont habituellement formulées en termes d’aide à la décision, autrement dit de production de règles, d’outils, de recommandations facilitant la décision financière. En matière de finance d’entreprise, les attentes concernent donc les aides au choix d’investissement, au choix de financement, à la politique de dividendes, à la gestion des risques et, si on tient compte de la connexité introduite par la gouvernance avec les structures juridiques et organisationnelles, de conseils sur des questions telles que la composition des conseils d’administration, des comités du conseil, des packages de rémunération, voire des structures juridiques associées aux différentes formes organisationnelles. Force est de reconnaître que, dans la plupart des domaines évoqués, les prescriptions et les outils qui trouvent leur origine dans la théorie financière restent fragiles et imprécis. On caractérise souvent la finance comme la science de l’évaluation, or, malgré les progrès accomplis, par exemple, pour prendre en compte le caractère optionnel de certaines décisions, on est loin de disposer d’une théorie de l’évaluation suffisamment précise pour satisfaire les besoins des décideurs. Ainsi, s’il est vraisemblable que les coûts de transaction et d’agence ont une incidence significative sur le coût du capital et l’évaluation des entreprises, l’estimation de cette incidence reste encore très floue. Dans certains cas, la recherche demeure même dans l’incapacité de conclure sur son sens global – positif, négatif, neutre – en raison de l’imbrication des différents facteurs supposés intervenir et les très nombreux tests réalisés fournissent des résultats souvent contradictoires.
Cette incapacité, toutefois, ne semble pas liée à la nature des questions posées mais bien davantage aux caractéristiques du domaine étudié, en particulier, à la possibilité d’établir des lois universelles dans un domaine qui relève des sciences sociales, à l’instar de ce qui se passe dans les sciences dures. Jensen (1983) subordonne l’intérêt de la théorie pour la pratique à la possibilité de faire des prédictions, mais une telle possibilité suppose l’existence, sinon de lois universelles, de régularités suffisamment stables, or certains épistémologues (par exemple, Cartwright, 1983 ; Lawson, 1989, 1997) doutent qu’on puisse identifier de telles régularités dans le domaine des sciences sociales.
Peuton, pour autant, en conclure que la recherche en finance ne présente aucun intérêt pour la pratique financière et que les deux univers sont condamnés à s’ignorer ? Nous ne le pensons pas, pour au moins deux raisons. Premièrement, à l’instar de ce qui s’est passé dans certains domaines de la finance de marché, les règles et les outils construits par la théorie financière peuvent progresser pour être utiles aux praticiens, lesquels, dans une logique très pragmatique, préfèrent, de toute façon, des conseils et des instruments, mêmes grossiers, à l’absence totale de support décisionnel. Deuxièmement, l’influence, peutêtre la plus importante, des recherches en finance d’entreprise sur la pratique passe par la création de cadres conceptuels qui permettent de construire les décisions. Ainsi, même si on ne dispose que de méthodes grossières pour évaluer le coût du capital, l’apport le plus important de la théorie n’estil pas d’avoir fourni un cadre pour construire les décisions d’investissement ? De même, le véritable apport de la théorie des options n’estil pas d’avoir insisté sur les options cachées dans toute décision d’investissement ? Ce rôle cognitif des théories et des modèles, sur lequel nous reviendrons dans la seconde partie, est tellement prégnant qu’il reste très souvent inaperçu. L’examen des réformes récentes en matière de gouvernance révèle, cependant, à quel point les cadres cognitifs fournis par la théorie jouent un rôle déterminant dans la construction des codes de gouvernance (Wirtz, 2006).
1.2. La nature des méthodes
Audelà de la nature des questions de recherche que se posent les chercheurs en finance et de l’intérêt de ces questions pour la pratique, une caractérisation de la recherche en finance d’entreprise passe également par une description des méthodes d’investigation utilisées. Pour mener à bien cette description, nous allons successivement recourir à trois sources : (1) la littérature existante, (2) la base d’articles du Journal of Finance et (3) les articles les plus cités issus des deux revues lesmieux classées du domaine, le Journal of Finance et le Journal of Financial Economics.
1.2.1. Les méthodes d’investigation dans la littérature
Une des rares études décrivant les méthodes utilisées en finance est celle de Tufano (2001). Elle porte sur l’ensemble des articles de finance (finance d’entreprise et finance de marché) publiés dans trois revues en 1999 : le Journal of Finance, le Journal of Financial Economics et la Review of Financial Studies. Les résultats obtenus serontprésentés en les confrontant (cf. tableau 1) à ceux issus de l’étude plus générale de Morgan (1988), dont l’objectif était de comparer les méthodes utilisées en économie, science politique, sociologie, chimie et physique. Les chiffres figurant dans l’étude de Morgan résultent d’une synthèse de différentes études menées, entre 1982 et 1986, à partir des revues les plus significatives des domaines scientifiques concernés.
L’étude de Tuffano met en évidence que les travaux purement théoriques comptent pour 28 % en finance (sans distinction de la finance de marché et de la finance d’entreprise), avec une forte prédominance de la modélisation mathématique. Les travaux de nature empirique sont, très majoritairement, des études statistiques portant principalement sur des bases de données publiques et, plus accessoirement, sur des bases de données construites par l’auteur. Les méthodes d’investigation fondées sur des expériences, des simulations, voire des études de cas, sont peu utilisées.