Cours économie sociale de marche
I. INTRODUCTION
LE LONG CHEMIN VERS LA CONCEPTION D’UNE POLITIQUE ECONOMIQUE ET SOCIALE – L’ECONOMIE SOCIALE DE MARCHE
Du mercantilisme au libéralisme classique en passant par les Lumières
L’ECONOMIE SOCIALE DE MARCHE est un concept de politique économique et sociale qui est le résultat d’un long processus historique et politique. Ce processus a débuté à l’époque de l’absolutisme (du XVIe au XVIIIe siècle) lorsque, suite à la découverte de nouveaux continents et l’élargissement du commerce, l’économie a vu son importance s’agrandir. Sous le terme de mercantilisme, on résume aujourd’hui différentes mesures de politique économique toutes destinées à renforcer le pouvoir absolu du souverain, qui reposaient déjà sur quelques réflexions économiques théoriques, certes encore modestes. Si cette politique économique a contribué à la promotion des exportations, elle s’opposa, et ce fut une de ses erreurs, à l’importation. Elle encouragea aussi les manufactures d’Etat, ce qui lui valut d’être considérée comme un précurseur de la politique industrielle. En France, cette politique mena finalement à la ruine de l’agriculture (→ chap. 2 et 5).
A l’opposé, le libéralisme classique, que nous devons notamment à Adam Smith, David Ricardo, Jean Baptiste Say et Robert Malthus, souligne l’effet créateur de prospérité de la division du travail, ce qui amena ses protagonistes à réclamer la liberté des échanges extérieurs et la suppression des entraves commerciales. Toutefois, si Smith souligna déjà la fonction ordonnatrice de l’Etat, notamment par rapport à la politique de la concurrence et la nécessité d’une infrastructure publique suffisante, les milieux politiques n’ont guère retenu cet aspect. Reprenant les valeurs centrales des Lumières, le libéralisme revendiqua les droits à la liberté qui cependant profitèrent plus au capital qu’aux travailleurs. Parallèlement, la constitution d’un capital privé allait de pair avec la dissolution des grandes familles de paysans et d’artisans, l’urbanisation et les conditions de travail (industriel) difficiles et pénibles.
Le mouvement opposé : le socialisme classique
Ainsi il n’était pas étonnant de voir apparaître des mouvements qui s’opposèrent au libéralisme et se basèrent sur la solidarité et qui ont trouvé dans le socialisme classique d’un Karl Marx leur expression conceptuelle. En pratique, ce concept mena cependant – notamment en Russie et plus tard en Union soviétique – à un régime politique dictatorial qui essaya d’imposer par la force l’économie planifiée et le développement d’un « homme nouveau ». Ce système – qui, après la Seconde Guerre mondiale, devait s’étendre à l’ensemble de l’Europe de l’Est –a non seulement menacé l’intégrité physique et la vie des populations entières mais a également freiné considérablement et pendant des décennies le développement de la prospérité.
Le national-socialisme : une déviation aux conséquences fatales
En Allemagne, en revanche, des conditions et causes particulières menèrent le pays vers le national-socialisme qui combina une dictature de droit avec une économie oscillant entre le marché et la planification mais toujours au service des efforts de guerre. Ce système bafoua les libertés fondamentales et les droits humains.
Les principes de base du socialisme démocratique
Tant la dictature stalinienne que l’effondrement prévisible du « Troisième Reich » ont inspiré certains penseurs incapables de se résoudre à l’idée que les principes de solidarité mèneraient inéluctablement vers la dictature. Il devrait être possible, selon eux, de concilier « socialisme » et « démocratie ». D’où le concept du socialisme démocratique fortement influencé en Allemagne par Karl Schiller, ministre de l’économie du parti SPD aujourd’hui décédé (il fut également, pour une courte période, ministre de l’économie et des finances). Schiller a contribué considérablement à la réconciliation entre la social démocratie allemande et le « marché ». C’est à lui que nous devons cette formule célèbre selon laquelle les objectifs les plus importants en termes de politique économique « sont à réaliser dans le cadre d’un ordre économique de marché » (loi sur la promotion de la stabilité et la croissance économique, art. 1, 2ème phrase). Le socialisme démocratique constitue aujourd’hui encore le leitmotiv du SPD même si ce dernier considère – notamment depuis Gerhard Schröder – que l’économie sociale de marché doit être encadrée par le socialisme démocratique.1
Le renouveau du libéralisme : l’ordolibéralisme…
D’autres veulent faire revivre les principes libéraux dans l’économie et la société tout en évitant les développements erronés du passé. Ils s’occupent également de la théorie et de la mise en œuvre pratique du socialisme et intègrent dans leurs réflexions la politique conjoncturelle proposée par John Maynard Keynes dans sa « General Theory of Employment, Interest and Money » [Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie] (1936). Dans ce contexte, « l’Ecole de Fribourg » s’est particulièrement distinguée. Les pères spirituels de cette école ont développé leur concept social parfois au mépris de leur vie et en risquant la prison, un fait souvent négligé en raison de la critique acerbe du néo-libéralisme aujourd’hui très en vogue. Parmi ces personnes, il faut nommer des économistes comme Walter Eucken, Constantin von Dietze, Adolf Lampe et le juriste Franz Böhm. Puisque, selon eux, l’idée de la liberté telle que prônée par le libéralisme ne peut s’épanouir pleinement qu’en s’intégrant dans le concept ordonnateur de l’Etat, ils conçoivent la notion de l’ordolibéralisme (du latin « ordo » : l’ordre, le rang). Ce terme est repris comme titre de leur annuaire (ORDO – Annuaire pour l’ordre de l’économie et de la société), publication encore éditée de nos jours.
Puisque l’idée de la liberté telle que prônée par le libéralisme ne peut s’épanouir pleinement qu’en s’intégrant dans le concept ordonnateur de l’Etat, ils conçoivent la notion de l’ordolibéralisme.
…et sa mise en œuvre pratique en tant qu’économie sociale de marché
Ludwig Erhard reprend les principes de l’ordolibéralisme en y ajoutant les défis particuliers auxquels les dirigeants politiques de la jeune République fédérale d’Allemagne étaient confrontés. Il fallait reconstruire les villes et les infrastructures économiques détruites mais également surmonter les conséquences de la division politique et économique de l’Allemagne. Sans oublier le travail gigantesque qui consista à s’occuper d’environ neuf millions de réfugiés et de personnes déplacées et à les intégrer dans la société. Le concept de l’économie sociale de marché développé par Ludwig Erhard peut être résumé en deux phrases clés : « la prospérité pour tous » et « la propriété pour chacun », il comprend, dès ses débuts, deux étapes.
Au cours de la la PREMIERE ETAPE il fallait, notamment par la réduction et la suppression de nombreuses réglementations, stimuler le plus rapidement possible la créativité et la productivité de l’économie pour apporter à la population ce dont elle avait le plus besoin : la nourriture, les vêtements et les logements. Il fallait créer des emplois pour que chacun puisse participer à l’économie allemande en pleine croissance et contribuer à la prospérité naissante. Erhard souligna qu’une économie de marché au sens propre du terme était par essence une économie sociale pour la simple raison qu’elle crée plus d’emplois productifs et génère plus de revenus qu’une économie limitée par la planification.
« La prospérité pour tous » et « la propriété pour chacun » (Ludwig Erhard)
« La réconciliation entre le capital et le travail » (Alfred Müller-Armack)
D’après Müller-Armack, l’économie sociale de marché comprise dans le sens indiqué ci-dessus, peut mettre un terme au conflit qui oppose, depuis la Révolution industrielle, le capital au travail. Se référant explicitement à la « réconciliation entre le capital et le travail », il développa la « formule irénique » (d’après Irène, la déesse grecque de l’équilibre et de la réconciliation). Prise dans un sens plus large, on peut en déduire qu’en promouvant et en expliquant constamment l’économie sociale de marché – de préférence dans un cadre institutionnel et non contraignant – on arriverait à convaincre ceux qui doutent et s’opposent, de l’économie sociale de marché et de ses valeurs génératrices de prospérité et de liberté pour finalement les réconcilier avec ce concept. Cette réconciliation offrirait également une plate-forme pour s’entretenir sur les contenus et l’étendue des objectifs socio-politiques de la société formée.
D’après Müller-Armack l’économie sociale de marché comprise dans le sens indiqué ci-dessus, peut mettre un terme au conflit qui oppose, depuis la Révolution industrielle, le capital au travail.
La difficile relation entre la liberté et la sécurité
Dans le sens de la « réconciliation entre le capital et le travail » et une politique sociale formée, il existe un certain nombre d’objectifs en termes de politique sociale qui font partie – même si le terme a été quelque peu oublié – de la société formée et qui ont guidé les gouvernements allemands du passé. En même temps, il existe toujours un certain risque de consacrer trop de moyens au « social » et de demander une contribution trop importante à l’économie. Dès 1960, Müller-Armack déplorait l’installation progressive d’une politique sociale trop exigeante.
L’économie sociale de marché sait que face à la mondialisation, le compromis entre la « liberté », d’un côté, et « l’égalité » ou la « justice » fondée sur la solidarité, de l’autre, est constamment à renégocier. A ce propos, il peut être utile de garder à l’esprit les exhortations d’Alexis de Tocqueville qui disait que dans la lutte entre la sécurité et la liberté, c’est toujours la sécurité qui l’emporte, ainsi que celles de Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ».
Toutefois, il faut admettre que la première et très faible récession de l’aprèsguerre en 1966, les chocs pétroliers successifs de 1973 et de 1978/79 et les crises économiques conséquentes, les revendications syndicales accentuant davantage l’augmentation des revenus au détriment de la participation au capital, la réunification allemande, la mondialisation et, non en dernier lieu, les nombreuses crises financières depuis 2007 (crise de l’immobilier, faillite de Lehman Brothers, crise bancaire, crise de la dette publique, crise de l’euro) n’ont guère permis l’établissement d’une société formée telle que l’avaient imaginée Erhard et Müller-Armack.
Face aux crises qui ébranlent le monde actuel, la question de la « réconciliation entre le capital et le travail » se pose de nouveau et – compte tenu des conditions sans cesse changeantes – dans la continuité. Il n’en reste pas moins que les activités quotidiennes dictées par les marchés financiers ne doivent pas nous détourner de notre objectif. Il convient de se rappeler constamment à l’esprit les valeurs de l’économie sociale de marché pour lutter contre les tensions – par exemple celles provoquées par le chômage des jeunes et la pauvreté des personnes âgées. Comme indiqué ci-dessus, il serait très utile de pouvoir se baser sur un cadre institutionnel.
Les objectifs de la politique environnementale déjà considérés par les ordolibéraux
A ce propos, il faut mentionner brièvement que les objectifs de la politique environnementale (→ chap. 9) qui occupent une place importante dans l’agenda politique actuel, ont déjà été inclus dans l’économie sociale de marché. En effet, les ordolibéraux nous mettaient déjà en garde contre la « surexploitation de la nature », cet aspect étant inclus dans la DEUXIEME PHASE de l’économie de marché et notamment dans le concept de la société formée. Avant même la création d’un ministère de l’environnement, le ministère de l’intérieur a été responsable de la politique environnementale, une tâche dont elle s’est acquittée de manière tout à fait convenable. Il semble même que la notion de la « politique environnementale » remonte à HansDietrich Genscher (1969).
Les ordolibéraux nous mettaient déjà en garde contre la « surexploitation de la nature », cet aspect étant inclus dans la deuxième phase de l’économie de marché et notamment dans le concept de la société formée.
Les valeurs et la conception de l’Homme dans l’économie sociale de marché
La généalogie de l’économie sociale de marché indique déjà ses valeurs profondément ancrées dans un libéralisme bien compris et nourri par l’esprit des Lumières. En résumé, il s’agit de la dignité humaine telle qu’exprimée par les valeurs de la liberté, de la justice, de la subsidiarité et de la solidarité. L’Homme doit pouvoir accéder à la liberté qui lui permet de s’épanouir pleinement, de prendre des décisions responsables et se libérer ainsi tant du pouvoir privé que du pouvoir étatique. En se référant au discours de droit public sur la constitution et la limitation du pouvoir étatique, on pourrait affirmer que la dignité de l’homme constitue sa liberté mais également sa limitation. Laisser l’homme s’épanouir tout en veillant à ce que ses décisions ne portent pas durablement atteinte à autrui, relève du principe de la justice. Par conséquent, il faut un Etat qui détermine les règles, veille à leur respect et se conforme lui-même à ces règles. En termes constitutionnels, il faut un Etat démocratique.
1. DEMOCRATIQUE,
2. ECLAIREE ET LIBERALE,
3. EFFICACE ET ECOLOGIQUE,
4. SOCIALE ET
5. FONDEE SUR L’ETHIQUE.
1. DEMOCRATIQUE.
L’économie sociale de marché se base, pour l’essentiel, sur une économie concurrentielle qui répond et s’adapte aux demandes et exigences de la société. Pouvoir s’exprimer et agir librement en sa qualité de citoyen (pendant les élections), de producteur (en choisissant l’entreprenariat, une activité professionnelle ou une branche) et de consommateur (en demandant ou en achetant tel ou tel produit ou service) constitue l’élément central d’un ordre libéral. Tout comme dans la sphère politique, les élections sont l’expression de la démocratie, le marché est l’expression de la démocratie dans la sphère économique.
2. LIBERAL. Le concept est libéral parce qu’il ne rêve pas d’un « homme nouveau » aux vertus surhumains mais parce qu’il accepte l’homme avec toutes ses imperfections et faiblesses. Il crée un cadre à l’intérieur duquel les individus peuvent – indépendamment de leurs motivations – contribuer à l’accroissement de la prospérité de la société.
Table des matières :
PREFACE 5
I. INTRODUCTION
LE LONG CHEMIN VERS LA CONCEPTION D’UNE POLITIQUE ECONOMIQUE
ET SOCIALE – L’ECONOMIE SOCIALE DE MARCHE 7
II. L’ECONOMIE SOCIALE DE MARCHE C’EST …
➊ LA PROPRIETE PRIVEE DES MOYENS DE PRODUCTION 19
➋ UNE CONCURRENCE ENCADREE PAR DES REGLES 23
➌ UN SYSTEME MONETAIRE STABLE ET UNE STABILITE DES PRIX 33
➍ UN NIVEAU D’EMPLOI ELEVE 41
➎ UN EQUILIBRE ECONOMIQUE EXTERIEUR ET UN TAUX D’EXPORTATION ELEVE 47
➏ UNE CROISSANCE ECONOMIQUE CONTINUE ET RAISONNABLE 53
➐ UNE JUSTE REPARTITION DES REVENUS 59
➑ UNE JUSTE REPARTITION DU PATRIMOINE 67
➒ UN ENVIRONNEMENT INTACT 73
➓ LE PROCESSUS D’UNIFICATION EUROPEENNE DANS LE CADRE D’UN ORDRE
MONDIAL PACIFIQUE 79
III. UNE PERSPECTIVE
LA POLITIQUE ORDONNATRICE – UNE MISSION TRANSVERSALE EUROPEENNE 85
LA CONCURRENCE MONDIALE DES SYSTEMES ORDONNATEURS 89
AUTEURS ET ILLUSTRATEUR 94
MENTIONS LEGALES 95
TABLEAU SYNOPTIQUE DE L’ECONOMIE SOCIALE DE MARCHE 96