L’économie politique et les sciences sociales
L’économie politique se constitue dans la deuxième moitié du 18ème siècle. Au milieu du siècle suivant, elle s'est installée dans le paysage intellectuel en ayant réussi une première institutionnalisation (Le Van Lemesle 2004) autour d'un journal (le Journal des économistes), d'une société (la société d'économie politique) et d'une maison d'édition (Guillaumin) dont le Dictionnaire d'économie politique est le signe le plus visible. La période qui va de 1750 à 1840 offre ainsi le moyen de marquer quelques particularités de l’économie politique dignes de l’intérêt de l’historien des sciences sociales. La première question que nous proposons d’examiner est celle de l'objet du savoir qui prend le nom d’économie politique au début de la période considérée. Que désigne en effet cet objet et en quoi la science le concerne-t-il (§1) ?
Deuxièmement, se pose la question de l'articulation de l’économie politique avec d’autres domaines des sciences sociales, comme la morale ou la politique. En d’autres termes, quelle signification attacher au fait que l’économie politique est communément rangée dans un ensemble de savoirs formant les sciences morales et politiques ou la science sociale (§2) ? Finalement, ces interrogations nous conduiront à soutenir l’idée selon laquelle le siècle considéré ici voit s’affirmer une tension fondatrice à l’intérieur des sciences sociales avec l’économie politique d’un côté et la sociologie de l’autre, au sens où le discours politique qu’est l’économie politique dans cette période engendre progressivement, et cela n’a eu de cesse depuis, un contrediscours dans lequel la dimension axiologique de l’action — celle fondée sur des valeur ultimes, d’ordre politique, moral ou religieux — est prise en compte pour faire face au discours économique fondé sur le seul comportement intéressé rationnel.
1. De l’origine de la « science économique »
Au milieu du 18ème siècle, les termes économie politique, sciences de l’économie politique ou science économique apparaissent, ainsi que quelques autres comme philosophe économiste ou, plus simplement encore, économiste. Cela ne veut pas dire que la réflexion sur l’activité économique a été absente des débats en France dans la période précédente. Cela serait surprenant compte tenu de l’expérience de John Law dans les années 1718-1720 et de la dimension économique de la, nouvelle puissance dominante en Europe, l’Angleterre. Toutefois, avant les années 1750, la réflexion sur l’activité économique passe par deux canaux : l’économie et la science du commerce. Issue d’une tradition de pensée qui remonte à l’Antiquité grecque, l’économie désigne l’administration — le ménagement, dit-on alors — des ressources d’un groupe social délimité : la famille ou la communauté, religieuse le plus souvent.
L’économie est alors rapportée au domestique au sens d’une communauté humaine définie par des liens sociaux forts. L’économe est celui qui sait ménager les ressources dans le temps et les répartir dans la communauté selon la part qui revient à chacun. Dès la fin du 17ème siècle1 , le terme comporte un sens figuré qui s’applique à l’État : on parle donc de l’économie d’un État pour désigner l’administration et l’organisation qui le soutiennent. L’économie est aussi une partie de la morale, la morale privée2 . L’économie, ainsi conçue, véhicule une dimension normative : le père ou la mère de famille doit être un(e) sage économe, il en va de même du Prince ou du Législateur vis-à-vis des ressources qui sont les siennes, essentiellement les êtres humains qu’il est chargé de conduire. La science du commerce se rattache à une autre tradition, plus récente, qui vise à doter le Prince d’un savoir sur l’activité économique telle qu’elle est perçue dans cette période.
C’est par le commerce que les nations s’enrichissent et s’élèvent en tant que puissance militaire : il faut donc que la France acclimate ce type de savoir comme l'ont fait la Hollande et l'Angleterre. Sans prétendre au savoir du commerçant que l’on doit laisser, dans la mesure où ses intérêts ne le conduisent pas à aller à l’encontre des intérêts de l’État, libre de faire ses affaires, le Prince doit savoir diriger le commerce au mieux des intérêts de l’État. C’est ce que dans l’entourage de Gournay, Intendant du commerce de 1749 à 1754, on appelle la science du commerce politique (Steiner 1998a, 2006d).
Science dont, à l’occasion, François Véron de Forbonnais suggère de la rapprocher de l’arithmétique politique3 , tant leur objet est proche, même si cette dernière ne fait pas porter aussi exclusivement son intérêt sur le commerce international. Si l’on prend les premiers volumes de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot comme point de repère, la décennie 1750 marque une profonde transformation dans ce panorama car ils donnent l’occasion à l’économie politique de prendre pied dans le monde savant grâce à un vecteur de diffusion de grande audience. On va certes y retrouver les significations traditionnelles du terme d’économie (Piguet 2002), mais portées au niveau du politique, comme c’est le cas de Rousseau et de Boulanger4 .
Compte tenu de l’importance que Quesnay donne à la science, au sens fort que ce terme a dans cette période avec la référence cartésienne liée au concept d’évidence6 , Quesnay et ceux qui écrivent sous sa direction comme le marquis de Mirabeau, ne tardent pas promouvoir un nouveau registre sémantique en affirmant l’existence d’une science économique ou science de l’économie politique. On le voit dans la Philosophie rurale, lorsque Mirabeau associe la science économique au calcul comme moyen de mettre les résultats de la science à l’abri de la critique intéressée. « Le Tableau économique est la première règle d’arithmétique que l’on ait inventée pour réduire au calcul exact, précis, la science élémentaire et l’exécution de ce décret de l’éternel : vous mangerez votre pain à la sueur de votre front […]
La politique économique est donc désormais assujettie au calcul ; car on ne saurait appeler trop de témoins à l’épreuve de la vérité, trop d’adeptes à l’instruction, aux sciences de démonstrations. Les calculs sont à la science économique ce que les os sont au corps humain […] La science économique est approfondie et développée par l’examen et le raisonnement : mais sans les calculs elle serait toujours une science indéterminée, confuse et livrée partout à l’erreur et au préjugé » (Mirabeau 1763, pp. xix-xx). Le terme est adopté par les physiocrates. C'est le cas de l’abbé Nicolas Baudeau (Ephémérides du citoyen, 1767, t.1, vol.1, p. 6), de Dupont dans ses ouvrages (Dupont 1764, p. v) et dans diverses publications périodiques7 , de Quesnay dans un article paru en 1765 dans le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, (Quesnay 1747-69, p. 828), puis dans le titre de l’un de ses articles paru dans les Ephémérides du citoyen en 1767 : Lettre de Monsieur Alpha sur le langage de la science économique.
Dans sa Première introduction à la philosophie économique ou Analyse des Etats policés, Baudeau présente la Physiocratie comme une vraie science, à l’égal de la géométrie, capable de décomposer l’objet le plus compliqué (la société policée) en quelques principes simples, facile à démêler et à calculer (Baudeau 1771, p. 656), et il ajoute : « Les philosophes économistes pensent au contraire qu’il est très avisé de distinguer un petit nombre de premiers éléments, dont la combinaison forme les grands Etats ; d’acquérir une idée claire et distincte de chacune de ces parties et d’assigner avec précision le rapport qu’elles ont entre elles.
C’est donc cette analyse des Etats policés que je me propose de développer […] Les personnes instruites ne doivent chercher de nouveau qu’un système simple et clair, suivant lequel on puisse classer les parties qui composent réellement les Etats policés, et assigner leurs rapports d’une manière facile à comprendre, à retenir et à mettre en pratique » (ibid). Le terme se diffuse ensuite. Il est présent dans le Prospectus d’un nouveau dictionnaire de commerce, lorsque l’abbé Morellet aborde la théorie du commerce en général ou science de l’économie politique (Morellet 1769, pp. 324-350).
On le trouve occasionnellement à l’éuvre chez les adversaires de la Physiocratie8 , comme Forbonnais (1767, I, p. iii-vi), Jean-Joseph-Louis Graslin (1767, p. 1 ainsi que l’avertissement et la lettre d’envoi) et Ferdinando Galiani (1770, pp. 204, 207, 235). Le terme d’économie politique est mis au fronton de l’Ecole normale de l’an III avec le cours qu’y donne Alexandre Vandermonde (1795). La Décade littéraire, philosophique et politique (1795-1804) l’emploi pour définir une rubrique régulière de ce périodique, lié au mouvement des Idéologues. Mais cette terminologie n’est pas unique.
C’est le terme d’économie politique que Jean-Baptiste Say reprend à son compte pour donner un titre à son ouvrage — le Traité d’économie politique — dont les différentes éditions se répandent dans l’ensemble de l’Europe tout au long du 19ème siècle. L’économie politique est une science, une science basée sur des faits généraux (Whatmore 1999) et qui, en référence à Roger Bacon et John Locke, est considérée par Say comme une science expérimentale. Say rejette la Physiocratie dans la pré-histoire de la science parce que leur approche est trop cartésienne et, donc, métaphysique et il lui préfère l’éuvre d’Adam Smith.
Cependant, si Say conserve le terme d’économie politique que Smith n'emploie quasiment pas et contribue ainsi à l’imposer10, il distingue la politique et l’économie politique, car la production, la distribution et la consommation des richesses sont indépendantes de la nature du gouvernement et il délaisse ceux qui, comme Sir James Steuart, Rousseau et les Economistes, ont opté pour cette confusion pour leur préférer Smith qui s’en est abstenu (Say 1803, I, p. ii-iii) 11.
Outre la clarification qu’il attend de cette définition de l’économie politique, Say en indique une conséquence importante en termes de la méthode (une analyse plus précise des enchaînements entre les causes et les effets) mise en éuvre et du rapport à la pratique politique (pas d’exhortation ni même de conseil aux gouvernants)12. Cela ne veut certainement pas dire que l’économie politique de Say est extérieure au domaine du politique ; il y a de bonnes raisons de penser qu’il en est tout autrement (Steiner 1997, 2003, 2006a).
2. Philosophie économique, Sciences morales et politiques, Sciences sociales
Dans le passage de la Philosophie rurale cité plus haut figure l’expression «politique économique» désigne la politique ou le gouvernement de la nation selon les principes de la science économique, ceux qui fondent le savoir du législateur et non la politique économique au sens moderne, ou au sens du travail de l’exécutif en matière d’activité économique pour rester plus proche de la distinction de Rousseau entre économie publique et souveraineté. En ce sens, il faut sans doute considérer que l’économie politique représente explicitement pour ceux qui s’en revendiquent une manière nouvelle de concevoir la politique14 aussi n’est-il pas surprenant de voir les Physiocrates présentés comme des philosophes et la physiocratie comme une philosophie économique.
La dénomination de Philosophie économique doit être rapproché du type de personnage que la France propose à l’Europe intellectuelle, avec la figure du philosophe (Faccarello & Steiner 2006a). Ce terme est utilisé par les adversaires de la Physiocratie, comme c’est le cas dans certains journaux15 ou dans l’ouvrage que l’abbé de Mably (Doutes proposés aux Philosophes économistes sur l’ordre essentiel et naturel des sociétés politiques, 1768) rédige en réponse au livre de Pierre-Paul Le Mercier de la Rivière (L’ordre essentiel et naturel des sociétés politique, 1767). Certains physiocrates vont reprendre le terme à leur compte et s’en servir positivement (Baudeau 1771).
Il précise que la « philosophie morale et politique » a débuté au 17ème siècle avec les études du droit naturel, du droit social et du droit des gens (ibid, p. 20), mais ce n’est qu’aujourd’hui que ces connaissances politiques, incertaines, « forment un corps de science exacte, indubitable, démonstrative, appuyée sur l’évidence » (ibid, p. 22). Le génie de Quesnay est la clé de cette transformation puisque : « Le Tableau économique fait marcher les Sciences morales et politiques à grands pas vers leur perfection parce qu’il rend visibles et comme palpables toutes les règles de l’ordre et toutes leurs conséquences » (ibid, pp. 23-24).
L’idée qu’il y a un ensemble de savoirs formant une totalité va faire son chemin dans les années qui suivent, puis elle va trouver un débouché institutionnel avec la création de la deuxième classe de l’Institut, la classe des sciences morales et politiques. Ce n’est pas par hasard que certains des porteurs de l’idée d’une unité des savoirs composant les sciences morales et politiques ou les sciences sociales se sont frottés à la Physiocratie, comme c’est le cas de l’abbé Sieyes, de Condorcet ou de Roederer17.
La période révolutionnaire est une période de précipitation des idées antérieures sur le sujet, tant les sciences morales et politiques sont considérées à l’ordre du jour politico-philosophique. Lorsqu’il présente l’idée d’une mathématique sociale, Condorcet (1789-90) fait directement référence aux sciences morales et politiques, terme qu’il emploie fréquemment de même que celui de science sociale18. « Social » est un terme qu’il trouve plus précis que ceux de « morale et politique ». Ce terme désigne d’abord ce qui a rapport à l’individu — la théorie de la connaissance, telle qu’elle est développée depuis Locke et Condillac, mais aussi l’homme en tant que sa constitution biologique produit des régularités.
Il existe d’autres rapports entre les individus et la société dont ils font partie. Enfin, les besoins des hommes et leur industrie ont fait naître de nouveaux rapports entr’eux et les choses qu’ils peuvent produire, perfectionner, consommer ou employer. De là naissent trois branches d’une même science, qui a pour objet général la connaissance des droits, des devoirs et des intérêts de l’homme en état de société. Nous adopterons, pour les distinguer, les dénominations de Droit naturel, de Droit politique, d’Economie publique. Toutes les sciences ont une partie pratique. De chacune d’elles découle un art, dont les règles sont la conséquence des principes de la science. Cet art a pour but de combiner et de choisir les moyens d’exécuter sûrement ce que les principes ont fait reconnaître pour vrai, pour juste et pour utile. Ainsi la morale ou l’art de se bien conduire dérive du Droit naturel ; l’Art social du Droit politique, et l’Art d’administrer a pour base la science de l’Economie publique » (Journal d’instruction sociale, 1793, t.1, pp. 1-2)20.