Introduction à l’économie politique manuel complet
Chapitre I : QU'EST-CE QUE L'ÉCONOMIE POLITIQUE ?
I L'économie politique est une science remarquable.
Les difficultés et les désaccords y commencent dès le premier pas, dès qu'on se pose cette question très élémentaire : Quel est au juste l'objet de cette science ? Le simple ouvrier, qui n'a qu'une idée tout à fait vague de ce que l'économie politique enseigne, attribuera son incertitude à l'insuffisance de sa propre culture générale. En l'occurrence, cependant, il partage en un sens son infortune avec beaucoup de savants et d'intellectuels qui écrivent de volumineux ouvrages et donnent dans les universités des cours à la jeunesse étudiante sur l'économie politique. Aussi incroyable que cela puisse paraître, c'est pourtant un fait que la plupart des spécialistes d’économie politique n'ont qu'une notion très confuse du véritable objet de leur savoir.
Comme il est d'usage chez Messieurs les spécialistes de travailler sur des définitions, c'est-à-dire d'épuiser l'essence des choses les plus compliquées en quelques phrases bien ordonnées, informons-nous donc, à titre d'essai, auprès d'un représentant officiel de l'économie politique, et demandons-lui ce qu'est au fond cette science. Qu'en dit le doyen des professeurs allemands, auteur d'innombrables et énormes manuels d'économie politique, fondateur de l'école dite « historique », Wilhelm Roscher ? Dans son premier grand ouvrage, Les fondements de l'économie politique, manuel et recueil de lectures pour hommes d'affaires et étudiants, paru en 1854 et 23 fois réédité depuis lors, nous lisons au chapitre 2. § 16 : « Nous entendons par économie politique la doctrine du développement des lois de l'économie nationale 1 , de la vie économique nationale (philosophie de l'histoire de l'économie nationale d'après von Mangoldt).
Comme toutes les sciences portant sur la vie d'une nation, elle se rattache d'une part à l'étude de l'individu, et s'étend d'autre part à l'étude de toute l'humanité. »
Les « hommes d'affaires et étudiants » comprennent-ils maintenant ce qu'est l'économie politique ? C'est précisément... l'économie politique. Qu'est-ce que des lunettes d'écaille ? Ce sont des lunettes à monture d'écaille. Qu'est-ce qu'un âne de charge ?
Un âne sur lequel on charge des fardeaux.
Procédé des plus simples, en vérité, pour expliquer à des enfants l'usage de telles locutions.* Le seul ennui est que si l'on ne comprend pas le sens des mots en question, on n'est pas plus avancé quand ils sont disposés autrement. Adressons-nous à un autre savant allemand, qui enseigne actuellement l'économie politique à l'université de Berlin, le professeur Schmoller, lumière de la science officielle. Dans le Dictionnaire des sciences politiques, grand ouvrage collectif de professeurs allemands, publié par les professeurs Conrad et Lexis, Schmoller donne, dans un article sur l'économie politique, la réponse suivante à la question : qu'est-ce que cette science ? « Je dirais que c'est la science qui veut décrire, définir, expliquer par leurs causes et comprendre comme un tout cohérent les phénomènes économiques, à condition évidemment que l'économie politique ait été auparavant correctement définie. Au centre de cette science se trouvent les phénomènes typiques qui se répètent chez les peuples civilisés contemporains, phénomènes de division et d'organisation du travail, de circulation, de répartition des revenus, d'institutions économiques sociales, qui, s'appuyant sur certaines formes du droit privé et publie, dominés par des forces psychiques identiques ou semblables, engendrent des dispositions ou des forces semblables ou identiques et représentent dans leur description d'ensemble une sorte de tableau statique du monde civilisé économique d'aujourd'hui, une sorte de constitution moyenne de ce monde.
A partir de là, cette science a ensuite cherché à constater ici et là les variations des différentes économies nationales entre elles, les diverses formes d'organisation, elle s'est demandée par quel enchaînement et quelle succession ces diverses formes apparaissent, parvenant ainsi a se représenter le développement causal de ces formes l'une à partir de l'autre, et la succession historique des situations économiques; elle a ainsi articulé l'aspect dynamique sur l'aspect statique. Et de même que dès ses débuts elle a pu, grâce à des jugements de valeur éthico-historiques, établir des idéaux, elle a toujours conservé jusqu'à un certain degré cette fonction pratique.
Elle a toujours, à côté de la théorie, établi des enseignements pratiques pour la vie. » Ouf ! Reprenons notre souffle. De quoi s'agit-il donc ? Institutions économiques sociales - droit privé et public - forces psychiques - semblable et identique - identique et semblable - statistique - statique - dynamique - constitution moyenne - développement causal - jugements de valeur éthico-historiques... Le commun des mortels aura sans doute l'impression après tout cela qu'une roue de moulin tourne dans sa tête. Dans sa soif obstinée de savoir et sa confiance aveugle en la sagesse professorale, il se donnera la peine de relire deux, trois fois ce galimatias pour y trouver un sens. Nous craignons que ce soit peine perdue.
Car ce qu'on nous offre là, ce ne sont que phrases creuses et assemblage clinquant et ampoulé de mots. Il y a pour cela un signe qui ne trompe pas : quiconque pense clairement et maîtrise luimême à fond ce dont il parle, s'exprime clairement et de manière compréhensible. Quiconque s'exprime de façon obscure et prétentieuse, alors qu'il ne s'agit ni de pures idées philosophiques ni des élucubrations de la mystique religieuse, montre seulement qu'il ne voit pas clair lui-même ou qu'il a de bonnes raisons d'éviter la clarté.
D'autres historiens de l'économie politique, comme par exemple l'ancien professeur à l'université de Berlin, Eugen Dühring, s'attachent au contraire à souligner que l'économie politique est beaucoup plus récente qu'on ne croit d'ordinaire, que cette science n'est apparue en réalité que dans la seconde moitié du XVIII° siècle. Et, pour citer aussi des socialistes, Lassalle, fait en 1864, dans la préface à son écrit polémique classique contre Schultze-Delitzsch, Capital et travail, la remarque suivante : « L'économie politique est une science qui commence seulement et qui est encore à faire. » Par contre, Karl Marx a donné à son principal ouvrage économique, Le Capital, dont le premier livre parut trois ans plus tard, comblant pour ainsi dire l'espoir exprimé par Lassalle, le sous-titre Critique de l'économie politique. De cette façon, Marx place son propre ouvrage en dehors de l'économie politique, la considérant comme quelque chose d'achevé et de terminé, sur quoi il exerce à son tour une critique.
Une science qui pour certains est presque aussi ancienne que l'histoire écrite de l'humanité, que d'autres disent ne pas dater de plus d'un siècle et demi, d'autres, qu'elle n'en est encore qu'aux premiers balbutiements, d'autres encore qu'elle est déjà dépassée et qu'il est temps de l'enterrer par la critique - il est clair qu'une telle science soulève un problème assez spécial et complexe. Mais nous serions tout aussi mal inspirés en demandant à l'un des représentants officiels de cette science de nous expliquer pourquoi l'économie politique n'est apparue, comme c'est maintenant l'opinion courante, que si tard, il y a à peine 150 ans.
Ces schémas partiels n'ont pu créer une science, mais à partir du moment où les questions d'économie politique acquirent, du XVII° au XIX° siècle, une importance jamais soupçonnée auparavant pour la conduite et l'administration des États, lorsque de nombreux auteurs s'y intéressèrent, lorsqu'il devint nécessaire d'en instruire la jeunesse étudiante et qu'en même temps l'essor général de la pensée scientifique conduisit à relier l'ensemble des principes et des vérités relevant de l'économie politique en un système autonome dominé par certaines idées fondamentales comme la monnaie et l'échange, la politique économique de l'État, le travail et la division du travail - et c'est ce que tentèrent les principaux auteurs du XVIII° siècle - à partir de ce moment l'économie politique exista en tant que science autonome. »
Si l'on résume le sens assez mince de ce long passage, on en tire cette leçon : des observations économiques restées longtemps éparses se sont réunies en une science à part quand la « direction et l'administration des États », c'est-à-dire le gouvernement, en ressentit le besoin et quand il devint nécessaire à cette fin d'enseigner l'économie politique dans les universités. Comme cette explication est admirable et classique pour un professeur allemand ! En vertu d'un « besoin » de ce cher gouvernement, une chaire est créée - qu'un professeur s'empresse d'occuper. Ensuite, il faut naturellement créer la science correspondante; sinon qu'enseignerait en effet le professeur ?
Que s'est-il passé pour que, vers le XVII° siècle, comme l'affirme le professeur Schmoller, les gouvernements des États modernes aient soudain senti le besoin d'écorcher leurs chers sujets selon des principes scientifiques, alors que tout avait si bien marché pendant des siècles à la mode patriarcale et sans ces principes ? Ne faudrait-il pas ici aussi remettre les choses en place, et ces besoins nouveaux des « Trésors princiers » ne seraient-ils pas eux-mêmes une modeste conséquence du grand bouleverse. ment historique dont la nouvelle science de l'économie politique est sortie vers le milieu du XIX° siècle ?
Quoi qu'il en soit, la corporation des savants ne nous ayant pas appris ce dont traite réellement l'économie politique, nous ne savons pas non plus quand et pourquoi elle est apparue.
II Une chose est certaine, en tout cas : dans toutes les définitions des intellectuels à la solde des capitalistes que nous avons citées plus haut, il est question de « Volkswirtschaft ». Le terme « Nationalökonomie » n'est en effet qu'une expression étrangère pour : doctrine de l'économie politique.
1 La notion d'économie politique est au centre des explications de tous les représentants officiels de cette science. Or, qu'est-ce que l'économie politique ?
Quand nous entendons d'abord parler de l'ensemble des institutions et phénomènes qui sont destinés à satisfaire les besoins de tout un peuple, il nous faut penser à toutes sortes de choses possibles : aux usines et ateliers, à l'agriculture et à l'élevage, aux chemins de fer et aux magasins, mais aussi aux sermons religieux et aux commissariats de police, aux spectacles de ballet, aux bureaux d'état civil et aux observatoires astronomiques, aux élections parlementaires, aux souverains et aux associations de combattants, aux clubs d'échecs, aux expositions canines et aux duels - car tout cela et encore une infinité d'autres « institutions et phénomènes » servent aujourd'hui à « satisfaire les besoins de tout un peuple ».
L'économie politique serait alors tout ce qui se passe entre ciel et terre et la science de l'économie politique serait la science universelle « de toutes choses et de quelques-unes encore », comme dit un proverbe latin. Il faut manifestement apporter une limitation à la définition trop large du professeur de Leipzig. Il ne voulait probablement parler que d'« institutions et phénomènes » servant à la satisfaction des besoins matériels d'un peuple, ou, plus exactement, à la « satisfaction des besoins par des choses matérielles ».
Même ainsi, « l'ensemble » serait encore beaucoup trop largement compris et se perdrait facilement dans les nuages. Essayons pourtant de nous y retrouver autant que faire se peut. Tous les hommes ont besoin pour vivre de nourriture et de boisson, d'un logement, de vêtements et de toutes sortes d'ustensiles à usage domestique. Ces choses peuvent être simples ou raffinées, chichement ou largement mesurées, elles sont de toute façon indispensables à l'existence dans toute société humaine et doivent donc être continuellement fabriquées - puisque nulle part les alouettes ne nous tombent toutes rôties dans la bouche.
Si nous nous satisfaisions provisoirement de ce tableau grossièrement tracé, nous pourrions nous représenter l'économie politique à peu près ainsi : tout peuple crée, constam ment, par son propre travail, une quantité de choses nécessaires à la vie - nourriture, vêtements, habitations, ustensiles ménagers, parures, armes, etc. - ainsi que des matières et des outils indispensables à la production des premiers. La manière dont un peuple exécute tous ces travaux, dont il répartit les biens produits parmi ses différents membres, dont il les consomme et les produit à nouveau dans l'éternel mouvement circulaire de la vie, tout cela ensemble constitue l'économie du peuple en question, c'est-à-dire une « économie politique ». Tel serait à peu près le sens de la première phrase dans la définition du professeur Bücher. Mais continuons notre explication. « L'économie politique se décompose à son tour en de nombreuses économies particulières qui sont liées entre elles par la circulation et qui entretiennent de multiples liens d'interdépendance du fait que chacune remplit certaines tâches pour toutes les autres et fait remplir d'autres tâches pour elle-même. »
Dans l'économie politique telle que nous venons de la situer, il s'agissait avant tout de la production de tous les biens nécessaires à la vie et au travail, la nourriture, les vêtements, le logement, les meubles, les outils et les matières premières. Dans les économies familiales, en revanche, il ne s'agit que de la consommation des objets que la famille se procure tout faits par l'argent qu'elle possède. Nous savons aujourd'hui que la plupart des familles, dans les États modernes, achètent presque tous les vivres, vêtements, meubles, etc., dans les magasins ou au marché. Dans une économie domestique, on ne prépare les repas qu'à partir de vivres achetés, et on ne confectionne tout au plus les vêtements qu'à partir d'étoffes achetées.
Ce n'est que dans des régions rurales tout à fait arriérées que l'on trouve encore des familles paysannes qui, par leur propre travail, se procurent directement la plupart de ce dont elles ont besoin pour vivre. Évidemment, il y a aussi, dans les États modernes, de nombreuses familles qui produisent à domicile divers produits industriels, ainsi les tisserands, les ouvriers de la confection; il y a aussi, nous le savons, des villages entiers où l'on fabrique des jouets ou des objets analogues. Mais dans ce cas, justement, le produit du travail domestique appartient exclusivement à l'entrepreneur qui le commande et le paie, pas la moindre parcelle n'est consommée à l'intérieur de l'économie familiale où se fait ce travail. Pour leur économie domestique, les travailleurs à domicile achètent avec leur maigre salaire des objets tout-faits, exactement comme les autres familles. Ce que dit Bücher, selon qui l'économie politique se décomposerait en économies particulières, signifie finalement, en d'autres termes, que la production des moyens d'existence de tout un peuple se « décompose » en consommation de ces moyens par les familles particulières - ce qui est une absurdité.