Document de formation : Etudes sur l’économie politique
1. INTRODUCTION.
Le premier volume de ces Études a été consacré à rechercher les principes de l’organisation politique de la société humaine. Nous nous sommes demandé comment les hommes, en s’unissant ensemble pour leur protection mutuelle, devaient s’y prendre pour s’éclairer réciproquement sur les avantages qu’ils devaient se proposer d’atteindre; comment ils rendaient la lumière commune plus vive en réunissant leurs lumières individuelles en un seul faisceau; comment l’intelligence nationale s’élevait ainsi au milieu de toutes les intelligences de tous, et par quelles difficiles combinaisons on pouvait arriver à la faire dominer seule, tandis qu’elle serait toujours ou subjuguée ou égarée, si la souveraineté de la société était livrée à un chef unique, si elle était déléguée au petit nombre des hommes distingués, ou si elle était réservée à la pluralité des suffrages.
Ainsi notre premier volume était surtout destiné à rechercher comment se forme, comment s’éclaire et comment domine enfin la volonté nationale; dans celui-ci nous nous proposons d’étudier le sujet sur lequel elle doit, avant tous les autres, s’exercer. La société doit sa première attention à la garantie de ses intérêts matériels, de sa subsistance, et nous voulons chercher à reconnaître quelle est la marche qu’elle doit suivre, pour que les biens matériels que le travail créera pour elle procurent ou maintiennent le plus grand bien de tous: c’est là ce que, d’après l’étymologie du mot, nous nommons économie politique, car c’est la loi ou la règle de la maison et de la cité.
Qu’on ne nous reproche point de rabaisser l’homme au niveau de la brute, en proposant, comme premier but de ses efforts, la direction du travail qui lui assure sa subsistance en appelant, avant tout, l’attention de la société sur des avantages tout matériels, on verra bientôt que, plus qu’aucuns de nos devanciers, nous considérons l’économie politique dans ses rapports avec l’âme et l’intelligence. Mais à la subsistance tient la vie, et avec la vie tous les développements moraux tous les développements intellectuels dont la race humaine est susceptible. La société doit, comme l’individu, songer avant tout à la santé du corps, elle doit avant tout pourvoir à ses besoins et à son développement; car sans la vigueur que cette santé procure, sans le loisir, qui ne commence qu’après que ces besoins sont satisfaits, la santé de l’âme est impossible.
De toutes parts se présentent des faits pour nous convaincre que la manière dont la société pourvoit à sa subsistance décide en même temps de la misère ou de l’aisance du grand nombre; de la santé, de la beauté, de la vigueur de la race ou de sa dégénération; des sentiments de sympathie ou de jalousie qui font que les citoyens se regardent comme des frères empressés à s’entraider, ou des rivaux acharnés à s’entre-détruire; de l’activité d’esprit enfin, qu’un heureux mé- lange de loisirs développe, et qui met sur la voie de tous les progrès de l’intelligence, de l’imagination et du goût; ou de la langueur énervée que produit le luxe chez les uns, de l’abrutissement qui résulte chez les autres de l’abus des forces physiques et de leur lassitude.
Ce produit du travail humain, qui représente avec la subsistance tous les biens matériels dont l’homme désire jouir, et presque tous les biens intellectuels auxquels il ne peut atteindre qu’à l’aide des premiers, a été nommé ‘richesse’; on a regardé la richesse, ou la théorie de l’accroissement de la richesse, comme le but spécial de l’économie politique, but beaucoup mieux désigné, dès le temps d’Aristote, par le nom de chrématistique.
On n’éclaircit point les idées en disputant sur les mots, et nous ne reproduirions point celui-là s’il ne servait en même temps à préciser la cause de la fausse direction qu’à suivie de nos jours une branche de la science sociale. Cette science a toujours et doit toujours avoir pour objet les hommes réunis en société; l’économie, selon le sens propre du mot, c’est la règle de la maison; l’économie politique, c’est la règle de la maison appliquée à la cité: ce sont les deux grandes associations humaines, les associations primitives, qui sont l’objet de la science; tout y procède de l’homme, tout doit s’y rapporter à l’homme, et aux hommes réunis par un lien commun. Mais la richesse est un attribut, dirons-nous, de l’homme ou des choses; la richesse, est un terme de comparaison qui n’a point de sens, si on ne précise en même temps a quoi on le rapporte.
La richesse, qui est une appréciation des choses toutes matérielles, est cependant une abstraction; et la chrématistique ou la science de l’accroissement des richesses, les ayant considérées abstraitement et non par rapport à l’homme et à la société, a élevé son édifice sur une base qui se dissipe dans les airs. La richesse, avons-nous dit, c’est le produit du travail humain, qui procure à l’homme tous les biens matériels dont il désire jouir; c’est la représentation de toutes les jouissances physiques, et encore de toutes les jouissances morales qui procèdent de celles-là. Fort bien; mais pour qui? Cette question ne devrait jamais être perdue de vue, tandis qu’au contraire elle ne se présente jamais aux théoriciens. Pour qui? Selon la réponse que l’on fera à cette question, l’homme lui-même appartient à la richesse, ou bien la richesse appartient à l’homme.
Le chah de Perse s’estime riche, parce qu’il compte parmi ses richesses tous les habitants de son vaste empire, qui sont ses esclaves, et tous leurs biens, qu’il peut leur prendre quand il veut. Saint-Domingue était appelée autrefois une riche colonie, parce qu’on ne voulait regarder que les quarante mille blancs qui l’habitaient, et que l’on comptait les quatre cent mille esclaves qui travaillaient pour eux parmi leurs propriétés; le commerce des cotons en Angleterre est appelé un riche commerce, car il élève des fortunes colossales pour le marchand des Indes qui les importe, pour le manufacturier qui les fabrique dans d’immenses factories, pour le débitant qui les distribue sur toute la terre; mais on ne tient aucun compte du cultivateur qui, en faisant naître le coton, demeure luimême dans l’esclavage ou la misère; du tisserand, qui assouvit à peine sa faim pendant qu’il travaille, ou qui périt dans les hôpitaux dès que l’ouvrage est suspendu.
C’est que la richesse n’est point une essence mais un attribut, et que sa nature change avec les personnes ou les choses auxquelles elle est attribuée. Comme satisfaction de nos besoins, comme source de nos jouissances physiques, l’idée que nous nous en formons est encore assez précise, mais alors elle admet fort peu de degrés: pour concevoir l’augmentation de richesses quand nos besoins sont satisfaits, il nous faut sortir de nous-mêmes et considérer la valeur des choses, ou par la distinction qu’elles portent avec elles, en marquant les rangs dans la société, ou par le travail qui a été consacré à les obtenir; et comme ces deux appréciations ne sont pas même commensurables, comme notre esprit flotte sans cesse de l’une et l’autre, nous finissons souvent par nous demander ce qu’il y a de réel dans la richesse, et si, après nous être enrichis, nous ne demeurons point plus pauvres qu’auparavant.
On assure cependant que l’introduction d’une manufacture nouvelle a enrichi le pays; que lors qu’avec le même travail on crée dix fois, cent fois plus d’aunes d’étoffe, on crée aussi dix fois, cent fois plus de richesses: que devient cependant cette richesse, dans son application aux besoins de la société? que devient-elle dans l’inventaire qu’on pourrait s’efforcer de faire d’une nation? Diminue-t-elle réellement à mesure que sa valeur échangeable diminue? et alors quelle est l’utilité réelle de toutes ces inventions modernes des arts, dont nous sommes si fiers? En effet, l’on s’égare toujours lorsque l’on s’efforce de considérer la richesse abstraitement.
La richesse est une modification de la condition humaine, ce n’est qu’en la rapportant à l’homme qu’on peut s’en faire une idée claire. La richesse, c’est l’abondance des choses que le travail de l’homme produit, et que les besoins de l’homme consomment. La nation vraiment riche sera celle où cette abondance procurera le plus de jouissances matérielles aux pauvres d’une part, aux riche de l’autre. Cherchons à nous faire une idée un peu plus précise de ces besoins, de ces désirs, de ces jouissances de la race humaine, auxquels est attaché le bonheur des sociétés.
Les jouissances du pauvre se composent de l’abondance, de la variété et de la salubrité de la nourriture; de la suffisance, proportionnellement au climat, et de la propreté des vêtements; de la commodité et de la salubrité des logements, eu égard de même au climat et au besoin de chauffage qu’il comporte; enfin de la certitude que l’avenir ne sera point inférieur au présent, et que par le même travail le même pauvre obtiendra tout au moins toujours la même jouissance. Aucune nation ne peut être considérée comme prospérante, si le sort des pauvres qui en font partie n’est pas assuré sons les quatre rapports que nous venons d’énumérer.
Dans la satisfaction de ces besoins il y a sans doute une assez grande latitude: la nourriture, le vêtement, le logement, peuvent être infiniment meilleurs pour les uns que pour les autres. Il ne faut cependant pas se faire illusion sur les jouissances qui sont attachées à la satisfaction des besoins des plus riches. Les unes sont purement sensuelles, et le philosophe qui veut apprécier les avantages de la richesse pour une nation, sans en nier l’existence, n’y attachera pas beaucoup de prix. D’autres n’existent que comme distinction, que comme donnant à celui qui en est en possession un sentiment de sa supériorité sur les autres créatures.
Nous ne nierons point que cette distinction, et le respect que l’opulence inspire au vulgaire quand il la voit déployée sur un table somptueuse, dans des habits ou des équipages magnifiques, ou des logements vastes et solides, ne puisse avoir quelque utilité politique; mais en appréciant le bonheur d’une nation, le bonheur que la richesse donne au riche, le philosophe ne fera pas plus de cas de cette jouissance de vanité que de la jouissance sensuelle. Il fera peut-être moins de cas encore de la troisième prérogative de la richesse, quant à ces besoins de la race humaine, celle de satisfaire son inconstance. Mais la richesse assure encore aux riches deux prérogatives dont les avantages se reflètent sur toute la société: l’une, c’est d’employer leurs loisirs au développement de toutes leurs facultés intellectuelles; l’autre, d’employer leur superflu au soulagement de toutes les misères. C’est par ces deux prérogatives que les riches sont nécessaires au progrès de toute naion; tandis qu’une nation qui n’aurait point de riches, c’est- à-dire point d’hommes disposant et de leur loisir et de leur superflu, tomberait rapidement dans l’ignorance, la barbarie, l’égoïsme.
La charité est une autre prérogative de la richesse, plus importante encore pour la société que pour les pauvres eux-mêmes. C’est elle qui doit réparer les désordres accidentels qui troublent la distribution régulière de la richesse; mais c’est elle bien plus encore qui doit lier les rangs, substituer l’affection et la reconnaissance à la lutte des intérêts, répandre avec les bienfaits les lumières, rendre tous les individus également participants de la supériorité morale acquise par quelques uns, donner enfin à la nation la consistance qu’elle ne peut conserver que par l’amour entre les concitoyens. Pour apprécier l’influence des jouissances du riche sur le bonheur national, il faut tenir compte non seulement de leur intensité, mais du nombre de ceux qui y participant.
Si nous supposons qu’après avoir pourvu au nécessaire de tous, le superflu de la nation est mis en réserve pour doter les riches, et qu’on se demande alors dans quelle proportion il est désirable de les voir surgir, il est facile de répondre d’abord qu’il vaut mieux faire beaucoup d’heureux qu’un seul, que celui qui réunira dix portions suffisantes pour assurer à dix familles l’aisance et le loisir ne sera pas heureux à lui seul comme l’auraient été ces dix familles; mais on reconnaîtra bientôt aussi, que pour la nation, pour le but social de leur prééminence, plusieurs riches dans la médiocrité valent mieux qu’un seul riche dans l’opulence.
Après nous être efforcé d’apprécier ainsi à leur juste valeur les avantages de la richesse, et pour les pauvres et pour les riches, nous comprenons peut-être un peu mieux quelle est la distribution de la richesse la plus désirable et pour le bonheur, et pour le progrès moral, mais nous ne sommes guère avancer pour juger de ce qui enrichit une nation ou de ce qui l’appauvrit, ou pour reconnaître quels effets ce qui paraît d’abord un progrès des richesses doit exercer sur la prospérité générale. Les phénomènes que nous voyons sous nos yeux, loin d’éclaircir nos doutes, semblent devoir les augmenter encore.
L’homme a fait de nos jours des progrès gigantesques dans l’industrie. A l’aide des sciences qu’il cultive il a appris à disposer en maître des pouvoirs de la nature, et secondé par les richesses qu’il a précédemment accumulées, ou par ses capitaux, il produit chaque année une plus grande masse d’objets destinés aux jouissances de la race humaine. Les œuvres de l’homme se multiplient et changent la face de la terre; les magasins se remplissent, on admire dans les ateliers les pouvoirs que l’homme a su emprunter au vent, à l’eau, au feu, à la vapeur, pour accomplir son propre ouvrage; le génie avec lequel il a dompté la nature, et la rapidité avec laquelle il exécute des travaux industriels qui autrefois auraient demandé des siècles.