Initiation à l’économie monétaire : Les définitions empiriques de la monnaie
Chapitre I Les définitions empiriques de la monnaie en France et en Europe
Qu’est-ce que la monnaie ?
Cette question par laquelle il faut bien commencer, n’admet pas de réponse simple, acceptée par l’ensemble des économistes, ni sous l’angle empirique, ni sous l’angle théorique.
Paradoxe des sociétés marchandes : la monnaie est de plus en plus présente dans tous les instants de la vie quotidienne des agents économiques et, parallèlement, ses formes sont de plus en plus complexes et multiples. La monnaie est l’un des concepts les plus difficiles à définir de la théorie économique. D’où le choix de rejeter au dernier chapitre ce qui forme habituellement la matière du premier chapitre d’un cours sur la monnaie, l’examen critique et rigoureux des différentes définitions théoriques qui ont été proposées de la monnaie par les différents auteurs.
Elles supposent en effet, pour être comprises, la connaissance préalable des mécanismes par lesquels la monnaie est créée et détruite et des déterminants des comportements de détention de monnaie des agents économiques : c’est-à-dire des institutions monétaires et financières qui forment l’objet de ce cours. Et la conséquence de ce choix : commencer par le recensement des formes actuelles de ce qui est considéré par les autorités monétaires comme de la monnaie ou de la quasi monnaie et la présentation des définitions empiriques qu’elles utilisent pour le besoin de la politique monétaire, de la monnaie appelées les « agrégats monétaires ». Mais cette démarche délibérément empirique exige malgré tout quelques définitions générales préalables provisoires permettant simplement de l’amorcer.
I. Définition provisoire de la monnaie et de la monnaie de crédit
1.1 La monnaie
Depuis Aristote, la monnaie est définie par les trois fonctions qu’elle est supposée exercer : la monnaie comme intermédiaire des échanges, la monnaie comme réserve de valeurs et, enfin, la monnaie comme unité de compte. Le fait qu’elle soit définie par trois fonctions et non une seule indique déjà l’existence d’une difficulté conceptuelle.
1.1.1 La monnaie intermédiaire des échanges
En tant qu’intermédiaire des échanges, la monnaie est un instrument qui permet d’échanger deux biens, en évitant les contraintes du troc. Dans le troc, deux biens M et M’ s’échangent directement l’un contre l’autre : M ← → M’ Dans l’échange monétaire, deux biens, M et M’ s’échangent par l’intermédiaire d’un instrument spécifique, la monnaie : M → A → M’ L’agent qui détient le bien M et souhaite l’échanger contre M’, le cède d’abord contre de la monnaie A : M ← → A puis cède de la monnaie A contre M’ : A ← → M
Cette définition simple suggère le bénéfice qu’une société peut tirer de la circulation de la monnaie, lorsqu’il existe une division du travail développée, c’est-à-dire lorsque les producteurs sont spécialisés dans la production de certains biens, en sorte qu’ils sont tenus de vendre ce qu’ils produisent pour acheter ce qu’ils consomment. Ce bénéfice consiste à surmonter la contrainte de la double coïncidence exacte des besoins du vendeur et de l’acheteur en qualité et en quantité, sur un même lieu, contrainte propre au troc. Ainsi, dans une économie de consommation (sans production avec des dotations initiales) telle qu’elle est définie par la théorie microéconomique, un agent i souhaitant diminuer ses dotations en biens k d’une quantité di (k) contre une augmentation de sa dotation en bien l d’une quantité di (l) doit trouver un agent j souhaitant réaliser l’opération symétrique consistant à augmenter sa dotation en biens k d’une quantité dj (k) pour diminuer sa dotation en bien l d’une quantité dj (l), tels que : di (k) = –dj (k) di (l) = –dj (l)
L’exemple célèbre de K. J. Arrow et F. H. Hahn illustre bien les contraintes de la double coïncidence en montrant que dans une économie de troc, des échanges souhaités par les agents peuvent ne pas se réaliser faute d’intermédiaire des échanges, c’est-à-dire de monnaie. Pour le comprendre, imaginons une économie composée de trois agents : A, B et C et trois types de biens d’égale valeur : 1, 2 et 3. A détient des quantités de biens 1 et 2 mais ne souhaite pas détenir de biens 3. B détient des quantités de biens 2 et 3 mais ne souhaite pas détenir de biens 1 et C détient des quantités de 3 et de 1 mais ne souhaite pas détenir de biens 2.
Aucun échange direct n’est possible s’il n’existe pas de monnaie. Par exemple, si A et B veulent échanger entre eux du bien 2 (A veut en vendre à B), ils ne peuvent le faire, faute d’un autre bien à échanger : A ne veut pas de 3 et B ne désire pas de 1. Les échanges ne deviennent possibles que si un bien est utilisé comme intermédiaire (A accepte que B le paye en bien 3 non pas pour en détenir mais pour l’échanger avec C contre du bien 1).
L’instrument qui a, historiquement, le plus souvent servi d’instrument des échanges (A) est une marchandise particulière choisie spécifiquement pour cette fonction, élue au rôle d’« équivalent général » de toutes les autres marchandises. Ce processus d’élection est socialement complexe et il a porté sur des marchandises très diverses. Dans les sociétés développées, ce sont l’or et l’argent qui ont le plus souvent exercé le rôle d’intermédiaire des échanges, parce qu’ils présentaient au plus haut point les caractères d’immuabilité, de transportabilité et d’identifiabilité qui constituent les qualités attribuées aux monnaies préférées par toute société.
1.1.2 La monnaie réserve de valeur
1.1.2.1 La monnaie comme réserve de valeur
1.1.2.2 Les formes de la richesse
La richesse peut être détenue sous plusieurs formes. On distingue :
• la richesse non financière, qui est constituée des biens matériels (or, maison, bijou, usine…) et immatériels (comme, par exemple, un fonds de commerce, une qualification) ;
• la richesse financière, qui est constituée des titres qui peuvent s’échanger directement contre des biens matériels ou qui, en général, doivent d’abord se transformer en monnaie pour s’échanger contre des biens matériels :
− les premiers sont des titres monétaires, ou les actifs monétaires ;
− les seconds sont les titres financiers, ou les actifs financiers. Les actifs financiers se divisent en deux grandes catégories : les obligations et les actions.
− Les obligations représentent une créance en général à long terme sur un agent économique, État, entreprise, banque, en monnaie nationale ou en devise.
• Le coupon d’une obligation est le montant de l’intérêt qui est annuellement (en général) payé au détenteur de l’obligation par le créancier.
• Le « nominal » est le montant de chaque obligation, à l’émission.
• Une obligation présente cette particularité de n’être pas toujours échangée au nominal. Le prix de cession dépend du taux d’intérêt courant.
• On établira que l’évolution du prix de marché d’une obligation est inverse de celle du taux d’intérêt des obligations.
• Par exemple, une obligation de 100 F émise à l’année n au taux d’intérêt de 10 % pourra être revendue sur le marché obligataire à l’année n + 1 à un prix supérieur à 100 F si le taux d’intérêt est devenu inférieur à 10 %, et à un prix inférieur à 100 F si le taux d’intérêt est devenu supérieur à 10 %. − Les actions sont des parts de propriétés sur des actifs réels, en général des entreprises.
• Elles donnent droit à un dividende annuel, la part du bénéfice qui est distribué.
• Leur rendement est la somme du dividende et de la plus ou moins-value sur la valeur de l’action.
• Elles ne sont pas remboursables. Dans cette classification de la richesse, il apparaît que la monnaie est un actif sans risque, par opposition à l’obligation dont la valeur varie avec le taux d’intérêt et à l’action dont la valeur varie avec l’estimation par le marché de la valeur de l’entreprise qu’elle représente. La monnaie est toujours cédée à sa valeur faciale, contrairement à l’obligation et à l’action. C’est à cause de cette propriété appelée « liquidité »
– dont on essaiera de donner une définition plus précise ultérieurement – que les agents utilisent la monnaie comme réserve de valeur, parce qu’elle n’expose pas à des pertes en capital, malgré le fait qu’elle ne rapporte ni intérêt, ni dividende.
1.1.3 La monnaie comme étalon de valeur et comme unité de compte
Sans monnaie, dans une économie marchande, il y a autant de prix que de paires de biens, de types d’échanges entre deux biens. S’il y a n biens, il y a n(n-1)/2 prix relatifs. Pour opérer ses arbitrages dans un système de troc, chaque consommateur doit avoir en tête tous ces prix. Si un de ces biens est utilisé comme étalon des valeurs, le système des prix est profondément simplifié. Il suffit alors de connaître les n-1 expressions de la valeur des autres biens dans le bien choisi comme monnaie pour connaître l’ensemble des rapports de valeurs des n biens. La valeur de la monnaie peut être repérée par une mesure de la quantité physique de la monnaie, par exemple son poids.
L’étalon s’est progressivement détaché – en quelque sorte – de sa forme matérielle (le poids) pour prendre la forme complètement immatérielle d’une unité de compte abstraite. En France, ce fut la livre tournois (dont le nom venait de Tours, la ville où était installé l’atelier monétaire), puis le franc. Dans ces systèmes développés, les prix ne sont plus exprimés en quantité de la marchandise monnaie mais en unité abstraite et arbitraire. Cette déconnexion est difficilement explicable par la théorie fonctionnaliste.
On passe donc du système pi = qi (M) au système pi = Pi .UC où UC est l’unité de compte, Pi la quantité d’unité de 1.UC = qUC (M) compte formant le prix et qUC l’expression en quantité de monnaie de l’unité de compte. Sous l’ancien régime, la livre tournois était la monnaie de compte. Des pièces de multiples origines (écus, sols, deniers, etc.) permettaient de régler les transactions. Elles s’échangeaient à des cours qui dépendaient de leur poids, de leur usure et de la crédibilité de l’autorité qui les frappait. L’intervention d’une monnaie de compte arbitraire au-dessus de la monnaie de compte physique autorise la manipulation monétaire, c’est-à-dire par la modification de l’expression de l’unité de compte en quantité de monnaie physique, la modification sinon des prix relatifs des marchandises, du moins de la valeur réelle des dettes. Ainsi, par exemple, dès le milieu du XVIe siècle, des textes (compendieux) circulaient en faveur de la suppression de l’unité de compte « intermédiaire », ce qui fut fait par les États généraux de 1575.
1.2 La monnaie de crédit
On comprend aisément qu’une marchandise – l’or, l’argent ou tout autre objet de valeur – puisse assumer les fonctions théoriques par lesquelles on définit comme ci-dessus la monnaie. Mais dans les sociétés développées d’aujourd’hui, au terme d’un long processus de démonétisation de l’or ou de dématérialisation de la monnaie, la monnaie marchandise a été expulsée de la sphère des échanges. À la place, les agents économiques utilisent des chèques, des cartes bleues (nous montrerons plus généralement qu’il s’agit de dépôts à vue), des billets de la Banque de France (bientôt de la Banque centrale européenne), des pièces de monnaie.
Comment cette métamorphose de la monnaie de la forme marchandise à la forme dématérialisée est-elle possible ? Pour le montrer, pour en suggérer les conditions de possibilité, nous utiliserons une démarche logique (hypothético-déductive) n’ayant naturellement aucune ambition historique, c’est-à-dire ne prétendant pas rendre compte du processus réel par lequel cette métamorphose s’est opérée. Cette présentation introduira à la création monétaire par les banques, soit à partir d’une monnaie marchandise, soit plus généralement à partir du crédit privé (traite), soit encore plus généralement à partir d’une anticipation de remboursement d’un crédit qu’elle fait elle-même.
1.2.1 Création de monnaie bancaire à partir de l’or
Supposons que la monnaie qui circule est une monnaie marchandise, par exemple de l’or. Supposons encore que, par précaution, pour se protéger du vol, certains particuliers déposent une partie de cet or auprès de leur banque. En contrepartie, la banque atteste de ce dépôt par l’émission d’un billet.
Si elle constate, qu’en moyenne, la demande de conversion représente environ 20 % de l’ensemble des billets qu’elle a émis, qui sont en circulation (encours), elle peut sans danger apparent émettre plus de billets qu’elle n’a d’or dans ses coffres. Elle le fait en contrepartie de crédits qu’elle accorde aux particuliers.
Par cette voie, de la monnaie est créée « ex nihilo » (les 400) sur la base du crédit. La société en tire un immense avantage : la création monétaire est libérée des conditions de production d’une marchandise particulière. Mais elle s’expose à de grands périls : la crise monétaire. En effet, pour des raisons diverses, les détenteurs de billets peuvent craindre qu’en réalité les billets qu’ils détiennent ne peuvent plus être remboursés en or (parce que la banque n’a plus d’or dans ses caisses) ou qu’ils ne le pourront plus (parce que la banque ne pourra pas satisfaire tous les demandeurs de conversion (à un moment donné).
Un mouvement de panique peut se déclencher (un « run » au guichet et ébranler, voire renverser le système de monnaie fondé sur l’émission de billets par la banque. L’analyse de la dynamique d’une telle crise est difficile, si sa possibilité est facile à comprendre. Cet exemple montre en tout cas que pour enrayer dès le départ et jusqu’à un certain point (sinon elle ne créerait pas de monnaie de crédit) ce run et rétablir la confiance en ses billets, c’est-à-dire ôter de l’esprit de ses détenteurs que l’ensemble des détenteurs ou une grande partie d’entre eux vont en même temps craindre que la banque soit illiquide, la banque, sagement, s’obligera à détenir dans ses caisses une fraction d’or supérieure au taux de conversion normal, hors crise de confiance (que l’on a posé dans l’exemple précédent à 20 %).
1.2.2 Création de monnaie bancaire à partir d’un crédit entre particuliers (traite)
L’entreprise 1 porte sa promesse de paiement à une banque. Celle-ci, à cause de sa spécialisation, a les moyens de mieux évaluer la situation financière de l’entreprise 2. Par ailleurs, elle peut aussi supporter un taux de non-paiement de ces créances qu’elle facturera à ses clients par le mécanisme de la mutualisation des risques. Alors, elle va substituer des billets à elle à la traite. Ce faisant, l’entreprise 1 détiendra un billet qui sera beaucoup plus facilement accepté par ses fournisseurs. Dans ce modèle de l’escompte d’une traite commerciale, la création monétaire est totalement libérée de la monnaie marchandise, mais non totalement des marchandises.