Support de formation en economie institutionnelle
Support de formation en économie institutionnelle
C’est à un utile et instructif panorama sur l’institutionnalisme en économie que nous invite Bernard Chavance, à un moment où, avec un paysage théorique de plus en plus fourni, il nous faut sans doute renoncer aux représentations trop binaires de la question des institutions dans l’analyse économique. Dans ce petit ouvrage très dense (une habitude dans la collection Repères de La Découverte), l’auteur définit le champ couvert comme étant « une famille de théories qui partagent la thèse que les institutions comptent dans l’étude des économies, voire qu’elles constituent un objet essentiel de la réflexion » (p. 3). Il les oppose ce faisant à des théories qui renverraient les institutions vers d’autres disciplines comme la science politique, la sociologie ou l’histoire. Un premier chapitre est consacré à « l’institutionnalisme originaire », soit Schmoller et l’école historique allemande puis l’école américaine. Dans cette dernière sont couverts Veblen et sa conception évolutionniste ainsi que Walton Hamilton (1881-1958). Moins connu, il reprend le thème véblénien de l’inertie des institutions dégagé de la charge critique très personnelle de Veblen, « en insistant sur le fait que les institutions survivent aux problèmes qui les avaient fait surgir et peuvent jouer des rôles très différents de ceux qui étaient les leurs à l’origine » (p. 25). C’est l’occasion de prendre conscience de la tendance des institutions à dériver, à vivre leur propre vie et à devenir oublieuses des intentions de leurs auteurs. Commons, dont la théorie n’a que peu à voir avec celle de Veblen, est ensuite évoqué. Mais aussi l’historien et anthropologue Karl Polanyi, père de l’idée que l’économie (marchande ou autre) est encastrée dans des institutions.
Un chapitre particulièrement bienvenu et utile jette ensuite l’éclairage sur l’école autrichienne dont l’orientation doctrinaire favorable au libéralisme économique n’exclut pas des fondations originales pour ce dernier, beaucoup plus ouvertes sur la complexité de la réalité et la place des institutions que le projet néo-classique qu’elle a contribué à fonder. Chez Carl Menger, les institutions se déclinent selon que certains phénomènes sociaux résultent d’une intention délibérée (accord, loi…), tandis que d’autres sont des résultats non voulus d’efforts visant des objectifs individuels. Dans cette tradition, on n’exclut pas que se consolident par cette seconde voie des institutions qui servent le bien commun. On reconnaît évidemment là Hayek. Chez lui, la distinction est entre l’ordre organisé (une intention est à l’œuvre, une direction, émettant des directives, coordonnant les actions) et l’ordre spontané (non voulu, sans planificateur pour coordonner). La distinction n’est bien entendu pas du tout neutre (on voit bien le projet de défense d’une économie sans planificateur qu’elle véhicule, l’illusion qu’elle dénonce dans le fait de vouloir organiser l’ordre spontané), mais il est tout à fait stimulant pour la compréhension des institutions. Dans cette école également, Eucken et l’« ordolibéralisme », courant attentif aux règles constitutionnelles qui permettent au marché libre de se déployer, sont évoqués par B. Chavance.
Le troisième chapitre est consacré à la nouvelle économie institutionnelle avec successivement Williamson, North, la théorie des jeux et l’« analyse institutionnelle comparative » (Aoki). Le premier est pris en compte au titre de la fondation de ce que luimême a contribué à nommer la « nouvelle économie institutionnelle », tout en relevant l’ambition limitée qui est cependant la sienne. B. Chavance souligne bien : « Il s’agit bien d’une économie institutionnelle centrée en fait sur l’organisation ; bien que le marché soit luimême qualifié d’institution, son analyse sous ce rapport n’est pas vraiment développée. » (p. 61). North, quant à lui, est traité en faisant apparaître sa richesse plus grande de ce point de vue, en dépit de certaines proximités : par une évolution qui l’amène à finir par concevoir les institutions comme des « modèles mentaux partagés », mobilisés dans des processus d’apprentissage, l’économiste historien se trouve à faire la redécouverte d’éléments de la théorie véblénienne. Il n’en demeure pas moins adepte de l’hypothèse de comportement maximisateur. Chez lui, la distinction est clairement posée entre les institutions et les organisations. Les premières sont, vis-à-vis des secondes, des structures d’incitations, qu’exploitent les organisations.
C’est dans l’avant-dernier chapitre qu’apparaissent les « courants européens contemporains » : théorie de la régulation, économie des conventions, le retour de l’ancien institutionnalisme promu par des auteurs comme G. Hodgson. Enfin, l’ouvrage se conclut par un chapitre soulignant, au-delà leur unité (l’endogénéisation des institutions dans le champ de préoccupation légitime de l’économiste, l’intérêt pour le changement et les processus plus que pour l’équilibre, etc.), que les institutionnalismes sont marqués par une tendance constante à la diversité : Commons n’est pas Veblen, North n’est pas Williamson, le conventionnalisme n’est pas le régulationnisme. Ce chapitre insiste également sur « l’éventail des positions doctrinaires qui s’étendent entre le libéralisme économique et l’interventionnisme », la possibilité de l’individualisme méthodologique autant que du holisme et la variabilité des rapports privilégiés avec d’autres disciplines : tantôt la science politique, tantôt le droit, mais aussi la sociologie, les sciences cognitives.
L’ouvrage est d’une lecture extrêmement profitable et d’un attrait qui tient tout spécialement à son angle ouvert très large, bien au-delà des seuls institutionnalismes de l’économie hétérodoxe et de la nouvelle économie institutionnelle. On le doit sans doute à la familiarité de son auteur, spécialiste des économies socialistes, avec les débats liés aux expériences de centralisation et de planification des économies en Europe de l’Est et à la transition. D’où probablement tout le passage sur l’école autrichienne. L’ouvrage apporte de ce point de vue beaucoup à l’économiste hétérodoxe, qui pourrait facilement être tenté par une équation dont on mesure ici son côté réducteur : institutionnalisme = approche hétérodoxe de l’économie = conscience de la nécessité de l’État dans le fonctionnement des économies libérales ; ou : orthodoxie économique = incompréhension de l’importance des institutions (ou intérêt biaisé) = biais en faveur du libéralisme économique. Bernard Chavance nous montre trop la proximité de certains thèmes comme les institutions formelles et informelles, entre un Veblen et un Hayek ou entre le même Veblen et la conception des institutions comme modèles mentaux partagés de North, pour en rester là.
On ne peut que difficilement sortir de la lecture d’un tel ouvrage en continuant de voir les courants apparentés à la théorie néo-classique (la théorie standard étendue) ou ceux qui s’en sont séparés (l’école hayékienne) comme n’ayant qu’un intérêt biaisé pour les institutions, tant ceux-ci peuvent contribuer authentiquement à l’analyse des institutions, à l’identification de leurs mécanismes et propriétés, et tant il peut y avoir de la porosité entre ces univers théoriques et ceux des hétérodoxies. Chez Menger, on voit certes l’application aux institutions du schéma de base du libéralisme économique inventé par Adam Smith (que l’on retrouvera plus récemment dans la rhétorique des effets pervers, celui des conséquences non préméditées). Il n’empêche que cela ouvre la voie à une analyse des institutions, de ce qu’elles sont, de comment elles fonctionnent. Mais aussi, lorsque Hayek considère que, dans l’ordre spontané, la connaissance est dispersée, cela alimente certes le projet doctrinaire défendant qu’il serait illusoire de vouloir y introduire de l’ordre organisé et qu’il vaut mieux s’en remettre à la sagesse des règles de conduite produites par l’expérience des générations passées. Mais quand il dit que, dans l’ordre spontané, les connaissances individuelles sont dispersées dans le temps et l’espace, n’a-t-on pas là un début de parenté avec ce qui, à l’échelle de l’entreprise, intéresse les économistes évolutionnistes ou des conventions dans les compétences de la firme, son « savoir collectif » (O. Favereau) ?
De même qu’on relèvera avec intérêt comment un auteur comme North a pu défendre en 1994 une préoccupation à laquelle les économistes ouest-européens auront été très attachés (sans guère de succès auprès des décideurs et des économistes de l’Est) au moment de la transition : le fait que le marché fait l’objet de règles et d’une inscription institutionnelle : « Il en découle que le transfert des règles politiques et économiques formelles d’économies de marché occidentales ayant réussi à des économies du tiers monde ou d’Europe de l’Est ne constitue pas une condition suffisante pour une bonne performance économique » (cité p. 69). North n’hésite pas à emprunter à l’évolutionnisme des notions comme la dépendance du sentier et le verrouillage (lock-in). Cela ne l’empêche pas de rester orthodoxe par le rôle central des incitations dans le lien entre institutions et performance, là où les hétérodoxes insisteront sur la raison d’être politique des institutions, la difficulté à les ramener en dernier ressort à une évaluation économique.
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La figure du « tournant » est fréquemment mobilisée dans les débats récents sur l’évolution des sciences sociales. à côté du tournant interprétatif, du tournant cognitiviste et de nombreux autres, on trouve le « tournant institutionnaliste » en économie. Le terme même d’institutionnalisme, auparavant plutôt péjoratif, a été réhabilité au point que, si l’on avait pu attribuer à Milton Friedman la formule « we are all keynesians now » dans les années 19601 , un économiste œcuménique pourrait proclamer au début du xxie siè- cle : « We are all institutionalists now. » Il semble qu’après une longue période où la théorie économique dominante avait expulsé les institutions de son champ de recherche, les considérant comme relevant de disciplines qualifiées de moins rigoureuses comme la sociologie, la science politique ou l’histoire et ayant élaboré un système d’explication « à institutions données », le mainstream a opéré récemment une ré-endogénéisation des institutions à la science économique. On trouve un indice de ce tournant dans la multiplication de la référence aux institutions dans les articles et ouvrages d’économie publiés depuis une vingtaine d’années.
La thématique institutionnelle en économie a traversé un cycle singulier au xxe siècle [Chavance, 2007a]. Fort influente lors du premier tiers du siècle à travers la (jeune) école historique allemande, puis à travers l’institutionnalisme américain, elle a connu à partir des années 1940 une longue éclipse, de près de cinquante ans, liée à l’hégémonie du courant néoclassique. N’ayant survécu que comme tradition marginale, ou ayant seulement conservé une influence partielle dans certaines sous-disciplines comme l’économie du développement, l’économie industrielle, l’économie du travail et des relations professionnelles, elle refait surface à partir des années 1980 et surtout 1990.
Ce renouveau passe par deux voies principales. La première est la formation d’une « nouvelle économie institutionnelle », illustrée par la prolongation de l’analyse de Ronald Coase opérée par Oliver Williamson [1975, 1985] qui développe une ambitieuse théorie des « coûts de transaction », et par l’inflexion donnée par Douglass North [1981, 1990] à la théorie néoclassique des institutions qu’il avait élaborée dans ses études d’histoire économique pour déboucher sur une vaste fresque synthétique, originale et elle aussi tout à fait ambitieuse. C’est la nouvelle économie institutionnelle au sens strict ; toutefois, au sens élargi, cette étiquette est appliquée à divers courants restés proches du socle standard de la théorie économique tels que la théorie des droits de propriété, la théorie des jeux, la théorie de l’agence, l’approche law and economics, ou même à l’école autrichienne qui connaît aussi un renouveau dans cette période.
La seconde voie de rénovation est la réactivation de la tradition originelle de l’économie institutionnelle, marquée par une posture critique ou hétérodoxe, une opposition très nette à la tradition néoclassique et un intérêt non exempt de réserves vis-à-vis de la nouvelle économie institutionnelle. Cette seconde voie se situe d’abord en Europe, mais entretient des liens avec les états-Unis et le Japon. À partir des années 1990, elle se manifeste en particulier dans l’activisme de l’EAEPE
, qui va conduire nombre de courants hétérodoxes à réactiver ou à afficher leurs liens avec l’institutionnalisme, tels les postkeynésiens. Comme pour la nouvelle économie institutionnelle, on peut distinguer deux ensembles dans cette nébuleuse : au sens restreint, l’institutionnalisme hétérodoxe recouvre la rénovation de la tradition américaine dans la filiation de Thorstein Veblen et John R. Commons ; au sens large, il inclut les courants de l’institutionnalisme historique comme la théorie française de la régulation, les approches situées à l’intersection de la sociologie économique, etc.
Les deux développements récents de l’économie institutionnelle entretiennent des rapports ambigus . Chaque courant se sent interpellé par l’autre, et il n’est pas rare que les parallèles entre les traditions sous-jacentes soient explorés de part et d’autre. Surtout, des questions voisines, des thèmes historiques ou théoriques similaires sont abordés par la nouvelle économie institutionnelle comme par les institutionnalistes hétérodoxes. Cependant, ces derniers soulignent en général que le cordon n’est pas rompu entre cette nouvelle économie institutionnelle et la tradition néoclassique ; inversement, les tenants de la « nouvelle » répètent souvent l’antienne selon laquelle la « vieille » économie institutionnelle serait dépourvue d’authentique fondement théorique.
Ce virage théorique se révèle équivoque par certains côtés. Pour illustrer cette ambiguïté, on peut citer le changement de système des économies anciennement socialistes, une expérience qui a fortement contribué à ce que Peter Evans [2005] qualifie de « tournant institutionnaliste » dans les théories économiques du développement. Gérard Roland [2000] a même cru voir s’établir dans la seconde moitié des années 1990 un accord autour d’une perspective « évolutionniste-institutionnaliste » de la transition. Peter Murrell [2005] a mesuré les occurrences de la thématique « transition et institutions » dans la littérature académique et il a relevé que si le thème était pratiquement absent dans les cinq premières années après 1989 (où dominaient les thèmes conventionnels liés au Consensus de Washington), 35 % des articles publiés en 2002 en relevaient désormais. Mais le bilan que l’on peut à ce jour tirer de la prolifé- ration de la thématique institutionnaliste est plus que mitigé ; loin d’avoir signifié un ébranlement des grands référents de l’approche dominante (équilibre, rationalité, optimalité), cette thématique y a été souvent, en quelque sorte, soumise.
L’exemple des économies postsocialistes illustre l’ambivalence générale du tournant institutionnaliste contemporain dans la pensée économique. Si un nombre important de développements théoriques méritent d’être salués comme positifs pour la discipline, il faut reconnaître que le « nouvel institutionnalisme » a aussi été largement investi et développé par la doctrine néolibérale dominante, engendrant des effets problématiques quant au paysage intellectuel de la « science économique ».
Au cours de la dernière décennie, de nombreux travaux se sont appuyés sur de vastes bases de données et des mesures « institutionnelles » dans divers pays, constituées à partir d’enquêtes auprès des entreprises ou des investisseurs, à partir d’études des organisations internationales, d’évaluations de la législation des différents pays et de leur degré d’application, parfois même à partir de sondages d’opinion. Cherchant à mesurer les « performances institutionnelles comparatives » de différents pays en trouvant des corrélations entre des indicateurs de « qualité institutionnelle » et les taux de croissance, l’interprétation restrictive de la maxime institutions matter a tendu à réduire la prise en compte du rôle des institutions à une analyse de l’efficacité supposée des « meilleures institutions ». Celles-ci présentent souvent un air de parenté marqué avec le modèle anglo-saxon idéalisé de la rule of law, de la bonne gouvernance, de l’efficience de la common law, de la finance libé- ralisée, des marchés du travail flexibles, de la protection sociale dépourvue de « générosité » problématique , etc.
Ainsi la thématique institutionnelle se trouve absorbée dans le paradigme du benchmarking international, propre à une époque d’hégémonie de la finance, qui tend parfois à supplanter toute analyse théorique raisonnable. Une corrélation supposée entre une institution donnée (l’extension de la propriété privée, la protection des actionnaires minoritaires, la « qualité » du système juridique) et les « performances » des économies nationales, réduites à leur taux de croissance, devient une explication causale débouchant sur des prescriptions implicites ou explicites de la part d’économistes qui jugent ainsi avoir redonné aux institutions toute leur place dans l’économie standard. Des débats académiques se développent pour savoir dans quelle mesure (sur la base d’estimations quantitatives) les institutions importent dans le développement à long terme, et, dans le cas d’une réponse positive, pour caractériser la nature de ces institutions.
Les limites de telles approches sont manifestes. Comme le souligne Dani Rodrik [2004], « des résultats économiques effectifs ne concordent pas avec des structures institutionnelles uniques. Comme il n’y a aucune correspondance directe de la fonction à la forme, il est futile de chercher des régularités économiques empiriques non contingentes reliant des règles juridiques spécifiques à des résultats économiques. Ce qui marche dépend des contraintes et des opportunités locales ». On peut observer également combien de telles mesures sont sensibles aux périodes retenues, aux indicateurs utilisés, aux pays considérés. Dans les travaux sur la transition postsocialiste, l’expérience chinoise n’est ainsi en général pas prise en compte, car jugée non comparable aux pays d’Europe centrale et orientale et à ceux de l’ex-Union soviétique . En effet, la qualité institutionnelle de l’économie chinoise apparaît plus que médiocre selon tous les critères envisagés dans les études comparatives habituelles, au regard des hypothétiques « bonnes institutions », tandis que ses « performances » (si l’on résume celles-ci à la croissance) apparaissent durablement exceptionnelles… Mais le défaut majeur du benchmarking institutionnel contemporain est qu’il occulte précisément ce que les théories d’économie institutionnelle (tant originelles que « nouvelles ») ont justement souligné comme tout à fait essentiel pour l’analyse comparative : les complémentarités institutionnelles, l’effet de sentier, la diversité des configurations institutionnelles possibles et l’absence de solution optimale dans ce domaine, la primauté de la viabilité et de l’adaptabilité sur toute conception univoque de la performance, la variété évolutive des formes de capitalisme – y compris pour les économies postsocialistes.
L’exemple de l’expérience des économies postsocialistes et, plus généralement, les controverses récentes autour du rôle des institutions dans le développement économique montrent que le tournant institutionnaliste en économie n’est pas accompli, à supposer qu’il puisse l’être vraiment un jour. Il est frappant de constater, une fois encore, la forte capacité de récupération et de dilution de thèmes contestataires par le couplage du paradigme néoclassique et de la doctrine néolibérale qui a atteint l’hégémonie mondiale au cours des vingt-cinq dernières années. Les diverses théories de l’économie institutionnelle ont assurément gagné une audience significative au cours de la période récente. L’histoire dira si cette évolution sera durablement consolidée.