Cours pour apprendre l’économie géographique
Introduction :
le renouvellement des analyses autour de la géographie de l'innovation Les années 1990 ont été marquées par le développement de nombreux travaux à la fois théoriques et empiriques dans le champ de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la géographie de l'innovation. Ce développement tient à l'influence d'un faisceau de facteurs et en particulier les trois facteurs suivants : tout d’abord, le succès du modèle de la Silicon Valley, les politiques publiques s’en inspirant entrant en résonance avec les approches en termes districts industriels et des milieux innovateurs dans les années 1980 ; ensuite, l’émergence (toujours débattue) d’une économie fondée sur la connaissance qui conduit à un réexamen de la question des conditions de la diffusion des connaissances au sein desquelles la composante spatiale revêt une dimension essentielle ; enfin, la redécouverte des externalités locales et des économies d’agglomération par le courant de la Nouvelle Economie Géographique.
Le succès de l’objet s’accompagne ainsi d’un foisonnement théorique dont une synthèse est proposée dans le présent chapitre. La présentation adoptée suit une logique méthodologique tentant de mettre en évidence une appartenance plus ou moins marquée aux approches évolutionnistes ou institutionnalistes exposées dans la première partie de ce volume (Cf. les Cahiers du GREThA, 2009-16, 2009-17, 2009-18, 2009-19). L’exercice est évidemment réducteur mais présente un double intérêt : d’une part, celui de resituer cette profusion d’analyses en offrant une clé de lecture méthodologique ; d’autre part, celui de montrer les apports respectifs des différentes approches par les questions abordées et les réponses apportées.
La prise en compte de l’espace, dans le cas particulier ou pas de l’innovation d’ailleurs, conduit à placer au cœur de l’analyse deux éléments qui peuvent n’apparaître que secondaire pour l’analyse économique en général : les interactions stratégiques et le contexte de l’action. Depuis Hotelling, les économistes s’accordent à reconnaître que les interactions spatiales sont spécifiques dans la mesure où l’espace peut devenir un facteur de différenciation, ce qui conduira le courant de la Nouvelle Economie Géographique (NEG) à mettre l’accent sur les processus d'agglomération qui en découlent. Le fait que les marchés ou les systèmes (en fonction des acceptions et des courants théoriques) soient locaux, introduit par ailleurs l’existence de conditions locales (ou de contextes locaux) des interactions entre agents qu’il est nécessaire d’intégrer à l’analyse. Le déplacement du curseur le long de cet axe partant des interactions entre les agents jusqu’à l’analyse du contexte au sein duquel – et avec lequel – ils interagissent, offre une clé de lecture des différentes approches de la géographie de l’innovation. Même si la manière de placer le curseur est nécessairement caricaturale et bien souvent insatisfaisante, elle nous permettra de ranger différentes approches autour de trois grands champs. Le premier concerne les approches orthodoxes de la NEG dont l’intérêt pour notre propos réside dans le rôle essentiel dévolu aux externalités locales. Il s’agira ici de faire le point sur les avancées à la fois théoriques et empiriques d’une famille d’analyses pour laquelle les externalités technologiques sont à la base des processus d’agglomération des activités d’innovation. Le second champ que nous aborderons fait écho aux approches évolutionnistes de la dynamique industrielle en donnant plus d’importance à la forme des interactions entre agents, au rôle de la technologie et au contexte spatial et sectoriel des interactions. La rationalité limitée des agents est associée à une plus grande attention portée au contexte de l’innovation et la problématique de la diffusion de l’information se déplace progressivement vers celle de la création de connaissances. Le dernier champ abordé est plus directement centré sur la question de l’espace dans une vision plus systémique du processus d’innovation. Il s’agit d’approches pouvant être qualifiées d’institutionnalistes dans la mesure où le point d’entrée de ces approches est clairement celui du contexte spatial dans lequel se déploient les processus d'innovation.
1. Externalités et agglomération : des externalités marshalliennes aux spillovers géographiques de la connaissance
L’explication des dynamiques spatiales de l’innovation est très en marge de l’agenda originel de l’économie géographique. Ce courant donne cependant une place essentielle à la notion d’externalités, qui fonde processus d’agglomération des activités d’innovation. Il reste que ces externalités constituent une boîte noire dès lors qu’il s’agit d’externalités informationnelles ou technologiques. Il ne s’agit pas ici de rendre compte de l’extrême richesse de ces analyses en général, mais de centrer notre propos sur les développements théoriques et empiriques autour des externalités géographiques et des économies d’agglomération au cours des années 1990. Cette question des externalités pures constitue un défi majeur de l’analyse spatiale de l’innovation et se heurte à la question récurrente de l’espace pertinent du déploiement de ces externalités.
1.1. Les externalités technologiques dans le courant de l’économie géographique
L’objet premier de l’économie géographique consiste à donner un fondement théorique au processus d’agglomération spatiale des activités économiques à partir du jeu entre forces d’agglomération et forces de dispersion des activités. L’analyse de l’innovation n’est donc pas a priori centrale pour ce cadre d’autant que le recours aux externalités technologiques a posé problème durant de nombreuses années comme le rappellent Fujita et Krugman (2004). Cette référence aux externalités technologiques est pourtant incontournable dès lors qu’il s’agit de s’intéresser aux activités d’innovation. Dans le même temps, les difficultés à en cerner les contours et la multiplicité des définitions, mesures et concepts utilisés au cours des quinze dernières années montrent à quel point la prudence des partisans de la NEG est sans doute justifiée.
1.1.1. Le rôle des externalités dans le jeu des forces d’agglomération et de dispersion
La nouvelle économie géographique cherche à rendre compte de l’inégale répartition des activités économiques qui résulte de leur tendance à l’agglomération spatiale. Les modèles de la NEG reposent traditionnellement sur l’existence de deux forces opposées de dispersion et d’agglomération des activités. Les forces de dispersion (centrifuges) relèvent essentiellement de la faible mobilité des facteurs de production, des coûts de transport et de communication et plus généralement des coûts de congestion, d’encombrement, de pollution etc. Les forces d’agglomération (centripètes) résident quant à elles dans la présence d’externalités au niveau spatial. Le jeu entre ces deux types de forces détermine la tendance à la concentration ou à la dispersion des activités. Ce type d’approche a pour ambition d’expliquer, à partir de ce principe de base, les processus d’agglomération à différentes échelles spatiales : la formation des villes et leur structure, la distribution inter-régionale des activités ou l’échange international (voir par exemple la synthèse de Fujita, Krugman et Venables, 1999).
Traditionnellement, les externalités géographiques de production sont étudiées à partir de l’approche fondatrice de Marshall, dont Krugman (1991) s’inspire pour identifier trois principales sources d’agglomération des activités productives : la formation d’un marché du travail spécialisé qui se développe avec la concentration de la production et la division spatiale du travail, l’existence d’inputs variés et spécialisés en rapport avec cette production et, enfin, l’existence d’effets de débordement1 technologique. Ces distinctions, qui sont à l’origine de la justification de l’existence d’externalités géographiques, sont en général interprétées en termes d’interdépendances directes ne transitant pas par les mécanismes de marché - il s’agit alors d’externalités technologiques - ou en termes d’interactions marchandes - les externalités sont alors pécuniaires (Scitovsky, 1954). Côté demande, la préférence pour la variété constitue pour les ménages la principale force poussant à l’agglomération (Lucas, 1988). Un exemple de modélisation du processus d’agglomération des activités d’innovation peut être trouvé dans le modèle de Fujita, Imai et Ogawa (cf la synthèse proposée par Fujita et Thisse, 1997).
Le profit de l’entreprise est fonction de sa localisation : la localisation au sein d’un espace donné détermine en effet un niveau de contact avec les autres firmes (source d'externalités technologiques) dont la contribution au profit est limitée par les coûts de communication. Dans ce modèle, les forces d’agglomération résident dans le niveau de contact (ou flux d’interactions) entre le producteur considéré et les autres producteurs locaux. Les forces de dispersion sont contenues dans la rente foncière et le niveau des salaires. On montre dans ce cadre que les conditions d’équilibre du modèle dépendent de la forme de la fonction d’accessibilité, autrement dit de l’impact de la distance dans le développement des effets de report2 .
En introduisant une distinction entre activités de production (plutôt sensibles aux externalités pécuniaires) et activités de création (sensibles aux interactions hors marché), il est aussi possible de prendre en compte la localisation des firmes multi-établissements. Les configurations obtenues dépendent des coûts de communication inter- et intra-firme : les activités des firmes sont réparties entre une unité centrale, pour laquelle la variété des interactions et des contacts est primordiale et suppose donc une localisation centrale, et des unités annexes qui interagissent uniquement avec l’unité centrale (Ota, Fujita, 1993). Cette modélisation produit des configurations spatiales du type centre-périphérie dont la structure (mono ou multi-centrique) dépend principalement de la forme prise par les effets de débordement et le niveau des coûts de communication. Les résultats obtenus reposent sur deux hypothèses centrales concernant les caractéristiques informationnelles des spillovers tout d'abord, et le rôle de la distance géographique ensuite.
Les effets de débordement informationnel résultent de la conjonction de deux attributs de l’information. Ils sont tout d’abord sensibles aux effets de réseaux car le bénéfice retiré de l’échange d’informations augmente avec le nombre de participants. Par hypothèse, les effets de débordement sont d’autant plus susceptibles de se développer que la concentration d’agents disposant d’informations différentes s’accroît. De plus, la connaissance (assimilée ici à de l’information) ayant un caractère de bien public, l’effet taille se trouve renforcé dans le développement d’externalités positives. En ce qui concerne la distance géographique, elle n’est pas directement spécifiée : la proximité favorise les interactions et donc le développement du centre. La notion de distance est donc réduite à celle de coûts de communications ou de coûts de transports dans la tradition de l’analyse spatiale. Les apports de cette modélisation sont essentiels car la NEG montre que les mécanismes d’agglomération dépendent de la forme spatiale des externalités technologiques. Il reste que c’est justement sur cette dernière que l’analyse paraît la plus fragile.
1.1.2. Les débats autour de la notion d'externalités
Au sein du débat sur la nature des externalités, Krugman tient une place particulière dans la mesure où il considère que l’analyse des externalités technologiques n’a que peu d’intérêt car les flux de connaissances sont invisibles, ne laissent pas de traces et ne peuvent être mesurés (Krugman, 1991, p.53). Partant de ce constat, il faut accepter que les externalités pécuniaires sont les plus importantes pour l’agglomération des activités. Les externalités marshalliennes, ainsi ramenées à leurs deux premières dimensions (marché du travail et input spécialisés), sont considérées comme pécuniaires et source de rendements croissants au sein de l’industrie.
L’agglomération des activités productives est de ce fait justifiée par l’existence de rendements croissants dans un contexte d’élargissement des marchés lié à des effets de rétroactions positives. Le recours aux externalités technologiques n’est donc pas nécessaire à l’explication des mécanismes d’agglomération et l’essentiel des travaux de la NEG s’est concentré sur les modèles avec mécanismes de rétroactions positives. Cette position du père de la NEG a bien entendu été contestée par les tenants de l’approche des spillovers géographiques de la connaissance au premier rang desquels Jaffe, pour qui la connaissance laisse des traces en particulier par les brevets (Jaffe, Trajtenberg, Henderson, 1993). Si le débat semble aujourd'hui tranché puisque Krugman lui-même reconnaît le rôle essentiel des externalités technologiques, les raisons pour lesquelles ces externalités ont pu être ignorées restent d’actualité.
Les externalités pures du type knowledge spillovers sont aujourd’hui considérées comme déterminantes par Krugman, mais il explique ses réserves initiales par le manque de théorisation de ces effets (Fujita, Krugman, 2004). Deux problèmes majeurs resteraient ouverts et mériteraient des recherches théoriques et surtout empiriques qui permettraient d’avancer dans les modèles proposés par la NEG.
La première question ouverte renvoie aux fondements théoriques de la dimension spatiale de ce type d’externalités : quels en sont les canaux de transmission et quelle est l’échelle spatiale à laquelle se développent les externalités technologiques ? Sans réponse à ces deux questions, les hypothèses de base des modèles de la NEG avec externalités technologiques restent trop fragiles : il s’agit en effet plus simplement de l’analyse du rôle de la proximité comme support des externalités de connaissance. La question de l’échelle spatiale reste totalement ouverte car ces externalités peuvent être inter ou intra-urbaines, inter ou intra-régionales etc.
Le niveau spatial pertinent n’est pas défini alors qu’il constitue un enjeu essentiel de la portée de ces modèles. La deuxième question insuffisamment explorée a trait au caractère toujours positif des processus d’agglomération au sein de la problématique technologique. Les interactions directes entre agents sont sources d’externalités positives : l’hypothèse centrale réside dans le fait que l’échange d’informations spécifiques et complémentaires favorise le développement d’idées nouvelles à la source de l’innovation. Or Fujita évoque l’idée selon laquelle ce processus peut s’épuiser à terme : si la proximité favorise l’émergence de nouvelles idées par un processus interactif, l’épuisement de la diversité au cours du temps peut engendrer des effets négatifs à plus long terme par l’enfermement dans une trajectoire donnée.
Ce raisonnement renvoie en réalité au débat entre externalités statiques et dynamiques, seules ces dernières étant porteuses de renouvellement permanent des connaissances au niveau local et donc d’une croissance de long terme. C’est certainement en raison de la difficulté à apporter des réponses théoriques satisfaisantes à la question de la nature des externalités que se sont développées de nombreuses taxinomies autour des externalités ou des économies d’agglomération. Ces hésitations théoriques qui traversent l’ensemble des approches basées sur les économies d’agglomération expliquent certainement le développement très important de travaux empiriques autour de la question des externalités technologiques3 . Malgré l’étendue de ces travaux, les deux principales questions évoquées demeurent d’actualité.
1.2. Les développements empiriques autour des externalités technologiques
Les années 1990 ont vu se développer de nombreux travaux empiriques qui ont globalement suivi deux directions principales correspondant en réalité aux deux zones d’ombre caractérisant les externalités technologiques. Une série de travaux s’inscrit dans la problématique de la nature des externalités à partir de la question de la diversité vs spécialisation. Parallèlement, à partir du travail séminal de Jaffe (1986), les études des spillovers géographiques de la connaissance se sont centrées sur la question de l'échelle spatiale de ces externalités.
1.2.1. Diversité ou spécialisation
L’une des voies la plus empruntée en matière d’externalités technologiques concerne la question des avantages relatifs de la spécialisation par rapport à la diversité des activités. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité dans les travaux recensés ici, il convient de souligner l'ambiguïté de ces approches quant aux hypothèses formulées et aux résultats obtenus. La contribution de Glaeser, Kallal, Scheinkman et Shleifer (1992) fait référence car elle repose sur une théorisation originale des types d’externalités spatiales tout en proposant une analyse empirique du rôle de ces externalités dans la croissance urbaine américaine. Pour ces auteurs, il convient de distinguer les externalités statiques des externalités dynamiques. Le caractère statique des externalités serait à la base des approches en termes d’économies de localisation et d’urbanisation, qui correspondent à une prise en compte exogène de facteurs de localisation.
A l’inverse, les externalités dynamiques, décrivant l’accumulation locale d’une information spécifique, expliquent les facteurs de croissance urbaine en prenant en compte le rôle de l’histoire. Cette conception est proche de celle d’Arthur lorsqu’il distingue les effets géographiques (exogènes) des effets d’agglomération (endogènes) pour expliquer la dynamique de localisation des industries. La distinction repose sur le fait que les externalités statiques décrivent plus les modes de localisation des industries que leur croissance (Glaeser et alii, 1992, p. 1130). L’intérêt de cette approche réside dans la construction d’une typologie des externalités dynamiques permettant de préciser la nature des mécanismes d’agglomération en jeu.
Il est possible d’identifier deux fondements principaux de la concentration des activités productives en fonction du rôle accordé au régime de concurrence et à la définition de l’industrie. Selon que la croissance est favorisée par la concurrence ou le monopole local, et que les externalités résultent d’un processus de spécialisation ou de diversification des activités, trois grandes approches sont retenues : externalités de types MAR4 (spécialisation et monopole local), Porter (spécialisation et concurrence), ou Jacobs (diversification et concurrence). D’un point de vue théorique ces différentes visions des externalités croisent les approches en termes d’incitations à innover avec celles de la nature des externalités.
L’axe concurrence/monopole rend compte du débat autour de l’appropriabilité des résultats de l’innovation : la concurrence peut en effet être à la source de défauts d’incitations à innover (dans une perspective à la Arrow), le monopole local permettant de rétablir cette incitation, mais elle peut être aussi un stimulant de l’innovation dans la recherche de différenciation sur le marché des produits. L’axe spécialisation/diversité renvoie quant à lui à une distinction plus traditionnelle en économie spatiale : les externalités de type MAR ou Porter correspondent à des économies de localisation (spécialisation ou concentration locale) alors que les externalités de type Jacobs sont basées sur la diversification des activités (économies d’urbanisation). Les tests économétriques réalisés à partir de ce cadre d’analyse apportent des résultats précisant la nature des externalités dans le cadre de la croissance urbaine.
Il apparaît que l’emploi industriel urbain augmente lorsque les activités sont historiquement diversifiées et que la concentration est faible, ce qui tendrait à montrer que les externalités MAR sont peu pertinentes, à la différence des externalités de type Jacobs, lorsqu’il s’agit d’expliquer les phénomènes d’agglomération. De plus, la distinction entre externalités statiques et dynamiques permet d’expliquer l’existence d’une spécialisation urbaine sans pour autant que celle-ci ne s’accompagne de croissance. L’exploitation d’externalités statiques, telles que les conditions de transport, le marché du travail, la spécialisation des biens intermédiaires ou l’existence de services spécialisés, conduit à la formation d’agglomérations urbaines dont la taille est limitée de manière générale par les effets de congestion.
Ces résultats de l’analyse de Glaeser et alii (op. cit.) sont cependant limités car les hypothèses sur la nature des externalités peuvent aussi dépendre d’autres facteurs tels que le degré de maturité des industries. Sur cette base, les études plus exhaustives de Henderson et alii (1995), sur le degré de maturité des industries, ou celles de Henderson (1997), sur le lien entre spécialisation et taille des villes, identifient la nature des externalités susceptibles de favoriser les mécanismes d’agglomération, notamment en matière de R&D.
En considérant que l’impact des externalités est variable en fonction des industries et de la phase du cycle de vie du produit, Henderson et alii montrent que la croissance de l’emploi urbain pour les industries matures est plutôt favorisée par des externalités de type MAR, alors que les industries émergentes sont à la fois sensibles aux externalités MAR et Jacobs. Dans le premier cas, la croissance des industries est fortement dépendante de la concentration passée, alors que dans le second, la diversification des activités est aussi un facteur de croissance. Ces résultats peuvent être interprétés en termes de cycle de vie urbain de l’industrie (Henderson, 1997) : les industries émergentes, parce qu’elles sont très sensibles aux effets de débordement informationnel et à la diversité de cette information, ont tendance à être localisées au sein de grandes métropoles, à l’inverse d’industries plus traditionnelles plutôt sensibles à l’existence d’économies d’échelles.
Cours pour apprendre l’économie géographique
Introduction :
le renouvellement des analyses autour de la géographie de l'innovation Les années 1990 ont été marquées par le développement de nombreux travaux à la fois théoriques et empiriques dans le champ de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la géographie de l'innovation. Ce développement tient à l'influence d'un faisceau de facteurs et en particulier les trois facteurs suivants : tout d’abord, le succès du modèle de la Silicon Valley, les politiques publiques s’en inspirant entrant en résonance avec les approches en termes districts industriels et des milieux innovateurs dans les années 1980 ; ensuite, l’émergence (toujours débattue) d’une économie fondée sur la connaissance qui conduit à un réexamen de la question des conditions de la diffusion des connaissances au sein desquelles la composante spatiale revêt une dimension essentielle ; enfin, la redécouverte des externalités locales et des économies d’agglomération par le courant de la Nouvelle Economie Géographique.
Le succès de l’objet s’accompagne ainsi d’un foisonnement théorique dont une synthèse est proposée dans le présent chapitre. La présentation adoptée suit une logique méthodologique tentant de mettre en évidence une appartenance plus ou moins marquée aux approches évolutionnistes ou institutionnalistes exposées dans la première partie de ce volume (Cf. les Cahiers du GREThA, 2009-16, 2009-17, 2009-18, 2009-19). L’exercice est évidemment réducteur mais présente un double intérêt : d’une part, celui de resituer cette profusion d’analyses en offrant une clé de lecture méthodologique ; d’autre part, celui de montrer les apports respectifs des différentes approches par les questions abordées et les réponses apportées.
La prise en compte de l’espace, dans le cas particulier ou pas de l’innovation d’ailleurs, conduit à placer au cœur de l’analyse deux éléments qui peuvent n’apparaître que secondaire pour l’analyse économique en général : les interactions stratégiques et le contexte de l’action. Depuis Hotelling, les économistes s’accordent à reconnaître que les interactions spatiales sont spécifiques dans la mesure où l’espace peut devenir un facteur de différenciation, ce qui conduira le courant de la Nouvelle Economie Géographique (NEG) à mettre l’accent sur les processus d'agglomération qui en découlent. Le fait que les marchés ou les systèmes (en fonction des acceptions et des courants théoriques) soient locaux, introduit par ailleurs l’existence de conditions locales (ou de contextes locaux) des interactions entre agents qu’il est nécessaire d’intégrer à l’analyse. Le déplacement du curseur le long de cet axe partant des interactions entre les agents jusqu’à l’analyse du contexte au sein duquel – et avec lequel – ils interagissent, offre une clé de lecture des différentes approches de la géographie de l’innovation. Même si la manière de placer le curseur est nécessairement caricaturale et bien souvent insatisfaisante, elle nous permettra de ranger différentes approches autour de trois grands champs. Le premier concerne les approches orthodoxes de la NEG dont l’intérêt pour notre propos réside dans le rôle essentiel dévolu aux externalités locales. Il s’agira ici de faire le point sur les avancées à la fois théoriques et empiriques d’une famille d’analyses pour laquelle les externalités technologiques sont à la base des processus d’agglomération des activités d’innovation. Le second champ que nous aborderons fait écho aux approches évolutionnistes de la dynamique industrielle en donnant plus d’importance à la forme des interactions entre agents, au rôle de la technologie et au contexte spatial et sectoriel des interactions. La rationalité limitée des agents est associée à une plus grande attention portée au contexte de l’innovation et la problématique de la diffusion de l’information se déplace progressivement vers celle de la création de connaissances. Le dernier champ abordé est plus directement centré sur la question de l’espace dans une vision plus systémique du processus d’innovation. Il s’agit d’approches pouvant être qualifiées d’institutionnalistes dans la mesure où le point d’entrée de ces approches est clairement celui du contexte spatial dans lequel se déploient les processus d'innovation.
1. Externalités et agglomération : des externalités marshalliennes aux spillovers géographiques de la connaissance
L’explication des dynamiques spatiales de l’innovation est très en marge de l’agenda originel de l’économie géographique. Ce courant donne cependant une place essentielle à la notion d’externalités, qui fonde processus d’agglomération des activités d’innovation. Il reste que ces externalités constituent une boîte noire dès lors qu’il s’agit d’externalités informationnelles ou technologiques. Il ne s’agit pas ici de rendre compte de l’extrême richesse de ces analyses en général, mais de centrer notre propos sur les développements théoriques et empiriques autour des externalités géographiques et des économies d’agglomération au cours des années 1990. Cette question des externalités pures constitue un défi majeur de l’analyse spatiale de l’innovation et se heurte à la question récurrente de l’espace pertinent du déploiement de ces externalités.
1.1. Les externalités technologiques dans le courant de l’économie géographique
L’objet premier de l’économie géographique consiste à donner un fondement théorique au processus d’agglomération spatiale des activités économiques à partir du jeu entre forces d’agglomération et forces de dispersion des activités. L’analyse de l’innovation n’est donc pas a priori centrale pour ce cadre d’autant que le recours aux externalités technologiques a posé problème durant de nombreuses années comme le rappellent Fujita et Krugman (2004). Cette référence aux externalités technologiques est pourtant incontournable dès lors qu’il s’agit de s’intéresser aux activités d’innovation. Dans le même temps, les difficultés à en cerner les contours et la multiplicité des définitions, mesures et concepts utilisés au cours des quinze dernières années montrent à quel point la prudence des partisans de la NEG est sans doute justifiée.
1.1.1. Le rôle des externalités dans le jeu des forces d’agglomération et de dispersion
La nouvelle économie géographique cherche à rendre compte de l’inégale répartition des activités économiques qui résulte de leur tendance à l’agglomération spatiale. Les modèles de la NEG reposent traditionnellement sur l’existence de deux forces opposées de dispersion et d’agglomération des activités. Les forces de dispersion (centrifuges) relèvent essentiellement de la faible mobilité des facteurs de production, des coûts de transport et de communication et plus généralement des coûts de congestion, d’encombrement, de pollution etc. Les forces d’agglomération (centripètes) résident quant à elles dans la présence d’externalités au niveau spatial. Le jeu entre ces deux types de forces détermine la tendance à la concentration ou à la dispersion des activités. Ce type d’approche a pour ambition d’expliquer, à partir de ce principe de base, les processus d’agglomération à différentes échelles spatiales : la formation des villes et leur structure, la distribution inter-régionale des activités ou l’échange international (voir par exemple la synthèse de Fujita, Krugman et Venables, 1999).
Le profit de l’entreprise est fonction de sa localisation : la localisation au sein d’un espace donné détermine en effet un niveau de contact avec les autres firmes (source d'externalités technologiques) dont la contribution au profit est limitée par les coûts de communication. Dans ce modèle, les forces d’agglomération résident dans le niveau de contact (ou flux d’interactions) entre le producteur considéré et les autres producteurs locaux. Les forces de dispersion sont contenues dans la rente foncière et le niveau des salaires. On montre dans ce cadre que les conditions d’équilibre du modèle dépendent de la forme de la fonction d’accessibilité, autrement dit de l’impact de la distance dans le développement des effets de report2 .
En introduisant une distinction entre activités de production (plutôt sensibles aux externalités pécuniaires) et activités de création (sensibles aux interactions hors marché), il est aussi possible de prendre en compte la localisation des firmes multi-établissements. Les configurations obtenues dépendent des coûts de communication inter- et intra-firme : les activités des firmes sont réparties entre une unité centrale, pour laquelle la variété des interactions et des contacts est primordiale et suppose donc une localisation centrale, et des unités annexes qui interagissent uniquement avec l’unité centrale (Ota, Fujita, 1993). Cette modélisation produit des configurations spatiales du type centre-périphérie dont la structure (mono ou multi-centrique) dépend principalement de la forme prise par les effets de débordement et le niveau des coûts de communication. Les résultats obtenus reposent sur deux hypothèses centrales concernant les caractéristiques informationnelles des spillovers tout d'abord, et le rôle de la distance géographique ensuite.
1.1.2. Les débats autour de la notion d'externalités
Au sein du débat sur la nature des externalités, Krugman tient une place particulière dans la mesure où il considère que l’analyse des externalités technologiques n’a que peu d’intérêt car les flux de connaissances sont invisibles, ne laissent pas de traces et ne peuvent être mesurés (Krugman, 1991, p.53). Partant de ce constat, il faut accepter que les externalités pécuniaires sont les plus importantes pour l’agglomération des activités. Les externalités marshalliennes, ainsi ramenées à leurs deux premières dimensions (marché du travail et input spécialisés), sont considérées comme pécuniaires et source de rendements croissants au sein de l’industrie.
L’agglomération des activités productives est de ce fait justifiée par l’existence de rendements croissants dans un contexte d’élargissement des marchés lié à des effets de rétroactions positives. Le recours aux externalités technologiques n’est donc pas nécessaire à l’explication des mécanismes d’agglomération et l’essentiel des travaux de la NEG s’est concentré sur les modèles avec mécanismes de rétroactions positives. Cette position du père de la NEG a bien entendu été contestée par les tenants de l’approche des spillovers géographiques de la connaissance au premier rang desquels Jaffe, pour qui la connaissance laisse des traces en particulier par les brevets (Jaffe, Trajtenberg, Henderson, 1993). Si le débat semble aujourd'hui tranché puisque Krugman lui-même reconnaît le rôle essentiel des externalités technologiques, les raisons pour lesquelles ces externalités ont pu être ignorées restent d’actualité.
La première question ouverte renvoie aux fondements théoriques de la dimension spatiale de ce type d’externalités : quels en sont les canaux de transmission et quelle est l’échelle spatiale à laquelle se développent les externalités technologiques ? Sans réponse à ces deux questions, les hypothèses de base des modèles de la NEG avec externalités technologiques restent trop fragiles : il s’agit en effet plus simplement de l’analyse du rôle de la proximité comme support des externalités de connaissance. La question de l’échelle spatiale reste totalement ouverte car ces externalités peuvent être inter ou intra-urbaines, inter ou intra-régionales etc.
Le niveau spatial pertinent n’est pas défini alors qu’il constitue un enjeu essentiel de la portée de ces modèles. La deuxième question insuffisamment explorée a trait au caractère toujours positif des processus d’agglomération au sein de la problématique technologique. Les interactions directes entre agents sont sources d’externalités positives : l’hypothèse centrale réside dans le fait que l’échange d’informations spécifiques et complémentaires favorise le développement d’idées nouvelles à la source de l’innovation. Or Fujita évoque l’idée selon laquelle ce processus peut s’épuiser à terme : si la proximité favorise l’émergence de nouvelles idées par un processus interactif, l’épuisement de la diversité au cours du temps peut engendrer des effets négatifs à plus long terme par l’enfermement dans une trajectoire donnée.
1.2. Les développements empiriques autour des externalités technologiques
Les années 1990 ont vu se développer de nombreux travaux empiriques qui ont globalement suivi deux directions principales correspondant en réalité aux deux zones d’ombre caractérisant les externalités technologiques. Une série de travaux s’inscrit dans la problématique de la nature des externalités à partir de la question de la diversité vs spécialisation. Parallèlement, à partir du travail séminal de Jaffe (1986), les études des spillovers géographiques de la connaissance se sont centrées sur la question de l'échelle spatiale de ces externalités.
1.2.1. Diversité ou spécialisation
L’une des voies la plus empruntée en matière d’externalités technologiques concerne la question des avantages relatifs de la spécialisation par rapport à la diversité des activités. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité dans les travaux recensés ici, il convient de souligner l'ambiguïté de ces approches quant aux hypothèses formulées et aux résultats obtenus. La contribution de Glaeser, Kallal, Scheinkman et Shleifer (1992) fait référence car elle repose sur une théorisation originale des types d’externalités spatiales tout en proposant une analyse empirique du rôle de ces externalités dans la croissance urbaine américaine. Pour ces auteurs, il convient de distinguer les externalités statiques des externalités dynamiques. Le caractère statique des externalités serait à la base des approches en termes d’économies de localisation et d’urbanisation, qui correspondent à une prise en compte exogène de facteurs de localisation.
Il est possible d’identifier deux fondements principaux de la concentration des activités productives en fonction du rôle accordé au régime de concurrence et à la définition de l’industrie. Selon que la croissance est favorisée par la concurrence ou le monopole local, et que les externalités résultent d’un processus de spécialisation ou de diversification des activités, trois grandes approches sont retenues : externalités de types MAR4 (spécialisation et monopole local), Porter (spécialisation et concurrence), ou Jacobs (diversification et concurrence). D’un point de vue théorique ces différentes visions des externalités croisent les approches en termes d’incitations à innover avec celles de la nature des externalités.
L’axe concurrence/monopole rend compte du débat autour de l’appropriabilité des résultats de l’innovation : la concurrence peut en effet être à la source de défauts d’incitations à innover (dans une perspective à la Arrow), le monopole local permettant de rétablir cette incitation, mais elle peut être aussi un stimulant de l’innovation dans la recherche de différenciation sur le marché des produits. L’axe spécialisation/diversité renvoie quant à lui à une distinction plus traditionnelle en économie spatiale : les externalités de type MAR ou Porter correspondent à des économies de localisation (spécialisation ou concentration locale) alors que les externalités de type Jacobs sont basées sur la diversification des activités (économies d’urbanisation). Les tests économétriques réalisés à partir de ce cadre d’analyse apportent des résultats précisant la nature des externalités dans le cadre de la croissance urbaine.
Ces résultats de l’analyse de Glaeser et alii (op. cit.) sont cependant limités car les hypothèses sur la nature des externalités peuvent aussi dépendre d’autres facteurs tels que le degré de maturité des industries. Sur cette base, les études plus exhaustives de Henderson et alii (1995), sur le degré de maturité des industries, ou celles de Henderson (1997), sur le lien entre spécialisation et taille des villes, identifient la nature des externalités susceptibles de favoriser les mécanismes d’agglomération, notamment en matière de R&D.
En considérant que l’impact des externalités est variable en fonction des industries et de la phase du cycle de vie du produit, Henderson et alii montrent que la croissance de l’emploi urbain pour les industries matures est plutôt favorisée par des externalités de type MAR, alors que les industries émergentes sont à la fois sensibles aux externalités MAR et Jacobs. Dans le premier cas, la croissance des industries est fortement dépendante de la concentration passée, alors que dans le second, la diversification des activités est aussi un facteur de croissance. Ces résultats peuvent être interprétés en termes de cycle de vie urbain de l’industrie (Henderson, 1997) : les industries émergentes, parce qu’elles sont très sensibles aux effets de débordement informationnel et à la diversité de cette information, ont tendance à être localisées au sein de grandes métropoles, à l’inverse d’industries plus traditionnelles plutôt sensibles à l’existence d’économies d’échelles.