Cours de l’économie géographique et l’économie de la connaissance
Introduction
Les politiques de développement territorial - en particulier urbain - aussi bien que les politiques d’innovation ont été influencées, depuis une ou deux décennies au moins, par diverses avancées de la science économique. Loin de provenir toutes du cœur de cette science, les avancées sont souvent le fruit de confrontations avec d’autres champs disciplinaires comme la géographie, les sciences humaines et politiques, le management public, etc. On peut aussi évoquer les apports de champs interdisciplinaires orientés autour d’un objet de connaissance précis, comme : la science régionale dont l’ambition, au-delà de la juxtaposition d’approches disciplinaires diverses, est de faire du territoire un objet de science ; l’économie de l’innovation qui a de plus en plus porté son attention sur des espaces particulièrement bien organisés et fertiles pour le développement économique fondé sur la technologie ; l’économie de la connaissance, les science studies, et plus récemment les approches de la créativité, qui ont développé un versant spatial important, notamment dans l’étude des creative cities.
Signalons qu’une bonne partie de la littérature économique mobilisable pour éclairer l’analyse des territoires et les phénomènes de développement des agglomérations est de type « hétérodoxe » au sens où le paradigme le plus fertile est à chercher par exemple du côté des théories évolutionnistes, plutôt que dans la tradition néoclassique walrasienne. Un retour vers les fondements de la science économique du « courant principal » n’est cependant pas inutile. C’est typiquement le cas de la tradition marshallienne qui fonde autant l’analyse néoclassique (plutôt statique) du fonctionnement des marchés que celle des dynamiques productives. Comme nous le verrons dans une section consacrée à l’approche marshallienne de la production, cette dernière pose clairement la question de la localisation. Certes, la théorie de l’échange peut aussi aborder des questions spatiales, à l’instar du modèle ricardien des spécialisations dans le commerce international, mais la partie la plus fertile, à notre avis, de la théorie économique se trouve du côté des modèles de production qui impliquent la dimension du temps et simultanément de l’espace.
Malgré tout, la question posée par un nombre croissant d’économistes à partir de la fin des années 1980 « does space matter ? » souligne implicitement le fait que l’espace n’était pas au départ la dimension la plus fondamentale de l’analyse économique. « Spatial economics continues to be very much at the periphery of modern economic theory and most economic models still suggest that economic activity takes place on the tip of a needle » Thisse, Walliser (1998, p.12) Cette position est en train de changer, surtout sur les champs les plus appliqués de l’économie.
Dans presque tous les domaines où l’on s’intéresse à un phénomène d’évolution, la dimension géographique (ou plus généralement spatiale) est prise en compte car l’espace n’est visiblement pas neutre vis-à-vis de ces processus. Nous allons voir successivement quels sont les apports des écoles successives de la pensée économique à la question du développement des territoires, et quel est leur degré de pertinence vis-à-vis des enjeux actuels, en commençant par l’économie spatiale et l’économie régionale (et urbaine), puis l’économie de l’innovation, l’approche marshallienne et l’économie de la connaissance. Les considérations les plus récentes, en termes de créativité, feront l’objet de développements ultérieurs.
1. De l’économie spatiale à l’économie régionale
Les modèles économiques qui expliquent l’organisation spatiale et urbaine sont issus de différentes tentatives pour réintroduire dans l’analyse économique l’espace et ses implications, à partir d’un ensemble de modèles initialement a-spatiaux. Une première génération de modèles en économie spatiale s’est contentée d’introduire une seule variable supplémentaire, la distance géographique (qui a une traduction immédiate sous la forme de coûts de transport), tout en maintenant sur l’espace en général un ensemble d’hypothèses fortes : espace isotrope ou homogène, firmes aux caractéristiques et finalités identiques, etc.
D’autres modèles dits « d’économie régionale et urbaine » se sont employés à lever ces différentes hypothèses peu réalistes pour envisager les disparités territoriales et l’action d’acteurs économiques – des agents fondamentalement actifs sur l’organisation spatiale.
C’est ainsi que l’on peut distinguer une école d’économie spatiale et une école d’économie régionale:
- Dans les théories « spatiales », les mécanismes principaux sont des mécanismes de structuration spontanée de l’espace, issus de variables et de paramètres géographiques ou économiques objectifs (distances, coûts de transaction, hypothèses sur les activités, les populations et les firmes, etc.). Ces modèles d’économie spatiale, imitant souvent des modèles physiques de la mécanique classique, rendent compte des phénomènes de concentration, de hiérarchie ou d’attraction, en l’absence de politiques publiques d’aménagement et de développement.
- Les théories de l’économie « régionale » font, au contraire des modèles d’inspiration mécaniste, l’hypothèse de l’hétérogénéité spatiale et réintègrent le rôle des acteurs et des institutions et partant des politiques publiques, de la géographie volontaire et des stratégies territoriales publiques et privées.
Les principaux modèles de l’économie spatiale
Les modèles et leurs variantes sont innombrables. Il est cependant utile de ramener cette variété à un petit nombre de paradigmes qui ont chacun en propre une approche très spécifique de la question spatiale (Aydalot 1985). Le plus ancien des modèles de l’économie spatiale remonte à von Thünen qui fait paraître au début du 19ème siècle son fameux ouvrage intitulé : "l'État isolé en relation avec l'agriculture et l'économie nationale"1 .
Il s’intéresse exclusivement aux règles de sélection des différentes activités agricoles concentriques autour d’une ville-centre qui offre des débouchés à ces productions. Le principe de sélection des activités est constitué par la rente foncière. Ainsi ce modèle de la rente spatialisée et d’activités en cercles concentriques que l’on applique aujourd’hui indifféremment à l’espace rural ou urbain constitue-t-il une approche paradigmatique de l’usage du sol fondé sur un calcul économique (maximisation de la rente foncière).
Le modèle d’Alfred Weber, au début du 20ème siècle,
La Théorie de la localisation des industries2 constitue lui aussi un paradigme original fondé, mais fondé sur une toute autre approche : celle de la localisation optimale d’une firme unique et isolée dans un espace initialement homogène. Ces modèles génériques figurent dans tous les manuels d’économie spatiale. De fait, il n’existe guère que quelques paradigmes véritablement distincts en économie spatiale, chacun procédant d’une question originale ou d’une façon originale d’introduire l’espace. Des différents modèles (de von Thünen à Lösch en passant par Weber, Christaller, Zipf, Reilly, etc.), les plus intéressants sont ceux qui formulent des lois générales.
Parmi les plus typiques, on citera les modèles gravitaires qui expliquent l’organisation spontanée de l'espace urbanisé. Ces lois sont le plus souvent assez bien vérifiées empiriquement. Les modèles les plus audacieux et paradoxalement les plus simples ont la prétention d’expliquer à partir d’un petit nombre d’hypothèses, les principes généraux de l’organisation spatiale à toutes les échelles. Prenons le cas de la théorie d’Auguste Lösch, en lien avec celle des lieux centraux de Walter Christaller. Rappelons que le lieu central se définit par trois fonctions: une fonction économique, le marché ; une fonction administrative centrale ; et une fonction de transport.
La modélisation suggère une organisation spatiale rationnelle fondée sur la figure récurrente de l’hexagone dupliquée à toutes les échelles géographiques, du local à l’international en passant par le régional ou le national. Au niveau local ce modèle apporte la démonstration de l’équilibre général walrasien spatialisé. Au niveau européen, il explique les caractéristiques de l’armature urbaine à partir des principales villes de la dorsale (cf. le modèle de Roger Brunet du treillage de l’Europe, Brunet 2002). Les modèles de Zipf (loi rang-taille), celui de Reilly (modèle gravitaire des interactions économiques urbaines), comme les modèles de Hotelling ou Palander (de détermination des aires de marché) complètent cette mécanique en fournissant une grille d’analyse complémentaire pour expliquer la hiérarchie urbaine (pyramide des villes ou armature urbaine), les interactions entre les unités urbaines, les aires de marché des firmes. Tous ces modèles ont une utilité pour l’explication d’un aspect particulier de l’organisation spatiale en dehors de toute intervention ciblée (de politique d’aménagement).
L’économie régionale et urbaine
Cette approche intègre les apports précédents de l’économie spatiale (Camagni 1992, Polèse 1994, Polèse & Shearmur 2009) mais fait en plus l’hypothèse de véritables acteurs, privés ou publics, conduisant des politiques d’investissement, de développement ou d’aménagement. L’œuvre d’Alfred Marshall ouvre de ce point de vue un paradigme très différent de celui de l’économie spatiale. Ce paradigme débouche sur le concept de territoire qui lui-même peut être abordé de différentes façons : individualiste, collective, constructiviste, cognitive, etc. Dans ce cadre analytique, on peut penser différentes stratégies de développement (notamment de type endogène ou exogène). Il est assez compréhensible que ce cadre soit aujourd’hui dominant, car il autorise la prise en compte du rôle actif des acteurs comme les firmes (dès les écrits de Marshall) et, dans les développements plus récents, du rôle des collectivités publiques, dans l’organisation régionale et urbaine.
Tous les concepts actuels, comme les clusters, les milieux, les régions apprenantes et autres villes créatives, ainsi qu’un grand nombre de politiques (technopoles, pôles de compétitivités, coopérations métropolitaines) découlent directement de cette hypothèse : l’espace n’est pas seulement le lieu d’application de forces aveugles, il est d’abord le résultat de la volonté des acteurs qui le peuplent et l’organisent. La dimension la plus largement reprise de l’analyse marshallienne est celle de la proximité : de la concentration spatiale et des rendements économiques de production qui y sont associés. La nouvelle économie géographique de Paul Krugman a beaucoup popularisé ces modèles. Pourtant, la concentration géographique est source d’économies à condition que les acteurs s’organisent entre concurrence et coopération.
Les politiques de développement montrent invariablement que la proximité, la concentration géographique et même la spécialisation ne suffisent pas par elles-mêmes à engager un processus de développement ou d’innovation. Il faut y ajouter la volonté des acteurs en interaction et les vertus de l’animation organisée. Une littérature socio-économique et de management public s’est développée pour apporter ce message complémentaire dans lequel, firmes et collectivités sont dotées de fonctions cognitives et de capacités stratégiques. Dans ces représentations, l’organisation sociale, les institutions locales, le capital social et les collectivités territoriales jouent un rôle essentiel. Longtemps, stimulée par les enseignements de la théorie « de la base»3 , la stratégie territoriale a consisté à renforcer les pôles de développement en attirant des capitaux productifs et des activités nouvelles exportatrices, ou à créer par une politique analogue - comme celle du tourisme - une dynamique de développement par l’attraction dans des régions peu dotées.
C’est le schéma classique de développement, qui commence à être souvent décrié, même s’il a connu des succès incontestables par le passé : celui de la collectivité locale qui, ayant financé l’aménagement d’une zone d’activité, s’attend à la voir se remplir par l’afflux de projets d’investissements directs internationaux (la délocalisation des autres…). Ce modèle d’aménagement passif à longtemps prévalu en France4 , mais actuellement la concurrence internationale pour capter les projets d’investissements, la volatilité des projets, l’attente des firmes à l’égard des territoires d’implantation nécessitent d’autres initiatives qu’une offre foncière et de locaux assortie de subventions et d’exonérations fiscales. De nos jours, la mise en concurrence quasi-mondiale des territoires amène les collectivités à déployer une gamme considérable de politiques d’attractivité et de compétitivité qui concernent tous les facteurs de localisation (les infrastructures, les services privés et publics de qualité internationale, l’innovation, la culture, etc.) à grand renfort de communication et marketing territorial.
Les stratégies territoriales gagnantes mettent en œuvre une réelle vision prospective et visent à infléchir sur le long terme les rapports de force économiques à toutes les échelles géographiques. Le territoire le plus « malin » est celui qui mobilise non seulement les ressources de son espace (matérielles et immatérielles) mais également des ressources lointaines5 . Avec la mondialisation et la financiarisation économiques, le développement territorial ne résulte plus exclusivement des activités localisées, il provient des capacités de certains espaces à capter et organiser des flux (de facteurs, de marchandises, de matières premières, de connaissances, etc.) bien au-delà de son périmètre propre. Les villes mondiales, les cités créatives, les centres internationaux ne se contentent pas d’un schéma unique de développement (pour simplifier : exogène ou endogène), ils réalisent des arbitrages, ils organisent, un peu à la manière des Cités-Etats chères à Fernand Braudel, une partie des échanges mondiaux.
Ces considérations nous amènent à aborder d’autres approches, en particulier celles qui se relient à un autre paradigme, peu évoqué ci-dessus, celui de l’innovation. C’est seulement en analysant le processus de « création destructive » de J.A. Schumpeter et en le regardant à travers le prisme des territoires que l’on peut rendre compte d’une grande partie des politiques actuelles et tenter de les évaluer.
2. L’économie de l’innovation, entre acteurs et territoires
Il est devenu banal de souligner à quel point, aujourd’hui, les firmes et les territoires retirent des avantages compétitifs de leurs efforts de recherche et de leurs succès en matière d’innovation. Avant d’évoquer les travaux actuels et de montrer combien l’innovation et la créativité (dans tous les domaines) sont mis en exergue dans les politiques publiques, rappelons que plusieurs auteurs ont marqué d’une contribution décisive l’approche territoriale de ces questions
Les apports hétérodoxes mais fondamentaux de François Perroux
François Perroux, bien que trop largement méconnu pour avoir adopté très tôt une position très critique à l’encontre du modèle standard, n’en est pas moins l’un des économistes français majeurs du vingtième siècle. Les économistes qui ont lu son œuvre considèrent qu’il préfigure à la fois Amartya Sen et Paul Krugman. Il est également l’un des trois fondateurs de l’économie régionale et de l’ASRDLF6 en France, dans les années 50. Avec Jacques R. Boudeville, il est l’auteur en 1961 d’un ouvrage intitulé Les espaces économiques et avec Claude Ponsard, en 1955, d’un ouvrage intitulé : « Economie et espace, Essai d’intégration du facteur spatial dans l’analyse économique. Ses apports à la science régionale sont directement liés à sa conception originale et très pragmatique7 de l’économie. Son approche de l’espace a considérablement contribué au rapprochement des économistes et des géographes (Couzon 2003), mais aussi des économistes et des sociologues. Il écrit plaisamment : « Les agents économiques sont en société avant d’aller au marché et quand ils y vont » (Perroux, 1982, p. 159)
Dans sa recherche pour l’amélioration du modèle walrasien de l’équilibre général, il substitue aux agents maximisateurs sur la seule base du système des prix, ce qu’il appelle des « unités actives » dotées de variables de commandes et capable d’une fonction d’objectif stratégique de transformation du milieu. De plus les échanges auxquels procèdent les unités actives ne se limitent pas aux seules quantités de biens et services : ce sont des échanges composites associant biens tangibles et rapports de force. Avec ces hypothèses, les stratégies des acteurs économiques se déploient naturellement dans un espace économique abstrait (défini comme l’application d’un modèle mathématique sur un espace géographique) dont il est également le concepteur inspiré. On lui doit ainsi :
- La typologie « espace homogène, espace champ de forces, espace plan » en 1950 dans Economie Appliquée, qui est également applicable aux régions et connue sous le nom de typologie Perroux-Boudeville-Isard ; - La première analyse des pôles de croissance en 1955, dans Economie Appliquée, du rôle des firmes motrices, et plus tard des régions motrices, dans le cadre de la théorie de l’expansion régionale et de celle des nations; - Une théorie de l’asymétrie des relations entre les agents économiques, asymétrie qui se traduit dans l’espace géographique par des effets de domination, notamment sous l’influence des stratégies des firmes transnationales (FTN) (Perroux 1969,1982) ; - Une contribution à la théorie de l’entrepreneur, de l’innovation, et du progrès économique dans le prolongement des travaux de Joseph Alois Schumpeter. Tous ces travaux de Perroux vont le sens d’une substitution de la notion « d’acteurs » (Etats, régions, firmes, FTN, communautés, groupes coalisés), à celle « d’agents » de la théorie standard.
Ces agents, qualifiés par lui d’individus sosies ou robots, sont mus exclusivement par une rationalité substantive limitée et n’interagissant que par l’intermédiation des objets. Il a rendu les économistes attentifs aux structures méso- économiques, aux externalités (effets hors-marché) et aux phénomènes d’économies d’échelle, bien avant la naissance de la nouvelle économie géographique. Il a enfin contribué à faire avancer la prise en compte de la dimension essentiellement cognitive du progrès économique.
La tradition schumpeterienne
Pour analyser le rapport entre innovation et région, l’approche la plus fructueuse est (à notre avis, sans conteste) celle de l’économie évolutionniste (Héraud, 2003). Celle-ci remonte comme chacun sait à l’oeuvre maîtresse de Joseph Alois Schumpeter, mais elle a été fortement relayée par tous les auteurs qui, surtout à partir des années 1980, ont travaillé sur le processus d’innovation en réseau, en tout premier lieu Nathan Rosenberg avec son ouvrage Inside the blackbox : Technology and economics. Les auteurs de cette filiation – économistes mais aussi historiens – ont clairement montré, et dans d’innombrables contextes différents, que l’on n’innove jamais seul. Aux premières générations de travaux économiques et managériaux sur le « progrès technique » selon le schéma du learning by doing théorisé par Kenneth Arrow, ils ont substitué une véritable théorie de l’innovation qui explicite des mécanismes de learning by interacting.
L’apprentissage par la pratique, y compris l’apprentissage organisationnel, reste certes un élément important du progrès et de l’acquisition d’avantages concurrentiels, mais la véritable innovation se produit toujours au sein un complexe d’acteurs en interaction, qu’il s’agisse de relations entre producteurs et usagers (modèle du learning by using de Rosenberg) ou de toutes les autres formes de relations cognitives avec les fournisseurs, les sous-traitants, les centres de recherche publics, les sociétés de conseil (KIBS), etc. L’avatar le plus récent de l’analyse de l’innovation en réseau est le modèle de l’open innovation, particulièrement inspiré par le cas de l’open source dans le domaine de l’économie numérique. A partir du moment où l’on postule que l’innovation est un processus en réseau, il est logique de s’interroger sur le périmètre de ce réseau d’acteurs8 . La littérature a d’abord considéré l’échelle du pays en définissant les systèmes nationaux d’innovation (SNI).
Lundvall (1992) par exemple définit bien les deux dimensions du SNI, à la fois réseau d’acteurs et politique nationale. Cette manière d’aborder le contexte de l’innovation met l’accent plus sur une proximité institutionnelle (légale, administrative, culturelle, etc.) que géographique. Les chercheurs se sont ensuite penché sur le concept – plus délicat – de système régional d’innovation (SRI). Philip Cooke, dans Braczyk et al. (1998 p.22), croise les dimensions de l’organisation industrielle et du dispositif institutionnel : la première modalité caractérise le processus d’innovation des entreprises selon qu’il est plutôt « localiste », « interactif » ou « global » ; la seconde modalité caractérise le système d’aide à l’innovation, « grassroot » si le déterminisme est plutôt local, comme dans la Silicon Valley ou dans les districts de la Troisième Italie, « network » pour un système mettant en œuvre tous les niveaux du local au global comme dans le cas du BadeWurtemberg, ou « dirigiste » lorsque l’impulsion est largement extrarégionale comme dans les régions françaises ou japonaises. Plus généralement, on peut remarquer que certains territoires font nettement moins « système » que d’autres et que, par conséquent, le concept de SRI n’est finalement peut-être pas applicable à tous les territoires.
Cours de l’économie géographique et l’économie de la connaissance
Introduction
Les politiques de développement territorial - en particulier urbain - aussi bien que les politiques d’innovation ont été influencées, depuis une ou deux décennies au moins, par diverses avancées de la science économique. Loin de provenir toutes du cœur de cette science, les avancées sont souvent le fruit de confrontations avec d’autres champs disciplinaires comme la géographie, les sciences humaines et politiques, le management public, etc. On peut aussi évoquer les apports de champs interdisciplinaires orientés autour d’un objet de connaissance précis, comme : la science régionale dont l’ambition, au-delà de la juxtaposition d’approches disciplinaires diverses, est de faire du territoire un objet de science ; l’économie de l’innovation qui a de plus en plus porté son attention sur des espaces particulièrement bien organisés et fertiles pour le développement économique fondé sur la technologie ; l’économie de la connaissance, les science studies, et plus récemment les approches de la créativité, qui ont développé un versant spatial important, notamment dans l’étude des creative cities.
Signalons qu’une bonne partie de la littérature économique mobilisable pour éclairer l’analyse des territoires et les phénomènes de développement des agglomérations est de type « hétérodoxe » au sens où le paradigme le plus fertile est à chercher par exemple du côté des théories évolutionnistes, plutôt que dans la tradition néoclassique walrasienne. Un retour vers les fondements de la science économique du « courant principal » n’est cependant pas inutile. C’est typiquement le cas de la tradition marshallienne qui fonde autant l’analyse néoclassique (plutôt statique) du fonctionnement des marchés que celle des dynamiques productives. Comme nous le verrons dans une section consacrée à l’approche marshallienne de la production, cette dernière pose clairement la question de la localisation. Certes, la théorie de l’échange peut aussi aborder des questions spatiales, à l’instar du modèle ricardien des spécialisations dans le commerce international, mais la partie la plus fertile, à notre avis, de la théorie économique se trouve du côté des modèles de production qui impliquent la dimension du temps et simultanément de l’espace.
Malgré tout, la question posée par un nombre croissant d’économistes à partir de la fin des années 1980 « does space matter ? » souligne implicitement le fait que l’espace n’était pas au départ la dimension la plus fondamentale de l’analyse économique. « Spatial economics continues to be very much at the periphery of modern economic theory and most economic models still suggest that economic activity takes place on the tip of a needle » Thisse, Walliser (1998, p.12) Cette position est en train de changer, surtout sur les champs les plus appliqués de l’économie.
Dans presque tous les domaines où l’on s’intéresse à un phénomène d’évolution, la dimension géographique (ou plus généralement spatiale) est prise en compte car l’espace n’est visiblement pas neutre vis-à-vis de ces processus. Nous allons voir successivement quels sont les apports des écoles successives de la pensée économique à la question du développement des territoires, et quel est leur degré de pertinence vis-à-vis des enjeux actuels, en commençant par l’économie spatiale et l’économie régionale (et urbaine), puis l’économie de l’innovation, l’approche marshallienne et l’économie de la connaissance. Les considérations les plus récentes, en termes de créativité, feront l’objet de développements ultérieurs.
1. De l’économie spatiale à l’économie régionale
Les modèles économiques qui expliquent l’organisation spatiale et urbaine sont issus de différentes tentatives pour réintroduire dans l’analyse économique l’espace et ses implications, à partir d’un ensemble de modèles initialement a-spatiaux. Une première génération de modèles en économie spatiale s’est contentée d’introduire une seule variable supplémentaire, la distance géographique (qui a une traduction immédiate sous la forme de coûts de transport), tout en maintenant sur l’espace en général un ensemble d’hypothèses fortes : espace isotrope ou homogène, firmes aux caractéristiques et finalités identiques, etc.
D’autres modèles dits « d’économie régionale et urbaine » se sont employés à lever ces différentes hypothèses peu réalistes pour envisager les disparités territoriales et l’action d’acteurs économiques – des agents fondamentalement actifs sur l’organisation spatiale.
C’est ainsi que l’on peut distinguer une école d’économie spatiale et une école d’économie régionale:
- Dans les théories « spatiales », les mécanismes principaux sont des mécanismes de structuration spontanée de l’espace, issus de variables et de paramètres géographiques ou économiques objectifs (distances, coûts de transaction, hypothèses sur les activités, les populations et les firmes, etc.). Ces modèles d’économie spatiale, imitant souvent des modèles physiques de la mécanique classique, rendent compte des phénomènes de concentration, de hiérarchie ou d’attraction, en l’absence de politiques publiques d’aménagement et de développement.
- Les théories de l’économie « régionale » font, au contraire des modèles d’inspiration mécaniste, l’hypothèse de l’hétérogénéité spatiale et réintègrent le rôle des acteurs et des institutions et partant des politiques publiques, de la géographie volontaire et des stratégies territoriales publiques et privées.
Les principaux modèles de l’économie spatiale
Les modèles et leurs variantes sont innombrables. Il est cependant utile de ramener cette variété à un petit nombre de paradigmes qui ont chacun en propre une approche très spécifique de la question spatiale (Aydalot 1985). Le plus ancien des modèles de l’économie spatiale remonte à von Thünen qui fait paraître au début du 19ème siècle son fameux ouvrage intitulé : "l'État isolé en relation avec l'agriculture et l'économie nationale"1 .
Le modèle d’Alfred Weber, au début du 20ème siècle,
La Théorie de la localisation des industries2 constitue lui aussi un paradigme original fondé, mais fondé sur une toute autre approche : celle de la localisation optimale d’une firme unique et isolée dans un espace initialement homogène. Ces modèles génériques figurent dans tous les manuels d’économie spatiale. De fait, il n’existe guère que quelques paradigmes véritablement distincts en économie spatiale, chacun procédant d’une question originale ou d’une façon originale d’introduire l’espace. Des différents modèles (de von Thünen à Lösch en passant par Weber, Christaller, Zipf, Reilly, etc.), les plus intéressants sont ceux qui formulent des lois générales.
Parmi les plus typiques, on citera les modèles gravitaires qui expliquent l’organisation spontanée de l'espace urbanisé. Ces lois sont le plus souvent assez bien vérifiées empiriquement. Les modèles les plus audacieux et paradoxalement les plus simples ont la prétention d’expliquer à partir d’un petit nombre d’hypothèses, les principes généraux de l’organisation spatiale à toutes les échelles. Prenons le cas de la théorie d’Auguste Lösch, en lien avec celle des lieux centraux de Walter Christaller. Rappelons que le lieu central se définit par trois fonctions: une fonction économique, le marché ; une fonction administrative centrale ; et une fonction de transport.
L’économie régionale et urbaine
Cette approche intègre les apports précédents de l’économie spatiale (Camagni 1992, Polèse 1994, Polèse & Shearmur 2009) mais fait en plus l’hypothèse de véritables acteurs, privés ou publics, conduisant des politiques d’investissement, de développement ou d’aménagement. L’œuvre d’Alfred Marshall ouvre de ce point de vue un paradigme très différent de celui de l’économie spatiale. Ce paradigme débouche sur le concept de territoire qui lui-même peut être abordé de différentes façons : individualiste, collective, constructiviste, cognitive, etc. Dans ce cadre analytique, on peut penser différentes stratégies de développement (notamment de type endogène ou exogène). Il est assez compréhensible que ce cadre soit aujourd’hui dominant, car il autorise la prise en compte du rôle actif des acteurs comme les firmes (dès les écrits de Marshall) et, dans les développements plus récents, du rôle des collectivités publiques, dans l’organisation régionale et urbaine.
Tous les concepts actuels, comme les clusters, les milieux, les régions apprenantes et autres villes créatives, ainsi qu’un grand nombre de politiques (technopoles, pôles de compétitivités, coopérations métropolitaines) découlent directement de cette hypothèse : l’espace n’est pas seulement le lieu d’application de forces aveugles, il est d’abord le résultat de la volonté des acteurs qui le peuplent et l’organisent. La dimension la plus largement reprise de l’analyse marshallienne est celle de la proximité : de la concentration spatiale et des rendements économiques de production qui y sont associés. La nouvelle économie géographique de Paul Krugman a beaucoup popularisé ces modèles. Pourtant, la concentration géographique est source d’économies à condition que les acteurs s’organisent entre concurrence et coopération.
C’est le schéma classique de développement, qui commence à être souvent décrié, même s’il a connu des succès incontestables par le passé : celui de la collectivité locale qui, ayant financé l’aménagement d’une zone d’activité, s’attend à la voir se remplir par l’afflux de projets d’investissements directs internationaux (la délocalisation des autres…). Ce modèle d’aménagement passif à longtemps prévalu en France4 , mais actuellement la concurrence internationale pour capter les projets d’investissements, la volatilité des projets, l’attente des firmes à l’égard des territoires d’implantation nécessitent d’autres initiatives qu’une offre foncière et de locaux assortie de subventions et d’exonérations fiscales. De nos jours, la mise en concurrence quasi-mondiale des territoires amène les collectivités à déployer une gamme considérable de politiques d’attractivité et de compétitivité qui concernent tous les facteurs de localisation (les infrastructures, les services privés et publics de qualité internationale, l’innovation, la culture, etc.) à grand renfort de communication et marketing territorial.
Ces considérations nous amènent à aborder d’autres approches, en particulier celles qui se relient à un autre paradigme, peu évoqué ci-dessus, celui de l’innovation. C’est seulement en analysant le processus de « création destructive » de J.A. Schumpeter et en le regardant à travers le prisme des territoires que l’on peut rendre compte d’une grande partie des politiques actuelles et tenter de les évaluer.
2. L’économie de l’innovation, entre acteurs et territoires
Il est devenu banal de souligner à quel point, aujourd’hui, les firmes et les territoires retirent des avantages compétitifs de leurs efforts de recherche et de leurs succès en matière d’innovation. Avant d’évoquer les travaux actuels et de montrer combien l’innovation et la créativité (dans tous les domaines) sont mis en exergue dans les politiques publiques, rappelons que plusieurs auteurs ont marqué d’une contribution décisive l’approche territoriale de ces questions
Les apports hétérodoxes mais fondamentaux de François Perroux
Dans sa recherche pour l’amélioration du modèle walrasien de l’équilibre général, il substitue aux agents maximisateurs sur la seule base du système des prix, ce qu’il appelle des « unités actives » dotées de variables de commandes et capable d’une fonction d’objectif stratégique de transformation du milieu. De plus les échanges auxquels procèdent les unités actives ne se limitent pas aux seules quantités de biens et services : ce sont des échanges composites associant biens tangibles et rapports de force. Avec ces hypothèses, les stratégies des acteurs économiques se déploient naturellement dans un espace économique abstrait (défini comme l’application d’un modèle mathématique sur un espace géographique) dont il est également le concepteur inspiré. On lui doit ainsi :
- La typologie « espace homogène, espace champ de forces, espace plan » en 1950 dans Economie Appliquée, qui est également applicable aux régions et connue sous le nom de typologie Perroux-Boudeville-Isard ; - La première analyse des pôles de croissance en 1955, dans Economie Appliquée, du rôle des firmes motrices, et plus tard des régions motrices, dans le cadre de la théorie de l’expansion régionale et de celle des nations; - Une théorie de l’asymétrie des relations entre les agents économiques, asymétrie qui se traduit dans l’espace géographique par des effets de domination, notamment sous l’influence des stratégies des firmes transnationales (FTN) (Perroux 1969,1982) ; - Une contribution à la théorie de l’entrepreneur, de l’innovation, et du progrès économique dans le prolongement des travaux de Joseph Alois Schumpeter. Tous ces travaux de Perroux vont le sens d’une substitution de la notion « d’acteurs » (Etats, régions, firmes, FTN, communautés, groupes coalisés), à celle « d’agents » de la théorie standard.
La tradition schumpeterienne
Pour analyser le rapport entre innovation et région, l’approche la plus fructueuse est (à notre avis, sans conteste) celle de l’économie évolutionniste (Héraud, 2003). Celle-ci remonte comme chacun sait à l’oeuvre maîtresse de Joseph Alois Schumpeter, mais elle a été fortement relayée par tous les auteurs qui, surtout à partir des années 1980, ont travaillé sur le processus d’innovation en réseau, en tout premier lieu Nathan Rosenberg avec son ouvrage Inside the blackbox : Technology and economics. Les auteurs de cette filiation – économistes mais aussi historiens – ont clairement montré, et dans d’innombrables contextes différents, que l’on n’innove jamais seul. Aux premières générations de travaux économiques et managériaux sur le « progrès technique » selon le schéma du learning by doing théorisé par Kenneth Arrow, ils ont substitué une véritable théorie de l’innovation qui explicite des mécanismes de learning by interacting.
Lundvall (1992) par exemple définit bien les deux dimensions du SNI, à la fois réseau d’acteurs et politique nationale. Cette manière d’aborder le contexte de l’innovation met l’accent plus sur une proximité institutionnelle (légale, administrative, culturelle, etc.) que géographique. Les chercheurs se sont ensuite penché sur le concept – plus délicat – de système régional d’innovation (SRI). Philip Cooke, dans Braczyk et al. (1998 p.22), croise les dimensions de l’organisation industrielle et du dispositif institutionnel : la première modalité caractérise le processus d’innovation des entreprises selon qu’il est plutôt « localiste », « interactif » ou « global » ; la seconde modalité caractérise le système d’aide à l’innovation, « grassroot » si le déterminisme est plutôt local, comme dans la Silicon Valley ou dans les districts de la Troisième Italie, « network » pour un système mettant en œuvre tous les niveaux du local au global comme dans le cas du BadeWurtemberg, ou « dirigiste » lorsque l’impulsion est largement extrarégionale comme dans les régions françaises ou japonaises. Plus généralement, on peut remarquer que certains territoires font nettement moins « système » que d’autres et que, par conséquent, le concept de SRI n’est finalement peut-être pas applicable à tous les territoires.