Formation sur les conséquences économiques de la crise financière
INTRODUCTION
TROIS ANS APRÈS LE DÉBUT DE LA CRISE, UN ÉTAT DES LIEUX
La pensée économique dominante prétend, depuis les écrits fondateurs du XVIIIe siècle, que la libre concurrence est à même d’assurer le meilleur fonctionnement envisageable dans une économie de marché. Selon cette approche, les désordres de la finance libéralisée ne résulteraient pas de la déréglementation des activités financières, comme le suggèrent nombre d’observateurs, mais de perturbations extérieures aux marchés et de distorsions concurrentielles qui auraient résisté au processus de déréglementation. Cette position est plus forte qu’il y paraît, en raison du cadre théorique très élaboré sur lequel elle repose, et qui lui permet de rattacher toute forme de dysfonctionnement à telle ou telle imperfection, ou à telle règlementation du marché. Et c’est bien sûr toujours dans l’élimination des contraintes réglementaires et dans le renforcement des mécanismes concurrentiels que se trouverait le remède.
Mais malgré sa puissante assise théorique, la pensée dominante apparaît plus irréaliste que jamais, car elle condamne toute forme d’immixtion de la puissance publique à un moment où il est devenu manifeste que, livrés à eux-mêmes, les marchés financiers sont capables d’engendrer le chaos, et incapables de s’en sortir seuls. Aussi, nombreux sont ceux qui se référaient habituellement à la pensée dominante et ont dû, par la force des choses, reconnaître la nécessité de l’intervention publique, tant pour stabiliser les marchés financiers affolés, que pour éviter un effondrement de l’activité économique. « Un ensemble d’idées bien précis a conduit à la déréglementation et à d’autres politiques (à la fois dans le privé et dans le public) qui ont contribué à la crise et à sa diffusion rapide.
Un autre ensemble d’idées, tout à fait différent, a conduit aux politiques fortes pour combattre la crise. Pratiquement aucun pays n’a dit : laissons les marchés se tirer de là tout seuls ; et, sur lesdits marchés, même les "fanatiques du marché" ont couru demander de l’aide à l’État. » (...) « Il y a souvent une interaction complexe entre idées, idéologies et intérêts. Les marchés financiers avaient intérêt à plaider pour la déréglementation ; l’idéologie du libre marché les a bien servis. Mais, si l’on veut que l’économie devienne une science sociale, il faut tester ses postulats. La crise en cours a remis en cause bien des hypothèses largement admises. » Le rapport Stiglitz (2010), p. 25.
En fait, ces réactions défensives (y compris les mesures budgétaires et fiscales de soutien à la demande agrégée), n’avaient pas pour but de relancer l’économie, mais bien de stopper la désintégration du système financier et le processus déflationniste. L’objectif n’était à l’évidence pas d’améliorer les performances d’un système bien portant, mais de sauver le patient dans l’urgence, en attendant de s’attaquer aux causes profondes du problème. Cette précision a son importance, car même si les institutions financières ont rapidement retrouvé une meilleure mine et même si les forces dépressives semblent avoir été stoppées, il y a peu d’espoir pour que les économies touchées par la crise financière internationale retrouvent avant longtemps leur trajectoire d’avant la crise.
La « crise des subprimes » vient ponctuer une série de crises financières chaque fois plus menaçantes, car, comme l’a illustré le cas de la crise asiatique de 1997, les mesures prudentielles envisagées pendant la débâcle sont chaque fois assouplies, sinon abandonnées au sortir de la crise, préparant ainsi le terrain pour un débordement ultérieur. « Il y a un peu plus de dix ans, à l’époque de la crise financière asiatique, on a beaucoup discuté du besoin de réformer rapidement l’architecture financière mondiale pour prévenir le retour d’une crise majeure.
Qu’a-t-on fait ? Peu de choses – trop peu c’est évident. » (...) « De plus, si l’on ne met pas immédiatement en chantier ces changements de fond, il y a un risque important de voir la dynamique réformatrice s’évanouir avec la reprise. Des intérêts politiquement 7 puissants sont en jeu : ceux qui bénéficient des mécanismes existants ou de nouvelles dispositions récentes vont résister aux réformes fondamentales. Mais si on laisse ces intérêts l’emporter, il y aura sûrement une nouvelle crise. C’est une des leçons à tirer de la crise asiatique de 1997-98. »
Le rapport Stiglitz (2010), p. 45 & 47 Cette fois, la crise a sévèrement frappé le capitalisme mondial en son cœur. Frappé dans ses croyances concernant l’efficacité des marchés dérégulés là où la dérégulation avait été le plus poussée. Frappé dans les premières places financières mondiales. Mis à terre les plus grandes institutions bancaires ; mis à genou les pouvoirs publics, dont la capacité d’action restera longtemps affaiblie par les mesures monétaires non conventionnelles et par les mesures budgétaires et fiscales qui ont dû être prises dans l’urgence.
Par la force des choses donc, parce que la frappe menaçait la finance mondiale de désintégration et les économies nationales d’une désorganisation aux conséquences désastreuses et incalculables, les autorités ont un peu partout enfreint les règles de « bonne gouvernance » qu’elles avaient appliquées jusque-là au nom de leur croyance dogmatique dans les vertus de la concurrence libre et non faussée. Loin de s’attaquer à ce qu’il restait de réglementation après plusieurs décennies de libéralisation, les pouvoirs publics se sont même engagés dans la voie d’un renforcement de la réglementation prudentielle, avec des initiatives comme la loi Dodd-Frank aux États-Unis et les accords de Bâle 3. Le fait est que les prescriptions de la théorie dominante sont tout simplement apparues inadaptées, voire dangereuses à mettre en œuvre pendant la crise.
Si le remède n’était pas approprié, c’est que le diagnostique n’était pas bon et que la théorie qui l’a produit doit être reconsidérée. Une théorie réaliste doit pouvoir rendre compte du caractère inéluctable de l’action publique, au moins dans les circonstances critiques telles que celles déclenchées à la fin de l’été 2008. La théorie générale proposée par J.-M. Keynes en 1936, permet de penser l’intervention publique comme l’un des rouages du bon fonctionnement du système des marchés. L’autorégulation des marchés concurrentiels y est sérieusement mise en doute, de sorte qu’en l’absence de stabilisateurs institutionnels, tels que les lois et réglementations, l’action continue des syndicats ou l’intervention des pouvoirs publics, le système économique pourrait se révéler violemment instable.
Dans ce cadre conceptuel, l’action des institutions publiques n’est pas une donnée extérieure au système de marchés, et qui viendrait en perturber le bon fonctionnement. Elle peut au contraire contribuer au bon fonctionnement du système au côté des agents économiques. Alors qu’elle est perçue comme une source de distorsion à la concurrence et de dysfonctionnement du système économique dans le cadre de pensée dominant, elle agit en fait comme une protection contre les forces potentiellement déstabilisatrices des marchés concurrentiels.
C’est grâce à l’action de ces institutions que, malgré l’absence d’un « ordre naturel » auquel la pensée dominante reste viscéralement attachée, les systèmes concurrentiels font preuve d’une certaine stabilité. Les injections massives de liquidités, renflouements ou nationalisations de banques et autres mesures non conventionnelles de politique monétaire, de même que les mesures de politique budgétaire et fiscale adoptées en réponse à la secousse financière, relèvent manifestement d’une telle logique. « (...) les pouvoirs publics ont réagi à la crise en prenant des mesures ambitieuses et énergiques sur les plans monétaire et budgétaire et dans le secteur financier.
Ces actions concertées ont réussi à arrê- ter, puis à inverser la dégradation de la situation économique. » (Fonds monétaire international, Rapport annuel 2010, p. 9) « Un rapide assouplissement de la politique monétaire, des interventions massives pour secourir le système financier et une politique de soutien budgétaire ont contribué à stabiliser le système financier et à atténuer la contraction de la demande privée. » (Études économiques de l’OCDE : Zone euro, Résumé, décembre 2010, p. 1) Si les pouvoirs publics ont réagi comme ils l’ont fait à la déstabilisation du système financier, c’est qu’ils ont pris conscience, par la force des choses, que le fait ne pas laisser jouer les garde-fous institutionnels au nom d’une croyance dogmatique dans les bienfaits de la concurrence eut été le plus sûr moyen de précipiter les économies dans une dépression beaucoup plus grave. 8
Aujourd’hui, les places boursières ont sensiblement récupéré, les banques refont des profits, l’activité économique reprend des couleurs... Et pourtant, les choses sont loin d’être rentrées dans l’ordre. Selon le rapport annuel 2010 du FMI (p. 9), « (...) les premiers signes de reprise sont apparus au second semestre de 2009, la croissance commençant à monter en régime au début de 2010. Cependant, la reprise est restée modérée et inégale, les pays avancés enregistrant une croissance relativement faible (...) La reprise se poursuit, mais des risques considérables subsistent. » La Banque des règlements internationaux notait dans son rapport annuel de 2010, « les vulnérabilités qui subsistent dans le secteur financier et les effets secondaires des soins intensifs encore prodigués se conjuguent pour menacer les économies d’une rechute et miner les efforts de réforme. »
C’est sur le front de l’emploi que les inquiétudes se font les plus vives, comme l’indique l’Organisation Internationale du Travail dans le « résumé exécutif » du rapport 2011 sur les Tendances mondiales de l’emploi : « La reprise sur les marchés du travail s’est avérée inégale, la région des économies développées et de l’Union européenne enregistrant une hausse constante du nombre de sans-emplois. (...) compte tenu de la fragilité du marché du travail dans de nombreux pays, des niveaux élevés de la dette publique et de la vulnérabilité persistante du secteur financier et des ménages privés, les risques de rechute l’emportent. »
Le rétablissement est loin d’être consolidé, et il est à craindre que les économies américaines et européenne, les plus touchées par les désordres de la finance internationale, mettront encore de longues années à retrouver une situation normalisée. La crise financière, que la pensée dominante ne peut comprendre qu’en l’attribuant de manière irréaliste à des erreurs de politique économique ou à des « distorsions de concurrence » (qui pour certaines ne sont en fait que la trace de l’action régulatrice d’institutions que le capitalisme génère de lui-même afin d’assurer sa propre viabilité), a en effet placé les économies devant des défis durables.
L’approche post-keynésienne qui inspire la présente étude révèle les obstacles que les systèmes économiques impactés par les désordres financiers devront franchir. Diverses difficultés sont à prévoir, certaines liées aux effets délétères de la perte de confiance des agents économiques (consommateurs, entrepreneurs, banques et institutions financières, pouvoirs publics), d’autres liées à la dégradation des finances publiques et à l’injection massive de liquidités dans le circuit par les banques centrales. Les réponses qui commencent à être apportées, telles la poursuite des restrictions budgétaires et fiscales, ou les restrictions monétaires, sont des « solutions » conçues par le courant de pensée dominant pour un système aux propriétés supposées d’autorégulation que les faits viennent démentir avec force.
Ces réponses auront également une incidence négative sur une croissance économique déjà passablement éprouvée. Cela laisse entrevoir une longue période de croissance faible et fragile, donc potentiellement heurtée. « Des déséquilibres excessifs d’ordre économique, financier et budgétaire se sont accumulés dans certains pays de la zone euro durant la période d’expansion, entravant le bon fonctionnement de l’union monétaire, et se sont traduits par des fragilités croissantes. Il en est résulté des crises économiques et budgétaires particulièrement graves dans certains pays, avec des retombées dans l’ensemble de la zone euro principalement par le biais des marchés de capitaux. (...) L’activité s’est accélérée, mais la reprise sera probablement faible.
L’assainissement budgétaire est indispensable, mais il risque de peser sur la croissance dans le court terme. Dès qu’apparaîtront des risques à la hausse pour la stabilité des prix à moyen terme, il faudra mettre fin aux mesures de relance monétaire. (Études économiques de l’OCDE : Zone euro, Résumé, décembre 2010, p. 1) « La crise financière a légué aux autorités, en particulier dans les pays industrialisés, une très lourde tâche. Celles-ci doivent, en effet, inscrire leur action dans une perspective de moyen à long terme, tout en essayant de soutenir une reprise qui demeure fragile et inégale. Les ménages ont tout juste commencé à réduire leur endettement, et continuent donc de modérer leurs dépenses. (...) Tout cela continue de peser sur la confiance. Les vulnérabilités qui subsistent dans le secteur financier et les effets secondaires des soins intensifs encore prodigués se conjuguent pour menacer les économies d’une rechute et miner les efforts de réforme. » (Banque des Règlements internationaux, 80e rapport annuel, Bâle, juin 2010, p. 3)
La présente étude met en évidence les principales carences de l’appareil conceptuel dominant face à l’interprétation de la crise et de ses manifestations. Elle appréhende les conséquences économiques de la crise financière, ainsi que les défis à venir (chômage, dette publique et inflation) dans une perspective post-keynésienne. Elle montre en quoi les réponses prônées par le "mainstream" sont inadaptées et considère les voies alternatives pour sortir du problème du déficit et de la dette publique. Elle considère également 9 les risques d’un dérapage inflationniste et les moyens dont disposerait la politique monétaire pour y répondre.
Elle interroge les travaux post-keynésiens à propos des politiques macroéconomiques susceptibles de contourner les écueils et de limiter l’impact négatif sur l’activité et l’emploi. Elle discute également les problèmes spécifiques soulevés par les principes de gouvernance macroéconomique mis en œuvre au sein de la zone euro (BCE, pacte de stabilité...). La première partie du rapport traite des principaux cadres théoriques disponibles pour interpréter la crise financière et ses conséquences économiques. Elle offre une argumentation détaillée des remises en causes dont le courant de pensée dominant (dans ses différentes variantes) fait l’objet, et des raisons profondes pour lesquelles l’appareil conceptuel qu’il promeut est inadapté.
Les atouts des innovations méthodologiques introduites en 1936 dans la Théorie Générale de Keynes sont ensuite présentés et utilisés pour livrer une analyse différente des conséquences économiques de la crise et des enjeux à venir. La seconde partie est dédiée à l’analyse des conditions du retour à la croissance économique. Elle traite de l’aggravation des difficultés liées à la mise en œuvre de principes de politique économique inspirés par la lecture trompeuse des évènements que livre le courant de pensée dominant, avant d’explorer les voies alternatives suggérées par l’approche post-keynésienne.
PREMIÈRE PARTIE
COMPRENDRE LA CRISE – OUTILS CONCEPTUELS I. LES INSUFFISANCES DE L’APPAREIL CONCEPTUEL DOMINANT
L’interprétation de tout phénomène économique requiert l’adoption d’une grille de lecture des faits, c’est-à-dire d’une théorie explicative des phénomènes auxquels on s’intéresse. La théorie qui domine de nos jours plonge ses lointaines racines dans les écrits des auteurs classiques des XVIIIe et XIXe siècles, mais les développements qui ont présidé à l’élaboration des « nouvelles macroéconomies » dans le dernier quart du vingtième siècle (1), et plus récemment à l’émergence d’un « nouveau consensus », reposent sur le postulat selon lequel le système économique évolue suivant un processus stationnaire, c’est-à-dire de manière suffisamment régulière pour que les agents puissent en déduire des « lois de fonctionnement » et faire des prévisions justes aux aléas près. L’hypothèse d’anticipation rationnelle a été de ce point de vue une innovation capitale (2).
Elle constitue, avec le cadre conceptuel hérité de la tradition classique et néoclassique, le socle commun des « nouvelles macroéconomies ». Les prévisions étant supposées justes en moyenne, les fluctuations économiques sont interprétées, aux aléas près, comme l’adaptation continue de l’économie au changement des données structurelles (goûts des consommateurs, technologie, cadre légal et institutionnel). Les chocs exogènes, les aléas, ne peuvent ainsi produire que des déviations temporaires de l’économie par rapport à sa trajectoire « naturelle ».
De telles déviations peuvent justifier une intervention des pouvoirs publics, mais seulement si celle-ci est capable de mieux résorber les perturbations temporaires que ne le ferait l’ajustement spontané des marchés. C’est sur cette question que divergent les deux principaux courants de la « nouvelle macroéconomie ». La nouvelle économie classique (NEC) postule l’efficacité des marchés et conteste l’utilité des politiques publiques. Cette approche est à l’origine de la « théorie des cycles réels », ainsi dénommée pour en souligner la neutralité de la monnaie et la filiation (néo)classique dans l’explication des fluctuations macroéconomiques.
La nouvelle économie keynésienne (NEK) justifie au contraire l’intervention publique en invoquant, d’une part, les lenteurs que peut par exemple induire la rigidité ou « viscosité » des salaires nominaux, même en présence d’anticipations rationnelles, et, d’autre part, les distorsions que peuvent produire certains comportements économiques dans le domaine financier, mais aussi sur le marché du travail (responsabilité de la réglementation et des syndicats dans le sous-emploi). En général, tout ce qui de manière endogène ralenti l’ajustement concurrentiel ou fausse la concurrence est susceptible de laisser une place aux politiques publiques (politiques de stabilisation à visée conjoncturelle, ou politiques structurelles visant un fonctionnement concurrentiel), et peut donc être rattaché à la NEK.
Les nouvelles macroéconomies : une filiation keynésienne ? Parce qu’elles étudient l’influence des prévisions sur l’équilibre, les nouvelles macroéconomies s’inscrivent d’une certaine manière dans le prolongement de l’œuvre de Keynes (3), mais le traitement réducteur de l’incertitude, et les hypothèses de stationnarité et d’anticipations rationnelles qui en 11 (1)
Pour une présentation, voir Snowdon & Vane (2005). (2) Les travaux précurseurs concernant les anticipations rationnelles sont attribués à John Muth (1961), et, pour ce qui concerne les implications macroéconomiques, à Robert Lucas (1972). (3) Ce que n'hésitent pas à revendiquer les auteurs les plus étrangers aux principales idées exprimées dans la Théorie Générale de Keynes, comme Robert Lucas, de l'« école de Chicago », temple de la NEC.
Dans le passage suivant, où il défend le mainstream contre les critiques formulées par le magazine The Economist (18 juillet 2009), R. Lucas se réfère à Keynes et Friedman (dont les vues sur la monnaie sont pourtant aux antipodes l'une de l'autre, comme nous le verrons plus loin) et révèle en passant les liens étroits entre les deux grandes branches du mainstream en impliquant des auteurs issus de la NEK dans l'héritage : "Both Mr Bernanke and Mr Mishkin are in the mainstream of what one critic cited in The Economist’s briefing calls a “Dark Age of macro economics”. [...] They have drawn on the ideas and research of Keynes from the 1930s, of Friedman and Schwartz in the 1960s, and of many others. I simply see no connection between the reality of the macroeconomics that these people represent and the caricature provided by the critics whose views dominated The Economist’s briefing." (R. Lucas, In defence of the dismal science, The Economist, 6 Aug. 2009)
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ..................................... 3
TABLE DES MATIÈRES ........................... 5
INTRODUCTION .............. 7
PREMIÈRE PARTIE – COMPRENDRE LA CRISE – OUTILS CONCEPTUELS........ 11
I. Les insuffisances de l'appareil conceptuel dominant .................... 11
A. La thèse de la surabondance de monnaie (Money glut) ............. 12
B. La thèse de la surabondance d'épargne (Saving glut) .................. 15
C. Déficiences de marchés .................................... 22
II. L'apport du courant postkeynésien à la compréhension de la crise .......... 24
A. Incertitude et possibilité de la crise...................................... 24
B. Le désarroi des marchés concurrentiels......................... 26
C. Fluctuations et crises, les apports de Keynes et Minsky............... 30
Conclusion ...................... 33
DEUXIÈME PARTIE – LE DIFFICILE RETOUR DE LA CROISSANCE................................ 35
Introduction .................. 35
III. Les conséquences économiques de la crise financière ........ 37
A. Une dégradation des conditions de financement ............................... 37
B. Demande privée : le poids des prévisions à long terme............... 43
C. Les problèmes à retardement.................... 49
IV. Les politiques publiques empêtrées ............................... 56
A. La nature du problème et le point de vue du courant de pensée dominant .......................... 56
B. Les difficultés seront aggravées par les politiques orthodoxes ............................ 60
C. Propositions pour débrider la reprise................................ 63
CONCLUSION ..................... 66
ANNEXES ................................. 68
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ...................... 75
Formation sur les conséquences économiques de la crise financière
INTRODUCTION
TROIS ANS APRÈS LE DÉBUT DE LA CRISE, UN ÉTAT DES LIEUX
La pensée économique dominante prétend, depuis les écrits fondateurs du XVIIIe siècle, que la libre concurrence est à même d’assurer le meilleur fonctionnement envisageable dans une économie de marché. Selon cette approche, les désordres de la finance libéralisée ne résulteraient pas de la déréglementation des activités financières, comme le suggèrent nombre d’observateurs, mais de perturbations extérieures aux marchés et de distorsions concurrentielles qui auraient résisté au processus de déréglementation. Cette position est plus forte qu’il y paraît, en raison du cadre théorique très élaboré sur lequel elle repose, et qui lui permet de rattacher toute forme de dysfonctionnement à telle ou telle imperfection, ou à telle règlementation du marché. Et c’est bien sûr toujours dans l’élimination des contraintes réglementaires et dans le renforcement des mécanismes concurrentiels que se trouverait le remède.
Mais malgré sa puissante assise théorique, la pensée dominante apparaît plus irréaliste que jamais, car elle condamne toute forme d’immixtion de la puissance publique à un moment où il est devenu manifeste que, livrés à eux-mêmes, les marchés financiers sont capables d’engendrer le chaos, et incapables de s’en sortir seuls. Aussi, nombreux sont ceux qui se référaient habituellement à la pensée dominante et ont dû, par la force des choses, reconnaître la nécessité de l’intervention publique, tant pour stabiliser les marchés financiers affolés, que pour éviter un effondrement de l’activité économique. « Un ensemble d’idées bien précis a conduit à la déréglementation et à d’autres politiques (à la fois dans le privé et dans le public) qui ont contribué à la crise et à sa diffusion rapide.
Un autre ensemble d’idées, tout à fait différent, a conduit aux politiques fortes pour combattre la crise. Pratiquement aucun pays n’a dit : laissons les marchés se tirer de là tout seuls ; et, sur lesdits marchés, même les "fanatiques du marché" ont couru demander de l’aide à l’État. » (...) « Il y a souvent une interaction complexe entre idées, idéologies et intérêts. Les marchés financiers avaient intérêt à plaider pour la déréglementation ; l’idéologie du libre marché les a bien servis. Mais, si l’on veut que l’économie devienne une science sociale, il faut tester ses postulats. La crise en cours a remis en cause bien des hypothèses largement admises. » Le rapport Stiglitz (2010), p. 25.
En fait, ces réactions défensives (y compris les mesures budgétaires et fiscales de soutien à la demande agrégée), n’avaient pas pour but de relancer l’économie, mais bien de stopper la désintégration du système financier et le processus déflationniste. L’objectif n’était à l’évidence pas d’améliorer les performances d’un système bien portant, mais de sauver le patient dans l’urgence, en attendant de s’attaquer aux causes profondes du problème. Cette précision a son importance, car même si les institutions financières ont rapidement retrouvé une meilleure mine et même si les forces dépressives semblent avoir été stoppées, il y a peu d’espoir pour que les économies touchées par la crise financière internationale retrouvent avant longtemps leur trajectoire d’avant la crise.
La « crise des subprimes » vient ponctuer une série de crises financières chaque fois plus menaçantes, car, comme l’a illustré le cas de la crise asiatique de 1997, les mesures prudentielles envisagées pendant la débâcle sont chaque fois assouplies, sinon abandonnées au sortir de la crise, préparant ainsi le terrain pour un débordement ultérieur. « Il y a un peu plus de dix ans, à l’époque de la crise financière asiatique, on a beaucoup discuté du besoin de réformer rapidement l’architecture financière mondiale pour prévenir le retour d’une crise majeure.
Qu’a-t-on fait ? Peu de choses – trop peu c’est évident. » (...) « De plus, si l’on ne met pas immédiatement en chantier ces changements de fond, il y a un risque important de voir la dynamique réformatrice s’évanouir avec la reprise. Des intérêts politiquement 7 puissants sont en jeu : ceux qui bénéficient des mécanismes existants ou de nouvelles dispositions récentes vont résister aux réformes fondamentales. Mais si on laisse ces intérêts l’emporter, il y aura sûrement une nouvelle crise. C’est une des leçons à tirer de la crise asiatique de 1997-98. »
Le rapport Stiglitz (2010), p. 45 & 47 Cette fois, la crise a sévèrement frappé le capitalisme mondial en son cœur. Frappé dans ses croyances concernant l’efficacité des marchés dérégulés là où la dérégulation avait été le plus poussée. Frappé dans les premières places financières mondiales. Mis à terre les plus grandes institutions bancaires ; mis à genou les pouvoirs publics, dont la capacité d’action restera longtemps affaiblie par les mesures monétaires non conventionnelles et par les mesures budgétaires et fiscales qui ont dû être prises dans l’urgence.
Par la force des choses donc, parce que la frappe menaçait la finance mondiale de désintégration et les économies nationales d’une désorganisation aux conséquences désastreuses et incalculables, les autorités ont un peu partout enfreint les règles de « bonne gouvernance » qu’elles avaient appliquées jusque-là au nom de leur croyance dogmatique dans les vertus de la concurrence libre et non faussée. Loin de s’attaquer à ce qu’il restait de réglementation après plusieurs décennies de libéralisation, les pouvoirs publics se sont même engagés dans la voie d’un renforcement de la réglementation prudentielle, avec des initiatives comme la loi Dodd-Frank aux États-Unis et les accords de Bâle 3. Le fait est que les prescriptions de la théorie dominante sont tout simplement apparues inadaptées, voire dangereuses à mettre en œuvre pendant la crise.
Dans ce cadre conceptuel, l’action des institutions publiques n’est pas une donnée extérieure au système de marchés, et qui viendrait en perturber le bon fonctionnement. Elle peut au contraire contribuer au bon fonctionnement du système au côté des agents économiques. Alors qu’elle est perçue comme une source de distorsion à la concurrence et de dysfonctionnement du système économique dans le cadre de pensée dominant, elle agit en fait comme une protection contre les forces potentiellement déstabilisatrices des marchés concurrentiels.
C’est grâce à l’action de ces institutions que, malgré l’absence d’un « ordre naturel » auquel la pensée dominante reste viscéralement attachée, les systèmes concurrentiels font preuve d’une certaine stabilité. Les injections massives de liquidités, renflouements ou nationalisations de banques et autres mesures non conventionnelles de politique monétaire, de même que les mesures de politique budgétaire et fiscale adoptées en réponse à la secousse financière, relèvent manifestement d’une telle logique. « (...) les pouvoirs publics ont réagi à la crise en prenant des mesures ambitieuses et énergiques sur les plans monétaire et budgétaire et dans le secteur financier.
Aujourd’hui, les places boursières ont sensiblement récupéré, les banques refont des profits, l’activité économique reprend des couleurs... Et pourtant, les choses sont loin d’être rentrées dans l’ordre. Selon le rapport annuel 2010 du FMI (p. 9), « (...) les premiers signes de reprise sont apparus au second semestre de 2009, la croissance commençant à monter en régime au début de 2010. Cependant, la reprise est restée modérée et inégale, les pays avancés enregistrant une croissance relativement faible (...) La reprise se poursuit, mais des risques considérables subsistent. » La Banque des règlements internationaux notait dans son rapport annuel de 2010, « les vulnérabilités qui subsistent dans le secteur financier et les effets secondaires des soins intensifs encore prodigués se conjuguent pour menacer les économies d’une rechute et miner les efforts de réforme. »
C’est sur le front de l’emploi que les inquiétudes se font les plus vives, comme l’indique l’Organisation Internationale du Travail dans le « résumé exécutif » du rapport 2011 sur les Tendances mondiales de l’emploi : « La reprise sur les marchés du travail s’est avérée inégale, la région des économies développées et de l’Union européenne enregistrant une hausse constante du nombre de sans-emplois. (...) compte tenu de la fragilité du marché du travail dans de nombreux pays, des niveaux élevés de la dette publique et de la vulnérabilité persistante du secteur financier et des ménages privés, les risques de rechute l’emportent. »
L’approche post-keynésienne qui inspire la présente étude révèle les obstacles que les systèmes économiques impactés par les désordres financiers devront franchir. Diverses difficultés sont à prévoir, certaines liées aux effets délétères de la perte de confiance des agents économiques (consommateurs, entrepreneurs, banques et institutions financières, pouvoirs publics), d’autres liées à la dégradation des finances publiques et à l’injection massive de liquidités dans le circuit par les banques centrales. Les réponses qui commencent à être apportées, telles la poursuite des restrictions budgétaires et fiscales, ou les restrictions monétaires, sont des « solutions » conçues par le courant de pensée dominant pour un système aux propriétés supposées d’autorégulation que les faits viennent démentir avec force.
Ces réponses auront également une incidence négative sur une croissance économique déjà passablement éprouvée. Cela laisse entrevoir une longue période de croissance faible et fragile, donc potentiellement heurtée. « Des déséquilibres excessifs d’ordre économique, financier et budgétaire se sont accumulés dans certains pays de la zone euro durant la période d’expansion, entravant le bon fonctionnement de l’union monétaire, et se sont traduits par des fragilités croissantes. Il en est résulté des crises économiques et budgétaires particulièrement graves dans certains pays, avec des retombées dans l’ensemble de la zone euro principalement par le biais des marchés de capitaux. (...) L’activité s’est accélérée, mais la reprise sera probablement faible.
La présente étude met en évidence les principales carences de l’appareil conceptuel dominant face à l’interprétation de la crise et de ses manifestations. Elle appréhende les conséquences économiques de la crise financière, ainsi que les défis à venir (chômage, dette publique et inflation) dans une perspective post-keynésienne. Elle montre en quoi les réponses prônées par le "mainstream" sont inadaptées et considère les voies alternatives pour sortir du problème du déficit et de la dette publique. Elle considère également 9 les risques d’un dérapage inflationniste et les moyens dont disposerait la politique monétaire pour y répondre.
Elle interroge les travaux post-keynésiens à propos des politiques macroéconomiques susceptibles de contourner les écueils et de limiter l’impact négatif sur l’activité et l’emploi. Elle discute également les problèmes spécifiques soulevés par les principes de gouvernance macroéconomique mis en œuvre au sein de la zone euro (BCE, pacte de stabilité...). La première partie du rapport traite des principaux cadres théoriques disponibles pour interpréter la crise financière et ses conséquences économiques. Elle offre une argumentation détaillée des remises en causes dont le courant de pensée dominant (dans ses différentes variantes) fait l’objet, et des raisons profondes pour lesquelles l’appareil conceptuel qu’il promeut est inadapté.
PREMIÈRE PARTIE
COMPRENDRE LA CRISE – OUTILS CONCEPTUELS I. LES INSUFFISANCES DE L’APPAREIL CONCEPTUEL DOMINANT
L’interprétation de tout phénomène économique requiert l’adoption d’une grille de lecture des faits, c’est-à-dire d’une théorie explicative des phénomènes auxquels on s’intéresse. La théorie qui domine de nos jours plonge ses lointaines racines dans les écrits des auteurs classiques des XVIIIe et XIXe siècles, mais les développements qui ont présidé à l’élaboration des « nouvelles macroéconomies » dans le dernier quart du vingtième siècle (1), et plus récemment à l’émergence d’un « nouveau consensus », reposent sur le postulat selon lequel le système économique évolue suivant un processus stationnaire, c’est-à-dire de manière suffisamment régulière pour que les agents puissent en déduire des « lois de fonctionnement » et faire des prévisions justes aux aléas près. L’hypothèse d’anticipation rationnelle a été de ce point de vue une innovation capitale (2).
Elle constitue, avec le cadre conceptuel hérité de la tradition classique et néoclassique, le socle commun des « nouvelles macroéconomies ». Les prévisions étant supposées justes en moyenne, les fluctuations économiques sont interprétées, aux aléas près, comme l’adaptation continue de l’économie au changement des données structurelles (goûts des consommateurs, technologie, cadre légal et institutionnel). Les chocs exogènes, les aléas, ne peuvent ainsi produire que des déviations temporaires de l’économie par rapport à sa trajectoire « naturelle ».
La nouvelle économie keynésienne (NEK) justifie au contraire l’intervention publique en invoquant, d’une part, les lenteurs que peut par exemple induire la rigidité ou « viscosité » des salaires nominaux, même en présence d’anticipations rationnelles, et, d’autre part, les distorsions que peuvent produire certains comportements économiques dans le domaine financier, mais aussi sur le marché du travail (responsabilité de la réglementation et des syndicats dans le sous-emploi). En général, tout ce qui de manière endogène ralenti l’ajustement concurrentiel ou fausse la concurrence est susceptible de laisser une place aux politiques publiques (politiques de stabilisation à visée conjoncturelle, ou politiques structurelles visant un fonctionnement concurrentiel), et peut donc être rattaché à la NEK.
Les nouvelles macroéconomies : une filiation keynésienne ? Parce qu’elles étudient l’influence des prévisions sur l’équilibre, les nouvelles macroéconomies s’inscrivent d’une certaine manière dans le prolongement de l’œuvre de Keynes (3), mais le traitement réducteur de l’incertitude, et les hypothèses de stationnarité et d’anticipations rationnelles qui en 11 (1)
Pour une présentation, voir Snowdon & Vane (2005). (2) Les travaux précurseurs concernant les anticipations rationnelles sont attribués à John Muth (1961), et, pour ce qui concerne les implications macroéconomiques, à Robert Lucas (1972). (3) Ce que n'hésitent pas à revendiquer les auteurs les plus étrangers aux principales idées exprimées dans la Théorie Générale de Keynes, comme Robert Lucas, de l'« école de Chicago », temple de la NEC.
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ..................................... 3
TABLE DES MATIÈRES ........................... 5
INTRODUCTION .............. 7
PREMIÈRE PARTIE – COMPRENDRE LA CRISE – OUTILS CONCEPTUELS........ 11
I. Les insuffisances de l'appareil conceptuel dominant .................... 11
A. La thèse de la surabondance de monnaie (Money glut) ............. 12
B. La thèse de la surabondance d'épargne (Saving glut) .................. 15
C. Déficiences de marchés .................................... 22
II. L'apport du courant postkeynésien à la compréhension de la crise .......... 24
A. Incertitude et possibilité de la crise...................................... 24
B. Le désarroi des marchés concurrentiels......................... 26
C. Fluctuations et crises, les apports de Keynes et Minsky............... 30
Conclusion ...................... 33
DEUXIÈME PARTIE – LE DIFFICILE RETOUR DE LA CROISSANCE................................ 35
Introduction .................. 35
III. Les conséquences économiques de la crise financière ........ 37
A. Une dégradation des conditions de financement ............................... 37
B. Demande privée : le poids des prévisions à long terme............... 43
C. Les problèmes à retardement.................... 49
IV. Les politiques publiques empêtrées ............................... 56
A. La nature du problème et le point de vue du courant de pensée dominant .......................... 56
B. Les difficultés seront aggravées par les politiques orthodoxes ............................ 60
C. Propositions pour débrider la reprise................................ 63
CONCLUSION ..................... 66
ANNEXES ................................. 68
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ...................... 75