Document Economie du Développement Soutenable
INTRODUCTION
QUELLE PLACE POUR L’ÉCONOMIE DANS LA SCIENCE DE LA SOUTENABILITÉ ?
Éloi Laurent* OFCE, Observatoire français des conjonctures économiques Le chaînon manquant du savoir écologique La question écologique redessine les frontières des disciplines scientifiques. La physique et la chimie, la biologie et la géologie se rapprochent, s’articulent et s’intègrent en une science de la Terre (Earth science) dont l’étude en systèmes (Earth systems) monte en puissance dans les meilleures universités du monde. Ce savoir nouveau ne pourra toutefois se muer en une véritable science de la soutenabilité qu’avec le concours des sciences sociales et des humanités, qui elles-mêmes commencent à organiser leur dialogue méthodologique sur le terrain écologique1.
La question de la place de l’économie dans cette recomposition fondamentale est donc aujourd’hui posée. Ce premier ouvrage de la série Débats et politiques de la Revue de l’OFCE, entend, à sa mesure, contribuer à l’éclairer. Nos crises écologiques révèlent un paradoxe de la connaissance et de l’action : les progrès considérables des sciences de l’environnement depuis deux décennies sont porteurs de nouvelles toujours plus mauvaises sur l’état des écosystèmes terrestres. Plus nous prenons conscience du problème écologique et plus celui-ci s’aggrave sous nos yeux. « La crise de l'environnement est plus aiguë, plus intransigeante et plus répandue que jamais, malgré des connaissances scientifiques plus étendues que jamais »
2. Trois hypothèses au moins sont concevables pour envisager ce paradoxe : la première tient au simple effet de qualité de nos instruments de mesure, qui nous informent bien mieux qu’avant sur l’état réel de problèmes environnementaux trop longtemps négligés ; la deuxième, moins évidente, tient à la distance qui peut se former entre ce que nous savons et ce que nous croyons : selon Jean-Pierre Dupuy3, si nous savons davantage que par le passé (que la Nature est devenue vulnérable), nous ne croyons pas assez ce que désormais nous sommes censés savoir ; la dernière hypothèse, privilé- giée ici, est que nous ne savons pas encore tout ce que nous devrions savoir, et notamment sur une question cruciale : comment réformer les systèmes humains pour préserver les systèmes naturels ?
Car si les sciences naturelles et physiques nous alertent – en nous signalant des zones d’incertitude encore importantes4 – sur la réalité des crises écologiques, elles ne nous donnent pas les moyens de transformer les attitudes et les comportements dans les sociétés humaines, sociétés responsables du changement environnemental planétaire, comportements et attitudes seuls à même d’en infléchir le cours. Des spécialistes des océans, sièges de ce qui s’annonce, en lien avec la dynamique climatique, comme la plus grave crise environnementale de notre temps, pointent précisément ce chaînon manquant dans le savoir écologique : « Les moyens techniques pour parvenir à des solutions pour nombre de ces problèmes [affectant les océans, en particulier leur acidification] existent déjà, mais... les valeurs sociétales actuelles empêchent l'humanité de les traiter efficacement. Surmonter ces obstacles est au cœur des changements fondamentaux nécessaires pour parvenir à un avenir soutenable et équitable ... »
5. En termes plus provocants, on pourrait dire que les sciences sociales et les humanités détiennent, en matière environnementale, la clé des solutions aux problèmes révélés par les sciences dures. D’où la nécessaire articulation des deux domaines si l’écologie ne veut pas se résumer à une science toujours plus exacte de la contemplation des désastres. En quoi l’économie peut-elle se rendre utile à cette « grande jonction » ?
Quels sont ses avantages comparatifs au sein des sciences sociales ? L’économie comme science de la dynamique L’histoire a pris une bonne longueur d’avance environnementale sur l’économie. Elle met en perspective depuis quatre décennies nos problèmes et nos solutions écologiques et elle est même parvenue à chroniquer avec minutie notre entrée dans ce que John McNeill a appelé un « régime de bouleversement écologique perpétuel »6. Mais la science de la soutenabilité ne pourra se consolider que sur de meilleurs outils d’anticipation de l’avenir.
L’économie se révèle bien capable, à cet égard, d’élaborer des modèles de prévision, de simulation et d’actualisation utiles à la décision publique, mais l’évaluation des indicateurs existants de soutenabilité environnementale révèle l’insuffisance des dispositifs actuels. L’article de Didier Blanchet est sur ce point éloquent. Synthèse de la méthodologie et des enseignements du rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi et évocation de ses premières mises en œuvre, il lève très utilement les malentendus qui ont pu entourer ses travaux pour préciser le cadre et les enjeux des instruments de pilotage de la soutenabilité dont nous disposons et de ceux qui sont en cours de construction, pour mieux en percevoir les orientations et en évaluer la portée.
Depuis le monde conceptuel de l’après-guerre, où deux types de biens s’offraient à un type d’individu selon deux formes optimales d’organisation, Lin Ostrom a considérablement enrichi l’économie de l’environnement par une approche social-écologique et polycentrique qui a complètement renouvelé le cadre des interactions entre systèmes humains et naturels et la conception des politiques environnementales.
Dans cette contribution majeure, elle s’efforce d’être aussi pédagogue qu’elle est savante. Ses travaux, dont elle retrace ici le cheminement, seront au cœur du sommet Rio + 20 en juin prochain, dont l’ambition est de progresser sur les questions connexes de « l'économie verte dans le cadre du développement soutenable et de l'éradication de la pauvreté » et du « cadre institutionnel du développement soutenable ». L’économie comme science des incitations fournit ainsi aux décideurs publics une palette d’instruments qui ne sont pas des panacées prêtes à l’emploi mais au contraire des mécanismes de précision dont les conditions d’efficacité, si elles sont de mieux en mieux connues, n’en demeurent pas moins déterminantes.
Olivier Godard s’attache enfin à évaluer la pertinence, les modalités et la faisabilité de l’institution d’un ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne, visant à restaurer l’intégrité économique et environnementale de la politique climatique européenne. Il montre que sous certaines conditions un tel mécanisme contribuerait à renforcer la cohérence et la crédibilité de l’engagement européen. Ces contributions, prises ensemble, tracent les contours d’une politique française et européenne intégrée, cohérente et efficace en matière d’atténuation du changement climatique. Elles sont rien moins qu’essentielles pour les décideurs français et européens dans la perspective du sommet de Durban (novembre-décembre 2011), qui ne verra pas d’avancées sur le front de l’adoption de cibles contraignantes de réduction de gaz à effet de serre et qui laissera donc la France et l’Union européenne face à leurs engagements et leurs responsabilités. Il serait illusoire et même contre-productif d’isoler cette question des incitations économiques de celle des enjeux de justice et de répartition, omniprésents dans ce qu’il est convenu d’appeler l’économie politique de l’environnement.
C’est l’économie comme science de la mesure de ce qui compte qui s’avère ici décisive. L’économie comme science de la mesure de ce qui compte « Il ne se passe pas une année sans que nos systèmes de mesure ne soient remis en question ». Dans la foulée du Rapport Stiglitz-SenFitoussi, Jean-Paul Fitoussi et Joe Stiglitz reviennent en clôture de ce numéro sur la nécessité de dépasser les mesures actuelles de l’activité économique pour concevoir et surtout mettre en application de véritables mesures du progrès social et du bien-être.
De la catastrophe de Fukushima à la crise financière, de la révolution dans le monde arabe aux causes et aux conséquences du chômage de masse et à la crise européenne, ils livrent ici de nouvelles réflexions qui annoncent de nouveaux travaux et de nouvelles avancées. Leur article illustre parfaitement l’idée qui fonde le rôle essentiel de l’économie comme science de la mesure de ce qui compte vraiment dans les sociétés humaines : mesurer, c’est gouverner. Contributions théoriques et empiriques s’inscrivant au cœur des débats scientifiques les plus intenses du moment sur les grand enjeux écologiques (climat, biodiversité, ressources agricoles, pollutions chimiques, soutenabilité, bien-être), les articles rassemblés ici sont également des appels à l’action, c'est-à-dire à la réforme des politiques publiques françaises et européennes.
Ces propositions méritent toutes d’être entendues et débattues dans la période politique capitale qui s’ouvre. Ce numéro aura alors réalisé ses ambitions. Cette nouvelle étape éditoriale de la Revue de l’OFCE, désormais en ligne en accès libre et déclinée en deux séries Prévisions et Débats et politiques, a pu compter sur la contribution de quelques-uns des meilleurs spécialistes français et étrangers de l’économie de la soutenabilité, que je tiens à remercier encore pour la rapidité de leur réponse à ma sollicitation tardive et la très grande qualité de leur propos. Je remercie aussi Philippe Weil pour le soutien immédiat et constant qu’il a apporté à ce projet. Je remercie enfin Laurence Duboys Fresney et Najette Moummi pour leur disponibilité, leur réactivité et leur créativité sans lesquelles la réalisation de ce numéro se serait vite révélée insoutenable.
GOUVERNANCE ÉCOLOGIQUE ET JUSTICE ENVIRONNEMENTALE
PAR-DELÀ LES MARCHÉS ET LES ÉTATS LA GOUVERNANCE POLYCENTRIQUE DES SYSTÈMES ÉCONOMIQUES COMPLEXES
Éloi Laurent Dans cet article, je retrace le cheminement intellectuel qui fut le mien au cours du dernier demi-siècle, depuis mes premiers efforts visant à comprendre les systèmes polycentriques de gestion de l'eau en Californie. L'étude dans les années 1970 des « industries » polycentriques de police des zones métropolitaines aux États-Unis m'a convaincu un peu plus de la nécessité d'un nouveau cadre d'analyse unifié, compatible avec les enseignements de la théorie des jeux et éloigné des approches monolithiques qui ne reconnaissaient que l'État ou le marché comme forme efficace d'organisation humaine.
La recherche contemporaine sur les résultats des divers arrangements institutionnels visant à gouverner des ressources communes (common-pool resources) et des biens publics à de multiples échelles s'appuie sur la théorie économique classique, tout en développant une nouvelle théorie pour expliquer des phénomènes qui n’ont pas de correspondance dans le monde dichotomique du « marché » et de « l'État ». Les chercheurs sont progressivement en train de passer de systèmes simples à des cadres d’analyse, des théories et des modèles plus complexes, afin de comprendre la diversité des problèmes et des questions auxquels sont confrontés les êtres humains qui interagissent dans les sociétés contemporaines.
Les humains que nous étudions possèdent des structures complexes de motivation et construisent des arrangements institutionnels divers – privés à but lucratif, gouvernementaux et communautaires – qui opèrent à des échelles multiples pour engendrer des résultats qui peuvent être productifs et innovants autant que destructeurs et pervers (North, 1990, 2005). Dans cet article, je vais retracer le cheminement intellectuel qui fut le mien au cours du dernier demi-siècle, depuis le moment où j'ai commencé des études supérieures dans les années 1950. Les premiers efforts visant à comprendre les systèmes polycentriques de gestion de l'eau en Californie furent pour moi formateurs. En plus de travailler avec Vincent Ostrom et Charles M. Tiebout, alors qu’ils étaient en train d’articuler leur concept de systèmes polycentriques de gouvernement des zones métropolitaines, j'ai étudié les efforts d'un large groupe de producteurs d'eau privés et publics confrontés au problème de surexploitation d'un bassin d'eaux souterraines sur la côte dans lequel l’intrusion d'eau salée menaçait les possibilités d’utilisation à long terme.
Ces premières études empiriques ont conduit au fil du temps à l'élaboration du cadre « Analyse et développement institutionnels » (ADI). Ce cadre d’analyse unifié, compatible avec les enseignements de la théorie des jeux, nous permit d'entreprendre une série d'études empiriques, y compris une méta-analyse d'un grand nombre d’études de cas de gestion des ressources communes à travers le monde. Des études expérimentales soigneusement conçues et menées en laboratoire nous ont permis de tester des combinaisons précises de variables structurelles pour éclairer les raisons qui poussent des individus anonymes et isolés à surexploiter les ressources communes. Le simple fait de permettre à ces individus de pouvoir communiquer entre eux sans même que cette parole ne les engage (cheap talk), permet de réduire la surexploitation et d’augmenter les gains communs, contrairement aux prédictions de la théorie des jeux.
Qui plus est, de larges études sur les systèmes d'irrigation au Népal et sur les forêts de la planète permettent de contester la présomption selon laquelle les gouvernements font toujours mieux que les usagers dans la gestion et la protection de ressources essentielles. À l’heure actuelle, de nombreux chercheurs ont entrepris de nouveaux efforts théoriques. Une voie de recherche centrale consiste à développer une théorie plus générale du choix individuel susceptible de faire droit au rôle crucial de la confiance lorsque se présentent des dilemmes sociaux. Au cours du temps, un ensemble clair de résultats micro-situationnels a émergé au sujet des facteurs structurels qui affectent la probabilité d'une coopération sociale accrue.
Les politiques à taille unique (one size fits all policies) ne sont pas efficaces. Les modèles et travaux empiriques que de nombreux chercheurs ont entrepris dans les dernières décennies nous fournissent un meilleur fondement pour l'analyse des politiques publiques. Après ce bref survol du propos qui va suivre, entrons dans le vif de mon cheminement intellectuel. 1. Le monde d’avant : les systèmes simples Au milieu du XXe siècle, l'effort scientifique prédominant consistait à faire rentrer le monde dans des modèles simples et à critiquer les arrangements institutionnels qui n’y correspondaient pas. Je vais brièvement passer en revue les hypothèses de base qui ont été formulées alors et ont été depuis contestées par des chercheurs du monde entier, en particulier Simon (1955) et Ostrom (2008).