Cours en l'économie du développement à l'économie du changement institutionnel
L’échec de nombre de tentatives de développement dans les pays du tiers monde1 illustre à sa manière un certain échec de la (des) théorie(s) du développement économique, le plus souvent appréhendée(s) comme une question d’industrialisation dans les décennies 60 à 90. Certains, tel F. Partant [1982], n’avaient pas hésité à prédire « La fin du développement ». La problématique du changement institutionnel, qui s’ancre dans le double héritage de l’institutionnalisme et de la transition à l’économie de marché dans les ex pays socialistes d’Europe de l’Est et de Russie, paraît offrir soit une complémentarité soit une alternative à l’Economie du Développement.
I- THEORIE(S) DU DEVELOPPEMENT OU DU CHANGEMENT INSTITUTIONNEL ?
Tout d'abord, il nous faut faire le point sur le legs historique de l'Economie du Développement2 , de ses apports et de ses limites. Les échecs de l’Economie du Développement plaident pour le recours à une nouvelle problématique sur la base du couplage - du "vieil institutionnalisme" (T.Veblen, J.R.Commons) - du néoinstitutionnalisme spécifique de D.C. North [1990] qui nous offre les prémisses d'une analyse du changement institutionnel encore très ancrée toutefois dans le mainstream3 . Ce couplage a pour objectif de fournir une problématique hétérodoxe du changement institutionnel qui échappe aux limites premières de D.C. North.
1.1. La (les) théorie(s) du développement des années 1950-90 : une analyse critique
Un double ancrage originel parcourt la question du développement, que ce soit à propos du développement de l’Afrique lors de la vague des indépendances des années 1960, ou du développement de l’Amérique Latine à la même époque : - le développement est la réponse à une question préalable, celle du sousdéveloppement,
- le développement s’identifie soit à la formation d’une économie de marché (mainstream), soit à celle d’un système productif et de services (hétérodoxie) ouvrant sur un processus (plus ou moins autocentré) d’accumulation/reproduction du capital. Dans ce double contexte, A.O. Hirschman [1981] présente une typologie des analyses du développement où l’économie du développement dans sa grande tradition hétorodoxe (Hirschman, Lewis, Myrdal, Nurkse, Sen, ….) se démarquerait des analyses tant orthodoxe (le mainstream), que de Marx lui-même et des néo-marxistes sur la base de deux postulats fondateurs :
- le rejet du mono-économisme, ce qui conduit l’auteur à soutenir que « les pays sousdéveloppés, pris dans leur ensemble, présentent un certain nombre de caractères économiques communs qui les distinguent de façon bien déterminée des pays industriels avancés, et qu’on ne saurait donc aborder l’étude des économies sous-développées sans modifier profondément, sous un certain nombre de rapports importants, les données de l’analyse économique traditionnelle, axée sur les pays industriels » (p. 45) ;
- l’affirmation du principe de la réciprocité des avantages qui est édictée comme suit : « il est possible de régler les rapports économiques entre les deux catégories de pays (pays sous-développés et pays industriels) de manière qu’ils soient bénéfiques aux uns comme aux autres » (p.45). Typologie des théories du développement
…
Nous retiendrons seulement deux cas de la typologie, l’Economie du développement (au sens d’Hirschman) et les théories néomarxistes du développement. L’économie orthodoxe ou mainstream, qui s’appuie sur l’hypothèse du monoéconomisme, n’a pas par définition d’hypothèse sur le sous-développement (qui est au mieux un retard). Quant à la discussion de savoir si Karl Marx affirmerait le monoéconomisme, tout en hésitant sur la réciprocité des avantages, elle mériterait de trop longs commentaires pour notre sujet4 .
1.1.1. Théories néomarxistes, sous-développement et développement
Le sous-développement des Périphéries est généralement perçu dans les courants néomarxistes comme le produit du développement du Centre, notamment dans l'analyse tiersmondiste5 , l'école de la dépendance latino-américaine6 , et autres. L’explication de l’origine du sous-développement ne réside pas essentiellement dans les structures internes de la société périphérique, à l’exception des bourgeoisies compradores alliées du Centre, mais dans les mécanismes de prédation et de domination du Centre sur les Périphéries.
a) Sous-développement et développement On peut synthétiser rapidement comme suit les principaux mécanismes à l’œuvre dans la formation du sous-développement sans prétendre ici à l’exhaustivité, chaque courant de pensée néomarxiste privilégiant un ou plusieurs mécanismes plutôt qu’un autre. Les relations d’échange Centre-Périphérie font l’objet - dans la thèse radicale tiers-mondiste d’un échange inégal (S.Amin {1976], A.Emmanuel [1969]), le Centre prélevant au vu des mécanismes de formation de la valeur et des prix mondiaux un surplus sur les Périphéries, surplus qui dès lors fait défaut au processus d’accumulation/reproduction du capital dans les Périphéries, accentuant ici le processus de sous-développement,
- dans la thèse plus modérée (Prebisch [1950], Singer [1950]) d’une détérioration longue des termes de l’échange ayant des effets plus ou moins similaires à ceux décrits par les tiersmondistes. L’investissement direct à l’étranger (IDE) du Centre vers les Périphéries, tout en demeurant peu important, ne cible que les opportunités de rentes (agricoles, minières, énergétiques) et de prélèvements de surplus. Cet IDE renforce les structures du sousdéveloppement : hypertrophie du secteur primaire par exemple.
L’économie de dettes7 , qui s’est emparée des Périphéries depuis les années 70-80, accélère le processus en cours de sous-développement, de paupérisation, avec le plus souvent un solde négatif de sorties des ressources financières (paiement des intérêts de la dette, remboursement du capital) par rapport aux entrées (nouveaux emprunts, aides, IDE). Le sous-développement, en tant que produit du développement des autres, se présente comme un système de reproduction de cette dépendance tant au niveau des structures productives et de services, des structures sociales et politiques, qu’au niveau de l’accumulation et reproduction du capital.
b) Une analyse critique
Et si le sous-développement n’était pas seulement le produit du développement des autres (i.e. du Centre) ? Certes, l’histoire du Centre n’est pas sans dommage sur les Périphéries (de la colonisation à l’impérialisme8 ), mais il faudrait tenir les deux explications, l’une externe et l’autre interne, examiner leur articulation, leur renforcement respectif. Par exemple sur ce dernier point, le mécanisme mondial de formation des rentes (agricole, minière, énergétique, géopolitique), qui en allouent néanmoins une partie à l’Etat dans les Périphéries, permet d’y entretenir un réseau de faveurs (Bayart [1989]), qui parcourt toute la société périphérique, la tenant en relation de dépendance et de soumission par rapport à la couche dominante, avec un effet de blocage.
En raison de l’accent mis par les théories du sous-développement sur la dépendance extérieure, comment envisager une solution interne au développement ?
De fait, pour l'économie du développement néomarxiste, il n'existe pas de solution au sein de la mondialisation capitaliste, où seules les périodes de crise du capitalisme mondial autorisent un essor temporaire des économies des tiers mondes, comme lors de la période qui court de la crise mondiale de 1929 jusqu’à la seconde guerre mondiale, corrélée à une phase alors de développement en Amérique Latine (Argentine, Chili, Colombie, Brésil, Mexique). On comprend dès lors la tentation du tiers-mondisme qui plaide pour une « déconnexion ». Il importe d’échapper à ce dilemme interne-externe de la théorie du sousdéveloppement néomarxiste et donc d'un développement nécessairement limité (dit semidustrialisé [Salama & Tissier, 1986]), et de rechercher des voies nouvelles.
1.1.2. L’économie du développement (au sens d’Hirschman)
a) Les hypothèses de l’Economie du développement
- les relations industrie-agriculture , - l'offre d'emploi émanant de l'agriculture,
- la théorie de la croissance des économies industrielles, depuis les modèles keynésiens d’Harrod9 et Domar jusqu’aux modèles multisectoriels de K.Marx et de FeldmanMahalanobis10, pour concevoir un développement qui ne se ramène pas au big push de Rosentein-Rodan ou au take-off de W.Rostov. Rappelons la conclusion principale de ces modèles multisectoriels : c’est la section des biens de production (S1) qui tire la croissance capitaliste (à moyen et long terme) qui est d’autant plus vive que le taux d’accumulation en S1 est plus élevé, bien qu’un développement par la section des biens de consommation (S2) offre une perspective de croissance plus rapide à court terme mais ralentie puis stoppée à moyen et long terme.
Face aux conclusions de ces modèles, le développement capitaliste nous donne souvent une toute autre image : le développement capitaliste de la Grande Bretagne part de la section des biens de consommation, à savoir l’industrie textile ; la Corée du sud s’est industrialisée à partir des biens de consommation et en remontant les filières ; le soi-disant développement par la section des biens de production n’est le plus souvent qu’un développement par celle des biens intermédiaires11 (sidérurgie, chimie des grands intermédiaires, cimenterie, …).
b) Le développement comme formation d’un système productif (et de services) portant un processus (plus ou moins autocentré) d’accumulation et reproduction du capital
Il revient à François Perroux [1961] de distinguer croissance et développement, la croissance portant sur l’accroissement de grandeurs macroéconomiques (PIB, PNB, RN), alors que le développement concerne les changements dynamiques de structure dans le cours du processus de croissance : "aucune croissance observée n'est homothétique ; la croissance s'opère dans et par des changements de structure" (p.557).
Il est supposé ici que certaines marges de manœuvre internes (l’Etat avec entreprises publiques et planification, la disponibilité de ressources financières tirées des rentes ou d'activités à l’exportation, les ressources financières tirées des migrants, …) demeurent possibles pour échapper au développement du sous-développement. Le développement est globalement conçu comme la mise en place d’un système productif (et de services) national, - qui s’appuie sur des relations d’entraînement amont-aval d’après A.O.Hirschman, ce qui s'inscrit alors dans les analyses du T.E.I. de W.Leontief et conduira à une conception du développement fondée sur « le noircissement progressif de la matrice interindustrielle » et qui requiert des chemins privilégiés en termes « d’industries industrialisantes » selon l’expression de G.De Bernis [1966] ;
- qui comprend un ensemble de branches, de secteurs, de filières, selon les apports de l’économie industrielle de l’époque [Palloix 1977], dans lequel s’engagent les capitaux en formation pour produire des marchandises selon le mode d’accumulation et de reproduction, dit en régime de croissance déséquilibrée (unbalanced growth), en régime de semiindustrialisation selon P.Salama [1972], ou donné comme « modèle fordiste périphérique », selon A.Lipietz [1985] par exemple ;
- qui a pour objet et de substituer une production nationale à des biens jusqu’alors importés (politique d’import-substitution) et d’assurer la reproduction du système d’avances. Le capital - avec sa cohorte d’entreprises, d’industries, d’emplois, de production de marchandises et services pour satisfaire les besoins essentiels des populations, etc.
.- est la figure magique qui porte le développement. Le capital est le maître d’œuvre de tout. On en connaît les avatars, faute de ressources financières externes pour en assurer l'accumulation et la reproduction, faute de ressources technologiques endogènes, faute de compétences endogènes, faute de capacités endogènes12 de gestion et d'organisation.
c) Du système productif à la question de la répartition des revenus
Le maillon manquant de l'Economie du développement n'est pourtant pas ciblé sur la question défaillante de la cohérence de la formation du capital, mais sur une question nouvelle qui surgit dans le cours du processus de développement et le bloque, une répartition inégale croissante des revenus [Hirschman 1986, Singer 1981] avec la montée de la pauvreté des couches les plus défavorisées.
d) Une analyse critique
Premièrement, il est assez curieux de relever que l’hypothèse de refus du monoéconomisme est soudainement abandonnée à l’occasion du couplage avec les modèles de croissance.
Deuxièmement, l’Economie du Développement manque une cible importante de son propos, la formation, l’expansion du salariat [Palloix 1980a, 1996], la question, salariale étant la clef de la compréhension du sous-développement et du développement, même si la question de la répartition est présente. Troisièmement, l’Economie du développement élude une autre question essentielle, celle de la coordination ou comment le tout tient ensemble comme nous le verrons ci-après.
1.1.3. Une nouvelle économie du développement ?
- le ralentissement de la croissance au sein des pays industriels eux-mêmes, avec la crise longue qui plane depuis sur le capitalisme du Centre,
- la transition à l'économie de marché pour les ex pays socialistes d'Europe de l'Est et la Russie,
- une répartition des revenus de plus en plus inégale dans les Tiers Mondes avec appauvrissement critique des couches les plus défavorisées, - la crise du marxisme et du keynésianisme face à la nouvelle hégémonie de l'économie orthodoxe, ces facteurs jetant un apparent discrédit sur le concept de croissance macroéconomique. Les auteurs, qui vont voulu se maintenir en économie du développement, se sont orientés vers la microéconomie (une économie du "projet"), le local, le territoire, avec recours par exemple à la théorie du "cluster" (A.Marshall) redécouvert par l'école italienne (Beccatini et autres) et redéployé à son tour sur les tiers mondes, le tout avec un peu d'institutions et d'organisations : "L'objectif poursuivi ici est double. Il s'agit d'abord de repérer ces espaces originaux de développement … systèmes productifs locaux, …clusters… Mais l'objectif est aussi d'ordre théorique : proposer de nouvelles orientations de recherche qui libèrent l'économie du développement de l'emprise exclusive du schéma des influences internes/externes sur le développement imposé par plusieurs décennies de recherche académique.
Par ailleurs, il faut regretter que cette nouvelle économie du développement en oublie un de ses postulats, que le développement est changement de structures au sein d'un processus de … croissance, ou alors on n'est plus dans l'économie du développement. D'autres ont renoncé à l'Economie du Développement pour se cibler sur l'économie de la pauvreté, la dollarisation des économies, l'économie informelle…, c'est-à-dire sur certaines composantes nécessaires certes à la compréhension du tout, mais … le tout n'est plus analysé.
1.1.4. Quel bilan de l'Economie du Développement dans ses versions hirschmanienne et néomarxiste
L’Economie du développement (à la Hirschman ou néomarxiste) ne cible au mieux que les figures traditionnelles de la firme et du (des) marchés, sans recourir à une théorie de la firme ou entreprise, ce qui apparaît quand même fort regrettable du point de vue du développement. C'est ainsi que l’Economie du développement ne fait que rarement référence aux apports de - R.H. Coase [1937] à une théorie de la firme (sa nature, ses frontières fondées sur la hiérarchie et les coûts de transaction),
La question de la coordination de firme à firme, de branche à branche, des firmes au sein des branches, des sections, des filières dans le cadre d’une économie nationale en développement, en rapport avec la construction sociale du (des) marché(s), avec ses règles autres que celles de l’économie capitaliste mondiale (en retenant ici l’hypothèse de rejet du monoéconomisme) est absente avec les conséquences désastreuses que l’on connaît dans le développement économique concret des pays des tiers mondes. Par ailleurs, le plus souvent, la question de la monnaie de crédit [Palloix 1999], de son rôle majeur dans le processus de développement, n’est pas abordée. Egalement, l'Economie du développement apparaît remarquablement muette sur les coordinations à l’œuvre et sur leurs spécificités (refus du monoéconomisme) pour le moins dans les Tiers Mondes.
Il nous semble néanmoins important de retenir quelques apports majeurs de ces deux versions de l'Economie du développement : - le refus du monoéconomisme, - une conception du développement reposant sur les changements de structures au sein de la croissance (croissance et développement s'entretenant réciproquement), - l'importance de la question de la répartition car des inégalités trop importantes sont facteurs de blocage, - la reconnaissance, même si encore trop discrète, du rôle des institutions dans le développement. 1.2. Economie du changement institutionnel L’économie du changement institutionnel apporte certains éléments que l’Economie du Développement n’a pu jusqu’ici fournir, tout en respectant un de ses postulats de base, le refus du monoéconomisme.
L’économie du changement institutionnel s'inscrit en effet dans la diversité des environnements institutionnels propres à chaque nation, région, territoire.