Support de cours a propos du role economique de l’education
Support de cours à propos du rôle économique de l’éducation
L’étude du rapport entre l’éducation et la croissance constitue à la fois l’origine, historique et conceptuelle, et l’aboutissement de la théorie du capital humain. Dans l’un des textes fondateurs, Theodore W. Schultz (1961) observe que l’éducation explique la plus grande partie de la productivité totale des facteurs, cette portion de la croissance que le capital physique et le volume de travail ne parviennent pas à prédire. Gary Becker (1964) reprend à son compte cette réflexion dans la préface et l’introduction de la première édition de Human Capital, avant de lui donner une formulation microéconomique. D’emblée, l’analyse théorique et empirique du rôle économique de l’éducation a suivi ces deux voies parallèles, celle de la macroéconomie et celle de la microéconomie. Leur objet est pourtant commun : définir et mesurer le rendement de l’investissement en capital humain pour la société.
Cet article propose de prendre à contre-pied l’idée que l’éducation serait de toute évidence un facteur de production et un investissement rentable. En effet, on ne peut prétendre mesurer la rentabilité sociale de l’investissement éducatif, encore moins en déterminer l’origine ou la nature et les mécanismes par lesquels l’éducation aurait une valeur productive, si l’on ne peut pas dégager la cohérence des différents éléments empiriques dont on dispose. Or, si l’on met en regard les développements récents des littératures microéconomiques et macroéconomiques, on voit se former un ensemble complexe, incertain et largement contradictoire.
Devant un tel constat, deux attitudes sont possibles. La première consiste à souligner les difficultés méthodologiques auxquelles sont confrontées toutes les approches, principalement en raison de la nature et de la qualité des données disponibles : la robustesse de nombreux résultats peut être sérieusement mise en doute. L’autre tient dans une réflexion sur la façon dont l’éducation agit sur la production de richesses et les conditions dans lesquelles elle joue un rôle important. Ainsi, certains modèles inspirés par les théories de la croissance endogène intègrent l’éducation non plus dans une fonction de production mais uniquement dans la capacité d’innovation des économies. D’autres soulignent que l’éducation augmente moins la productivité que la capacité des individus à allouer optimalement leurs ressources et à s’adapter aux transformations de l’environnement économique.
Mon objectif n’est à aucun moment d’insinuer que l’éducation serait uniquement un bien culturel ou un investissement à rendement strictement privé. Il est difficile de se défaire de la conviction de sa valeur économique pour la société. Je souhaite simplement souligner notre ignorance, montrer qu’il s’agit d’un problème complexe, proposer quelques pistes et surtout inviter à des recherches futures.
1. Education et production : un tour d’horizon des analyses empiriques
On peut distinguer trois familles d’analyses empiriques du rôle de l’éducation dans la production. La première, de nature macroéconomique, s’appuie sur la relation entre l’éducation et le revenu agrégé. Elle a connu une transformation importante au cours des années 1990 : après avoir produit les résultats positifs attendus sur des données contestables, elle semble désormais incapable de les reproduire sur les données plus adaptées devenues entre-temps disponibles. Les deux secondes appartiennent à la tradition microéconomique. L’une réunit les estimations d’équations de salaire, l’autre, moins connue, met en relation l’éducation et les revenus de l’activité indépendante. Cette dernière présente de nombreuses similitudes, tant sur la démarche que sur les résultats, avec l’approche macroéconomique. Je présente rapidement ces diverses approches avant d’en discuter l’articulation.
1.1. L’éducation dans une fonction de production agrégée : la littérature sur la croissance
Les modèles macroéconomiques estimés par des méthodes comptables puis économétriques ont pour point de départ l’introduction du capital humain dans une fonction de production agrégée, au même titre que le capital physique ou la quantité de travail. Ils s’inscrivent en général au sein de débats sur la croissance, que ce soit en référence au modèle de Solow ou, plus récemment, aux modèles de croissance endogène et aux questions de convergence des économies. Les auteurs spécifient une fonction de production Cobb-Douglas dont ils estiment les paramètres – soit directement, soit par l’intermédiaire d’un modèle structurel – ce qui doit permettre de vérifier que l’accumulation de capital humain entraîne bien l’accroissement du revenu. La seule notion de capital humain qui est considérée ici est l’éducation scolaire et les modèles empiriques dont il est question se situent donc dans une tradition qui traite l’éducation comme une mesure de la qualité du facteur travail.
La principale difficulté pratique concerne la mesure du capital humain. En effet, pour estimer une fonction de production, y compris sous forme d’un taux de croissance sur longue période, il est nécessaire d’observer des stocks de facteurs. Il est toutefois possible d’utiliser des mesures des flux d’investissement, à condition d’introduire un modèle structurel de croissance et de supposer que les économies sont proches de l’équilibre stationnaire. C’est ce que proposent et Mankiw, Romer et Weil (1992). Ces auteurs considèrent la fonction de production suivante : log y = a log k + b log h + log A où y est le PIB par tête, k le capital physique par tête, h le capital humain par tête, A une constante et a et b les paramètres à estimer. L’accroissement du stock de capital humain par tête est décrit par
ht+1 = ht + Ih – (d+n) ht où Ih est l’investissement brut, d un taux de dépréciation du capital et n le taux de croissance de la population. Si l’investissement éducatif est une fraction s du PIB, soit Ih = s y alors, ht+1 - ht = s y – (d+n) h
Si le taux d’investissement s est constant, alors le stock de capital humain converge vers une valeur d’équilibre stationnaire. Par résolution de l’équation de récurrence ci-dessus, cette valeur est une fonction de s et de (d+n). Ainsi, à condition de se fixer à proximité de l’équilibre stationnaire, on peut légitimement substituer s, qui décrit un flux, au stock h dans la fonction de production. On a alors un modèle structurel qui permet de retrouver les paramètres de la fonction de production sans l’estimer directement. Les résultats publiés dans deux grands classiques de cette littérature, Barro (1991) et Mankiw, Romer et Weil (1992), sont synthétisés dans le tableau 11 . Les estimations sont effectuées en coupe transversale sur une centaine de pays et la variable expliquée est la croissance du PIB par tête entre 1960 et 1985 (la longue période permet d’éliminer les effets conjoncturels). Dans les spécifications qui sont présentées ici, le niveau du PIB en 1960 est introduit parmi les variables explicatives (dans le but de tester la convergence internationale des taux de croissance), de même que le taux d’investissement : qualitativement, l’estimation des coefficients des variables d’éducation est robuste aux changements de spécification
Les auteurs mesurent s par les taux de scolarisation2 . Barro distingue l’éducation primaire et secondaire et retient la valeur de 1960, tandis que Mankiw, Romer et Weil utilisent une moyenne sur la période du taux de scolarisation secondaire rapporté à la population active. Les effets sont significativement positifs (mais au seuil de 10 % seulement pour le sous-groupe des pays de l’OCDE, voir Nonneman et Vanhoudt (1996) pour une discussion). Ces résultats donnent à penser que l’éducation a une place légitime dans la fonction de production agrégée. Trois importants problèmes se présentent toutefois. Le premier concerne l’endogénéité de l’éducation. En coupe transversale, il existe en effet des différences structurelles entre les pays (institutionnelles, sociales, climatiques, etc.) qui peuvent expliquer les écarts à la fois dans la croissance et dans l’accumulation de capital humain (comme des autres facteurs d’ailleurs). On attribuerait alors au capital humain l’effet sur le revenu de ces caractéristiques intrinsèques. Ainsi, lorsqu’on introduit les indicatrices régionales (pour l’Afrique et l’Amérique latine), elles sont très 6 significatives et font chuter certains des coefficients d’éducation (voir par exemple le tableau IV de Barro, 1991). Or les estimations rappelées dans le tableau 1 ne tiennent pas compte de cette possible endogénéité.
Ensuite, Mankiw, Romer et Weil adoptent une hypothèse forte sur l’accumulation du capital humain, alors que ses mécanismes sont probablement beaucoup plus complexes que ceux du capital physique (Cohen, 1996, Dessus, 1998). Enfin, les auteurs supposent que les économies convergent vers leur équilibre stationnaire et en sont peu éloignées. Cependant, pour que cette l’hypothèse s’applique, il faut admettre que le taux s est constant au cours de la période 1960-1985, ce qui revient à ignorer les périodes de transition connues par les économies en développement, et que tous les pays convergent à la même vitesse vers leur équilibre stationnaire.
Pour toutes ces raisons, il peut être souhaitable d’estimer directement des fonctions de production agrégées, de manière à produire des résultats robustes aux hypothèses économiques sur la nature des équilibres. C’est pourquoi divers auteurs (Kyriacou, 1991, Lau, Jamison et Louat, 1991, Lau, Bhalla et Louat, 1991, Barro et Lee, 1993 et Nehru, Swanson et Dubey, 1995) se sont efforcés de constituer des données de stock de capital humain permettant des comparaisons internationales sur longue période. Ces travaux diffèrent dans le détail des méthodes mises en œuvre mais les calculs consistent toujours à reconstituer les stocks – exprimées en nombre d’années d’éducation – à partir de l’empilement des flux, en s’appuyant parfois3 sur des stocks de départ observés à l’occasion de recensements. De plus, des tables de mortalité permettent de tenir compte des flux de disparition du capital humain. Certains raffinements, comme la prise en compte des redoublements et des abandons sont introduits par Nehru, Swanson et Dubey.
Une deuxième génération d’estimations, principalement celles de Benhabib et Spiegel (1994) et Pritchett (1996), s’appuie sur ces données de stock, en principe mieux adaptées. Parce qu’ils peuvent alors estimer directement des fonctions de production, ces auteurs n’ont plus besoin de recourir à un argument d’équilibre stationnaire. En outre, si on considère que l’endogénéité de l’éducation peut être traitée en terme d’effets fixes (c’est-à-dire que les caractéristiques nonobservées des pays, corrélées à l’éducation, sont pour l’essentiel invariantes dans le temps), alors l’estimation de taux de croissance supprime directement le biais d’endogénéité. En effet, si la fonction de production est log yit = a log kit + b log hit + log Ai où i indice le pays et t la date et Ai est un effet fixe corrélé avec les facteurs de production, alors le taux de croissance entre la date 0 et la date t s’écrit log yit - log yio = a ( log kit - log kio ) + b ( log hit - log hio ) et l’effet fixe disparaît. Islam (1995) met en œuvre des méthodes de panel plus complexes mais dont l’esprit est semblable.4
Les résultats obtenus par ces travaux, qui traitent ensemble les principales insuffisances de la littérature antérieure, sont résumés dans le tableau 2. L’impression est cette fois totalement différente : l’éducation agit négativement sur le revenu agrégé et parfois de façon significative (au seuil de 5 %). Ces résultats sont robustes à de nombreuses spécifications, aux données utilisées, tant pour l’éducation que pour le capital physique, à l’estimation sur des sous-ensembles de pays, etc. Pritchett (1996), en particulier, procède à un examen très systématique des différentes variations possibles et revient toujours à cette même conclusion : sur les données les plus adaptées disponibles à ce jour, on ne parvient pas à montrer que les revenus nationaux augmentent avec l’éducation, ou, ce qui revient au même, que l’éducation entre dans la fonction de production agrégée.
1.2. Les équations de salaire
Un des faits empiriques les mieux établis sur données microéconomiques décrit une relation positive entre l’éducation des individus salariés et leur taux de salaire6 . Il existe un nombre considérable d’estimations de cette relation, dans un large ensemble de pays et sur toutes sortes de données. Ceci s’explique en particulier par l’existence d’une méthodologie simple, proposée par Mincer (1974), qui permet d’estimer le taux de rendement marginal (privé) de l’investissement en éducation. Cet auteur montre en effet que, sous un certain nombre d’hypothèses, la relation log w = r S + a1 x + a2 x 2 permet d’estimer par r ce taux de rendement, sans qu’il soit nécessaire de calculer explicitement l’ensemble des coûts et des gains des « investisseurs » au cours du cycle de vie. Dans cette équation, w est le taux de salaire, S le nombre d’années d’éducation, x l’expérience professionnelle et a1 et a2 des paramètres.
Les résultats publiés dans le monde sont régulièrement recensés par Psacharopoulos (1993 pour la plus récente version). Il observe que les taux de rendement sont dans l’ensemble élevés mais qu’ils diminuent avec le niveau de développement économique, donc avec le niveau moyen d’éducation (tableau 3). Ces chiffres suscitent généralement deux observations. D’une part, leur diminution avec le niveau d’éducation affermit l’hypothèse de décroissance des taux marginaux. D’autre part, alors que les taux de rendement marginaux sont de l’ordre de grandeur des taux d’intérêt dans les pays développées7 , les taux élevés dans les pays pauvres suggèrent en revanche que des politiques économiques actives y sont souhaitables.
L’interprétation théorique de ces résultats sera discutée dans la seconde partie mais il est utile d’en examiner ici la robustesse. En effet, une partie de la littérature s’est attachée à traiter le problème suivant. Supposons que le talent (« ability ») – confusément évoqué pour désigner toutes les facultés d’un individu antérieures à son éducation, ou qui lui sont indépendantes – détermine le salaire au même titre que l’éducation et l’expérience. Supposons encore que les individus les plus doués sont aussi ceux qui investissent le plus dans l’éducation8 . Alors on risque d’attribuer à l’éducation (observée) une partie des effets du talent (non-observé) sur le salaire et le coefficient de l’éducation dans l’équation de salaire serait alors biaisé. Soulignons qu’il est vain de vouloir assigner a priori un sens à ce biais : s’il existe des avantages comparatifs des individus selon les types d’emplois, les agents les plus éduqués ne seraient pas nécessairement plus performants dans les emploi occupés par des individus dont les études ont été plus courtes (Willis et Rosen, 1979). Il existe plusieurs méthodes pour traiter économétriquement ce problème, parmi lesquelles ont distingue trois approches, dont on peut résumer les principes et les résultats récents. La première consiste à introduire des variables supposées caractériser le talent ou lui être fortement corrélées. Comme divers autres auteurs, Blackburn et Neumark (1995) utilisent des tests d’intelligence : ils font alors baisser d’environ 10 % le taux de rendement estimé.
La deuxième approche consiste à traiter le talent comme un effet fixe non-observable. Les résultats les plus crédibles s’appuient sur des échantillons de jumeaux monozygotes. On suppose qu’ils partagent des caractéristiques innées et acquises dans l’environnement familial, lesquelles peuvent être traitées comme un effet fixe : la corrélation entre leurs différences de salaire et leurs différences d’éducation peut donc constituer une estimation crédible du taux de rendement, purgé de cet effet fixe. Ashenfelter et Krueger (1994) font ainsi augmenter le rendement d’environ 10 %. Comme l’a montré Griliches (1977, 1979) ces deux classes de méthodes sont cependant sensibles aux erreurs de mesure sur l’éducation : l’introduction de variables supplémentaires tout comme la prise en compte d’un effet fixe aggravent en effet le biais produit par l’erreur de mesure. Il est donc difficile de faire la part, dans les variations des estimations, de ce qui relève de cet effet et de la véritable correction du biais lié au talent.
Une dernière approche consiste à utiliser une variable instrumentale pour corriger le biais d’endogénéité de l’éducation. En effet, dans un modèle linéaire, la corrélation entre le salaire et l’éducation observée est en théorie identique à la corrélation entre le salaire et l’éducation prédite par un certain nombre de caractéristiques observées. Si toutes ces caractéristiques sont des déterminants directs du salaire, dont la présence en tant que telles dans l’équation de salaire est légitime, alors introduire en outre l’éducation prédite rend l’équation entièrement colinéaire. Si, en revanche, il existe des déterminants du niveau d’éducation qui n’ont aucun effet direct sur le salaire, alors on peut remplacer l’éducation observée par l’éducation prédite (le modèle n’est plus 9 colinéraire). De plus, cette dernière n’est plus corrélée avec le talent puisque celui-ci n’est pas au nombre des « prédicteurs ». La méthode instrumentale est certainement la plus solide, à condition qu’il existe de bons instruments. Le travail de Angrist et Krueger (1991, 1995) est de ce point de vue remarquable. Ils exploitent les lois sur l’instruction obligatoire qui font que les enfants nés en début d’année, entrant à l’école plus vieux, atteignent l’âge légal de fin de scolarité obligatoire à un niveau d’éducation plus faible que leurs camarades nés en fin d’année. Ils vérifient sur des données américaines que le trimestre de naissance contribue bien à expliquer le niveau d’étude des individus. Ils disposent ainsi d’instruments dont la validité n’est d’ailleurs pas remise en cause par les tests de suridentification. Ils observent alors que le taux de rendement est légèrement sous- évalué lorsqu’il est estimé classiquement mais que la différence avec l’estimateur à variable instrumentale n’est pas significative.
Ainsi, les efforts des différents auteurs pour supprimer un éventuel biais lié aux caractéristiques non-observées donnent des résultats divergents. Mais, étant données les perturbations introduites par les erreurs de mesure et le fait que l’analyse la plus crédible à ce jour indique qu’il n’existe pratiquement pas de biais, il peut paraître légitime de penser d’une part que les biais, s’ils existent, sont faibles et d’autre part qu’il n’y a pas de doute sur l’existence d’une corrélation positive forte entre le salaire et l’éducation.
1.3. Education et revenu de l’activité indépendante
Une dernière famille d’estimations met directement en rapport l’éducation des personnes qui exercent une activité indépendante et le revenu de cette activité ou, de façon équivalente, leur production. Il s’agit ici, mais cette fois sur données microéconomiques, d’estimer encore une fonction de production et d’examiner la place qu’y tient l’éducation. On peut s’intéresser aux effets non-marchands de l’éducation, notamment à travers la production domestique (par exemple en analysant l’effet de l’éducation des mères sur la santé des enfants ou la fertilité, voir Haveman et Wolfe, 1984), à la production des petites entreprises ou encore à la production agricole familiale. Ce dernier objet a suscité un très vif intérêt et on dénombre une soixantaine de travaux, appliqués pour l’essentiel aux pays en voie de développement (Lockheed, Jamison et Lau, 1980, Phillips, 1994). La méthode consiste à observer de façon aussi fine que possible les quantités produites, les facteurs employés et l’éducation des membres du ménage qui participent à la production (on peut aussi analyser le revenu ou le profit traité comme le dual de la production). On estime ensuite la fonction de production en introduisant soit l’éducation du chef de ménage, soit un indice de l’éducation de l’ensemble des producteurs, soit le niveau le plus élevé, etc. Il n’y a pas de bonne mesure du capital humain dans un tel contexte et les auteurs procèdent par tâtonnement.