Livre complet pour apprendre l’economie contemporaine
Livre complet pour apprendre l’économie contemporaine
Où l'on apprend que l'inutile et le nocif peuvent être aussi utiles que l'utile, contrairement à ce que pensait Adam Smith. ARCHIBALD: Ainsi, Candide, on me dit que vous voudriez des leçons d'économie.
CANDIDE: Dans la position que j'occupe, il me semble qu'elles me seraient particulièrement utiles, mon cher Archibald.
A.: Savez-vous au moins ce que c'est que l'utile?
C.: Quelque chose d'utile, c'est au moins quelque chose qui n'est pas nuisible, qui n'est pas superflu ...
A.: Ce sont là des définitions négatives ...
C.: Alors disons que l'utile, c'est ce qui sert à quelque chose ... d'utile.
A.: Candide, vous tournez en rond, si je peux me permettre ...
C.: Quelque chose de bon, d'avantageux, de nécessaire. A.: L'utile est-il agréable?
C.: Si tel était le cas, on ne dirait pas: joignons l'utile à l'agréable. Non, l'utile n'est pas agréable. Il y a quelque chose, comment dirais-je, de sérieux dans l'utile. On ne dirait pas d'un tableau qu'il est utile.
A.: L'utilité ne se confond évidemment pas avec la beauté. Un tableau peut être beau, on ne peut dire, sans impropriété, qu'il est utile à quoi que ce soit.
C. : Pourtant, il est utile au marchand de tableaux! l'en sais quelque chose. Mon oncle est antiquaire, et il s'intéresse d'abord au prix des tableaux qu'il achète pour les revendre.
A.: Ne peut-on résumer tout ce que nous venons de dire en ·disant que l'utile sert à quelque chose ...
C. : C'est ce que je viens de dire!
A.: À quelque chose de réel, pas à n'importe quoi. Ce qui implique une sorte de jugement moral sur les désirs que l'utile doit servir à satisfaire. Il s'agit de désirs jugés par avance convenables, légitimes, vitaux. La notion d'utilité au sens courant du terme établit implicitement une ligne de partage, plus ou moins nette d'ailleurs, et qui peut varier suivant les individus, les époques, les sociétés, entre d'un côté ce qui est légitime, nécessaire, pratique, essentiel, urgent, indispensable, et de l'autre ce qui est accessoire, fantaisiste, frivole, futile, irrationnel, superfé- tatoire, voire coupable. D'emblée, l'utile est du côté du raisonnable. L'utilité est une morale!
C. : N'est-ce pas ce que dit l'économiste?
A.: Pas du tout! Et c'est justement parce que l'on ne sait pas que la notion de l'utilité est chez l'économiste très différente de ce qu'elle est dans le langage courant qu'il y a tant d'incompréhension au sujet de l'économie.
C.: Qu'est-ce donc que l'utile pour l'économiste? Dites-le-nous maintenant.
A.: L'utile, c'est tout simplement ce qui est capable de satisfaire un désir.
C. : Quel que soit ce désir?
A.: Quel que soit ce désir. Si je désire quelque chose de superflu, ce quelque chose est utile pour moi, selon l'économiste. Même l'inutile pourrait devenir utile pour peu que je le désire.
C. : Et aussi le nuisible?
A.: S'il correspond à mon désir, le nuisible m'est utile.
C.: Donc, à vous suivre, la drogue serait «utile». Vous n'allez pas me dire que c'est cela que vous enseignez à vos élèves.
A.: Je le leur dis en effet, car je suis professeur d'économie, et non de morale, et c'est un excellent exemple pour leur faire toucher du doigt, si j'ose dire, ce qu'est l'utile du point de vue de l'économiste. Les manuels parlent souvent de la «souveraineté du consommateur», sans que l'on comprenne très bien, d'ordinaire, toutes les implications de ce terme. Cette souveraineté est une souveraineté absolue. Moi, et moi seul, décide ce qui est utile. Même l'inutile, mon caprice peut le transformer en utile si je le désire. Certes, on pourra toujours dire que l'individu subit toutes sortes d'influences publicitaires, familiales, sociales, religieuses, culturelles, même patriotiques, qu'il est confronté à toute une série d'interdits. Mais en définitive, c'est lui qui décide. Du moins l'économiste pose-t-ille postulat qu'il est libre. Un postulat, ça ne se démontre pas. On pourrait partir d'un autre postulat. Mais celui de l'économiste, c'est celui de la liberté de l'homme, que nous acceptons vous et moi. Pourrions-nous en choisir un autre?
C.: Certes non. La liberté est inscrite au fronton des monuments publics. C'est elle qui vient en premier dans la devise de la République. Nous n'avons pas la liberté de l'effacer! (rires)
A. : La liberté ne se prouve pas, elle s'éprouve. On ne peut rien pour ceux qui ne se sentent pas libres, qui se croient déterminés. On peut seulement leur dire: d'après votre propre point de vue, votre connaissance du déterminisme est elle-même déterminée, vous ne pouvez pas réviser votre jugement, soit, mais vous ne pouvez pas non plus réviser mon propre jugement sans faire appel à mon libre arbitre!
C.: Mon maître de philosophie m'avait aussi appris que l'on ne peut faire appel à la raison pour montrer que la raison est faible, et de même que l'on se contredit lorsque l'on se sert du raisonnement pour prouver qu'il est impossible de faire confiance au raisonnement.
A. : Hayek, le grand penseur du libéralisme contemporain, que nous aurons maintes occasions de rencontrer au cours de ces leçons, justifie, quant à lui, la liberté individuelle par l'ignorance !
C.: Comment cela?
A.: Il vaut la peine de citer ce paragraphe paradoxal de la Constitution de la liberté: «La justification de la liberté individuelle se fonde principalement sur le constat de notre inévitable ignorance concernant un grand nombre de facteurs dont dépend la possibilité de réaliser la plupart de nos objectifs, ainsi que notre bien-être. » Parce que nous sommes ignorants, raisonne Hayek, que nous ne savons même pas lequel d'entre nous a le plus de connaissances, il vaut mieux compter sur les efforts indépendants et concurrents de gens nombreux, pour faire advenir quoi? Justement ce que nous ne pouvons savoir: «Toutes les institutions de la liberté, écrit-il encore, sont des adaptations à ce fait fondamental qu'est l'ignorance; ce sont des adaptations aux aléas et aux probabilités, et non à des certitudes 1.» Mais revenons à l'économie proprement dite. Quelles sont les critiques qu'on lui fait habituellement?
C. : Il est facile de vous répondre, car on lit ça tous les jours dans la presse, et je vous ai dit moi-même l'horreur qu'elle m'inspirait lors de notre première rencontre. L'économie serait trop rationnelle. Elle aurait une vision restrictive, voire squelettique de la nature humaine. Elle serait incapable de prendre en compte tout l'Homme, avec la complexité de ses désirs, de son irrationalité, apparente ou réelle. Elle serait bourgeoise, étriquée, pas assez «humaine ». Bref, vraiment détestable, sinistre, lugubre.
A. : « Lugubre », ça ne vous rappelle rien, Candide?
C. : J'avoue que non.
A.: N'est-ce pas ainsi qu'un certain Thomas Carlyle qualifiait la science économique?
C.: Vous me l'apprenez.
A. : Carlyle est un auteur anglais du XIX" siècle qui passait pour le prototype du sage à l'époque victorienne. Ce qui ne va pas sans paradoxe, car nul n'a dénoncé avec plus de persévérance et plus de violence ce qu'il considérait comme la petitesse matérialiste de son siècle. Il faisait « claquer le fouet destiné à cingler, entre autres choses, notre Lugubre Science - dismal science 2 » -ladite science économique. Il reçut ainsi les applaudissements d'une grande partie du public, et même de quelques économistes! Ainsi la critique de l'économie ne date pas d'aujourd'hui. Dès que l'économie est apparue, elle a suscité une opposition que l'on pourrait dire « romantique », pour aller vite. Or cette opposition fait un contresens sur l'objet de l'économie, à savoir l'utilité. 14 L'économie contemporaine
c.: Mais enfin, les économistes eux-mêmes ne se servent-ils pas du mot dans son sens usuel?
A.: C'est bien le drame. Celui-là même qui passe pour le père fondateur de l'économie - ce dont on peut douter comme nous le verrons - Adam Smith a prêté malheureusement le flanc à la critique romantique. Dans son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations - c'est le titre entier du plus célèbre traité d'économie - il définit la richesse de la manière suivante: « Tout homme est riche ou pauvre selon l'étendue des nécessités, des commodités et des agréments de la vie humaine dont il peut jouir 1. » Cette définition suffisamment large pourrait nous convenir. Mais Adam Smith dans son livre, en fait, exclut beaucoup de choses du champ de la réflexion économique, et par exemple les œuvres d'art. De quel droit exclure de telles œuvres alors qu'elles s'échangent sur un marché comme de vulgaires marchandises? L'influence de Smith a été si lourde qu'il a fallu attendre deux siècles après la publication de la Richesse des nations pour que le marché de l'art commence à être étudié sérieusement par des économistes. Ce qui n'a évidemment pas empêché des marchands de bâtir des fortunes avec de la peinture.
C.: Quels sont donc les économistes qui ont utilisé le terme utile au sens où vous l'entendez?
A. : Condillac!
C.: Condillac, que je sache, n'était pas un économiste.
A.: Au XVIII", la profession d'économiste n'existait pas. Quelques philosophes se piquaient de s'intéresser à la chose économique, que dans le langage courant l'on n'appelait même pas ainsi! Condillac est, si vous voulez, un philosophe économiste. Or. figurez-vous que j'ai trouvé dans un manuel destiné aux étudiants en droit son nom rangé sous la rubrique des penseurs anglais 1! Cette erreur grossière n'est pas due tout entière au hasard ou à l'ignorance. Condillac a traité, vous le savez, de la pensée, des sensations, du langage. Mais ce qu'il a écrit en économie représente un enjeu majeur dans la lutte qui oppose à l'époque les deux nations anglaise et française pour la conquête du leadership européen, voire mondial - leadership politique, financier, économique, mais aussi intellectuel. La France va perdre cette bataille, cette guerre - y compris sur le plan des idées économiques, puisque l'École anglaise, née avec Adam Smith, dominera la pensée économique pendant presque tout le XIXC siècle. Or il se trouve que les penseurs français de cette époque avaient une conception de l'utilité beaucoup plus proche de la définition que nous venons d'en donner. Ainsi, dans son essai Le commerce et le gouvernement, Condillac donne cette définition: « La valeur des choses est fondée sur leur utilité, ou ce qui revient au même sur le besoin que nous en avons; ou ce qui revient encore au même, sur l'usage que nous pouvons en faire 2. » Ici l'utilité n'est pas dans les choses, mais dans l'idée que nous nous faisons du besoin que nous en avons, idée qui peut varier selon les lieux et les circonstances et le moment. Un verre d'eau n'aura pas la même valeur au bord d'un fleuve ou au milieu du désert pour un voyageur assoiffé ou pour un buveur déjà désaltéré. L'exemple est classique, et figure dans tous les manuels. Toutefois, Condillac, malgré. le subjectivisme qu'il manifeste dans ce texte, reste marqué par la morale. Ainsi distingue-t-illes besoins naturels des besoins factices. Vis-à-vis de la mode et du 16 L'économie contemporaine luxe, sa position est ambiguë. C'était un abbé, ne l'oublions pas.
C.: Une telle distinction semble aller de soi. Peuton vraiment mettre sur le même plan les fanfreluches de la mode et, que sais-je, un ticket d'autobus? A. : Oui, si l'on raisonne en économiste. L'abandon de toute référence morale ou utilitaire va être explicitée un demi-siècle après Condillac par Jean-Baptiste Say. Peut-être le plus grand économiste français du XIX" siècle, mais tellement décrié dans son propre pays! Say est l'inventeur de la « loi des débouchés» que nous évoquerons en temps utile - comme son auteur, elle a été méconnue, pour ne pas dire méprisée, donnant lieu à un empilement massif de contresens. Pour bien comprendre ce que fait J ean-Baptiste, il faut rappeler que le début du XIX" siècle voit naître toute une série de catéchismes. Écoutez-moi bien, Candide, ceci peut vous servir dans d'autres matières. Se révoltant sous la botte napoléonienne, les Espagnols se récitaient au début du XIX" siècle les questions et les répons du Catéchisme de Burgos. Transposé en allemand par le poète prussien Heinrich von Kleist, cela devint le Catéchisme des Allemands (1813). Ainsi naissaient les nouvelles nations, comme d'anciennes religions. Le Catéchisme d'économie politique que publie Jean-Baptiste Say en 1815 est une réplique à ces nationalismes en herbe. Déjà l'économie apatride et cosmopolite, pour ne pas dire mondiale, montrait son intelligence, sinon sa puissance. Mais en même temps, bien sûr, Jean-Baptiste Say se veut le « baptiste» d'une religion, et cherche à substituer une nouvelle catéchèse à l'ancienne, tout en utilisant la forme si utile, si parlante, si commode du dialogue entre catéchumène et catéchiste. C'est ainsi que le L'utilité 17 catéchumène pose la question, l'inévitable question. Lisez-vous même, Candide.
C. (lisant le Catéchisme d'économie politique): « Cependant, il y a des choses qui ont de la valeur et qui n'ont pas d'utilité, comme une bague au doigt, une fleur artificielle [ ... ]. Vous n'entrevoyez pas l'utilité des choses (bague, fleur), répond le caté- chiste, parce que vous n'appelez utile que ce qui l'est aux yeux de la raison, tandis qu'il faut entendre par ce mot tout ce qui est propre à satisfaire les besoins, les désirs de l'homme tel qu'il est. Or sa vanité et ses passions font naître des besoins aussi impérieux que la faim. Lui seul est juge de l'importance que les choses ont pour lui, et du besoin qu'il en a. Nous n'en pouvons juger que par le prix qu'il y met: pour nous la valeur des choses est la seule mesure de l'utilité qu'elles ont pour l'homme. Il doit donc nous suffire de leur donner de l'utilité à ses yeux pour leur donner de la valeur 1. »
A.: Ce texte est fascinant parce qu'il délie l'utilité de toute définition naturaliste des besoins, de toute fondation rationnelle. Par l'évocation significative de la vanité, il parvient même à inclure la comparaison avec autrui dans la détermination du désir. Enfin il insiste sur le fait que nous ne pouvons rien savoir de ce qui se passe dans la tête d'autrui. Tout ce que nous pouvons connaître de ses préférences, c'est par le prix qu'il met aux choses, à un moment donné, prix dont on suppose qu'il peut varier de jour en jour, voire d'heure en heure. Et encore ce prix ne nous dit que le sacrifice maximum qu'il est prêt à payer. Mais nous n'en savons pas plus, la jouissance réelle de l'acheteur nous reste inconnue. Peut-être l'acheteur aurait payé davantage si le vendeur avait su l'exiger.
C.: La souveraineté du consommateur ...
A. : ... devient la souveraineté du désir.
La nouvelle religion prêchée par Jean-Baptiste Say est a-reli gieuse. L'économie est a-morale. Souvenons-nous 1815, la Restauration, dans tous les sens du terme C'est un coup de force formidable pour l'époque.
C.: Pourquoi est-il si peu connu? A.: Il a pourtant été répété ensuite par une multi· tude d'auteurs. Auguste Walras, un autre économiste français l, mérite ici d'être longuement cit( parce qu'il poursuit éloquemment la démolition entreprise par Jean-Baptiste Say. Permettez que je vous lise ce texte qui date de 1832: « Il y a donc cette différence entre la morale et l'économie politique, que la première n'appelle utiles que les objets qui satisfont à des besoins avoués par la raison, tandis que la seconde accorde ce nom à tous les objets que l'homme peut désirer, soit dans l'intérêt de sa conservation, soit par un effet de ses passions et de ses caprices. Ainsi le pain est utile, parce qu'il sert à notre nourriture, et les viandes les plus recherchées sont utiles, parce qu'elles flattent notre sensualité.
L'eau et le vin sont utiles, parce qu'ils servent à nous désaltérer, et les liqueurs les plus dangereuses sont utiles parce qu'il y a des hommes qui ont du goût pour elles. La laine et le coton sont utiles, parce qu'on peut en faire des habits; les perles et les diamants sont utiles, comme objet de parure. Les maisons sont utiles, parce qu'elles nous mettent à l'abri des intempéries de l'air; les terres sont utiles, parce qu'on peut y semer des grains, planter des arbres, construire des maisons, etc. Ainsi encore et dans un autre ordre d'idées, la musique et la poésie sont utiles, parce qu'elles nous réjouissent; la médecine est utile, parce qu'elle guérit nos maux ou qu'elle les soulage; l'éloquence d'un avocat est utile, parce qu'elle sert à défendre nos droits, etc. 1. » Candide, pourriez-vous nous dire en quoi ce texte est si remarquable? C. : Il est remarquable par son habileté à construire des oppositions terme à terme entre l'utile et l'inutile au sens usuel. pour aussitôt les détruire et ramener sur le même plan de l'utilité au sens économique les besoins les plus physiques, les passions les plus dangereuses, les arts les plus immatériels tels que la poésie, la musique, la rhétorique.
A.: L'inclusion dans le champ de la réflexion économique des arts les plus spirituels aurait dû mettre un terme à la distinction opérée un demi-siècle plus tôt par Adam Smith entre travail «productif» et travail «improductif», qui traînait encore dans les esprits à l'époque où Auguste Walras écrivait ces lignes, et qui même aujourd'hui n'a pas disparu, loin s'en faut, de l'idée que l'on se fait de l'économie. Pour Adam Smith, qu'est-ce, en effet, que le travail productif?
C.: Je parierais que c'est le travail sur la matière.
A. : En effet. Par conséquent, le travail immatériel. ce qu'on appelle aujourd'hui les services, ou le secteur tertiaire, d'où les pays industrialisés tirent plus de la moitié de leur richesse, était considéré par Adam Smith comme «improductif», comme ne produisant aucune valeur parce qu'il ne se fixait pas ou ne s'incarnait pas dans une œuvre tangible. Smith range dans cette catégorie non seulement les domestiques, mais «quelques uns des ordres les plus respectables de la société», tels que le souverain, les officiers tant de justice que de guerre, toute l'armée et la marine, les gens d'Église, gens de loi. médecins, gens de lettres, mais aussi les comédiens, bouffons, musiciens, chanteurs d'opéra, danseurs d'opéra, etc. 1. Étonnez-vous après cela que les artistes aient vu d'un mauvais œil la nouvelle science qui se formait sous le nom d'économie politique. Ne rions pas trop vite. Aujourd'hui encore, tout ce qui concerne le travail à la maison, ménage, bricolage, éducation et soins apportés aux enfants ou aux animaux domestiques, tout ce labeur, parfois fort pénible, est considéré comme improductif, et ne rentre donc pas dans le calcul de la richesse nationale, le fameux P.N.B. (produit national brut). Quant aux artistes et aux prêtres, il n'est pas sûr qu'en cette fin de xx" siècle, on les considère comme « productifs», même dans les pays les plus « développés».
C.: Peut-être détesteraient-ils eux-mêmes qu'on les qualifie ainsi?
A.: C'est qu'eux-mêmes sont prisonniers des vieilles conceptions de l'utilité et de la productivité. La seule question qu'ils doivent se poser, selon l'économiste, est de savoir s'ils répondent à une demande de la part de leurs éventuels « clients».
C.: Soit! mais est-ce qu'en mettant sur le même plan le rationnel et l'irrationnel, le sérieux et le frivole, le nécessaire et le luxe, le moral et l'immoral, l'économie ne se montre-t-elle pas cynique?
A.: Cynique, mais aussi idéaliste. Pensez donc! L'immatériel, c'est-à-dire le symbolique, le spirituel, l'esthétique, le religieux, l'intellect, le politique, vous m'entendez, Candide, le politique deviennent tout aussi « nécessaires et commodes» à l'existence que des choses bassement matérielles comme l'eau, la nourriture, le vêtement et le toit.
C.: L'homme ne vit pas que de pain ...
A. : Cette parole du Christ convient parfaitement à l'économiste. Et c'est bien ce que laisse entendre Auguste Walras lui-même quand il écrit à la suite du paragraphe que nous venons de lire: « L'homme ne vit pas que de pain; il vit d'une foule de choses qui, à tel titre ou à tel autre, lui rendent sa condition plus douce, plus agréable; il suffit qu'un objet quelconque puisse contribuer, de manière ou d'autre, à satisfaire un de nos besoins, ou à nous procurer quelque jouissance, pour que cet objet nous soit utile, et que les économistes le déclarent tell.» Pour mesurer l'importance du saut qui est ici franchi, il faut rappeler que selon une tradition de pensée remontant à Platon, on était accoutumé à distinguer les besoins primaires (se nourrir, se vêtir, se loger) des besoins illimités engendrés par le développement de la société.
Sur le même registre, Aristote distinguait les « besoins naturels» des « besoins non naturels»; les premiers pouvaient et devaient être satisfaits; il était conseillé de renoncer aux seconds, qui étaient qualifiés d'illimités. Est en cause ici une tradition morale vénérable qui remonte à l'Antiquité. L'économie accomplit une révolution qui ne dit pas son nom. C.: Pourquoi ces textes sont-ils peu connus? A. : Avant de répondre à cette question, continuons notre lecture. Walras père nous a donc fait entrer dans le monde étrange des « objets quelconques» susceptibles de procurer de la jouissance. Walras fils, un demi-siècle plus tard, enfonce le clou. Excusez-moi, mais il faut lire ce passage des Éléments d'économie politique pure, le maître ouvrage de Léon Walras qui date de 1874. «Je dis que les choses sont utiles dès qu'elles peuvent servir à un usage quelconque et en permettent la satisfaction. Ainsi, il n'y a pas ici à s'occuper des nuances par lesquelles on classe, dans le langage de la conversation courante, l'utile à côté de l'agréable, entre le nécessaire et le superflu. Nécessaire, utile, agréable, et superflu, tout cela, pour nous, est seulement plus ou moins utile. Il n'y a pas davantage à tenir compte ici de la moralité ou de l'immoralité du besoin auquel répond la chose utile et qu'elle permet de satisfaire.
Qu'une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c'est une question très importante à d'autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile pour nous, dans les deux cas, et peut l'être plus dans le second que dans le premier 1.» Léon pousse ici jusqu'au bout la logique développée par Auguste. Jusqu'à considérer qu'une substance utilisée de manière immorale peut être plus utile que la même substance utilisée de manière morale (il suffit d'imaginer que l'assassinat a réussi alors que la médecine a échoué).
C. : Le cynisme est ici à son comble.
A.: On en dirait autant de l'idéalisme qu'il inspire. Les citations de ce genre qui illustrent la formidable radicalité introduite par la pensée économique pourraient être multipliées à l'infini.
C. : Je ne vous en permets qu'une de plus!
A.: Je choisirais Charles Gide. Charles, oncle d'André Gide, était un très distingué professeur d'économie du début du xx.e siècle. Après avoir remarqué que la valeur d'utilité était « définitivement divorcée de l'utilité au sens vulgaire et normatif de ce mot, de l'utilité considérée comme opposée à ce qui est nuisible et superflu », Charles Gide résume tout ce que nous venons de dire par cette formule superbe: « La valeur n'exprime rien de plus que la propriété de satisfaire à un désir quelconque de l'homme raisonnable, stupide ou coupable, pain, diamant, ou opium, il n'importe 1.» L'auteur des Nourritures terrestres et de L'immoraliste n'aurait pas dit mieux. C.: Je repose ma question: pourquoi ces textes sont-ils si peu connus?