Support de formation : La croissance économique
Introduction
La croissance économique peut être définie comme l’évolution à moyen et long terme du produit total et surtout du produit par tête dans une économie donnée. C’est un concept étroit et exclusivement quantitatif, auquel on préfère parfois le concept beaucoup plus étendu de développement qui prend en compte les aspects qualitatifs (humains, culturels, environnementaux, etc.) que l’approche quantitative néglige par nature.
La croissance économique n’est pas un fait naturel ; c’est au contraire un évènement historique exceptionnel, dont le début est récent : le dix-huitème siècle pour la Grande-Bretagne ; le dix-neuvième pour quelques autres pays occidentaux : la France, l’Allemagne, les États-Unis, l’Italie ; le vingtième siècle pous beaucoup d’autres, mais pas tous.
L’analyse de ce phénomène implique deux grands types de problèmes : celui du déclenchement de la croissance d’une part, et celui du rythme ultérieur de la croissance d’autre part.
Le déclenchement de la croissance correspond à un ensemble de modifications structurelles de l’économie qui permettent de passer d’une économie essentiellement statique se reproduisant quasiment à l’identique d’année en année, et centrée sur la production agricole, à une économie progressive dont l’industrie se développe et attire une proportion de plus en plus large des ressources productives. C’est la phase de la révolution industrielle ou "décollage" (take-off). Cette phase s’étend sur plusieurs décennies. Pour la Grande-Bretagne, elle se situe, selon les auteurs, de 1770 à 1870 (Abbott P. Usher) ou de 1760 à 1830 (T. S. Ashton). En France on peut la situer entre la Restauration (1814) et la Révolution de 1848 (ou la guerre de 1870).
Le rythme de la croissance, après ce premier épisode, correspond au taux de croissance de la production et du revenu sur une période plus ou moins longue ; il s’agit d’expliquer le taux de croissance moyen en laissant de côté les variations conjoncturelles qui au regard du long terme ne sont que des accidents. Pourquoi à certaines périodes ce taux a-t-il été très élevé (entre 3 et 5% annuels pendant les "trente glorieuses" de 1945 à 1975), alors qu’à d’autres périodes il reste aux alentours de 1,5 à 2% ? l’analyse ici doit nécessairement être statistique et reposer sur des chiffres et des modèles précis.
Ces deux aspects, qualitatif ou structurel, et quantitatif, font l’objet de traitements très différents ; mais tous deux ressortent de la théorie de la croissance économique, et de nombreux mécanismes peuvent avoir une valeur explicative dans ces deux champs.
On les présentera successivement après avoir évoqué quelques éléments chiffrés. Le tableau 1 indique les étapes de la croissance économique de quelques pays occidentaux depuis la première révolution industrielle1 . Les disparités dans la vitesse de l’évolution sont frappantes.
Mais si on prend un échantillon de pays plus large, les disparités apparaissent encore plus fortes ; certains pays ou régions du monde n’ont pas, au début du XXIème siècle, connu de révolution industrielle, et connaissent des taux de croissance très faibles et même parfois négatifs. Le graphique 1 permet la comparaison du produit par tête en France et au Bangladesh.
1 La révolution industrielle
Un ensemble d’évolutions structurelles, dont certaines se sont produites sur une durée de plusieurs siècles, permettent de rendre compte de la révolution industrielle. Certaines d’entre elles ont un rôle causal ou déclencheur alors que d’autres constituent simplement un environnement favorable. Vu le grand nombre de ces mutations, il est peut-être futile de chercher à identifier une cause unique de la révolution industrielle. On regroupe ici ces différents éléments dans les rubriques suivantes : éléments moraux, institutionnels, techniques, économiques.
1.1 Éléments moraux et religieux
L’évolution des éléments religieux et moraux ayant contribué à la révolution industrielle, évolution dont le début peut être situé grossièrement à la Renaissance, est liée à la Réforme, avec une emprise affaiblie du catholicisme dans les mentalités. Le protestantisme, comme l’a montré Max Weber, est moins enclin à condamner certaines activités comme le prêt d’argent contre intérêt. Au XVIe siècle les scolastiques de l’école de Salamanque2 ont eux-mêmes admis que certaines circonstances justifient le paiement d’un intérêt.
Des écrits mettent en évidence les bienfaits de la recherche du profit, comme par exemple le très influent ouvrage de Bernard Mandeville (médecin hollandais), publié pour la première fois en 1714, intitulé "La Fable des Abeilles", dont le sous-titre significatif est "Vices privés, bénéfices publics".
D’autre part, d’un point de vue sociologique, la recherche du gain devient une activité avouable, même s’il n’est pas prôné par les autorités morales ; les expé- ditions maritimes et les exploitations des colonies (Amérique, Asie) sont dirigées par des hommes aventureux et attirés par la fortune rapide.
1.2 Éléments institutionnels
Les institutions ont évidemment joué un rôle important dans la révolution industrielle. La Grande-Bretagne est un des pays dans lesquels le statut de l’individu a été le plus rapidement dégagé des carcans de la société féodale. L’école des droits de propriété, menée par Douglass North, considère que c’est le développement de la propriété qui est le facteur principal de la révolution industrielle.
Le droit de propriété qui apparaît comme un droit abstrait et universel est accessible à tous, et la société anglaise perçoit l’inefficacité de la propriété collective, relativement à la propriété individuelle : dans l’épisode des "enclosures", les pâtures collectives ou commons, où chaque éleveur pouvait amener ses bêtes, sont reconnues comme une forme insatisfaisante de propriété parce qu’aucun des usagers n’est incité à entretenir correctement les lieux qu’il utilise, sachant que ce serait son successeur qui profiterait de ses efforts.
1.3 Les innovations techniques
Le progrès technique est une condition nécessaire de la révolution industrielle, qui sans lui aurait été une lente évolution. Les innovations majeures vont dans deux directions : La substitution de la force humaine ou animale par celle des machines, et le remplacement des matières premières animales ou végétales par des matières premières fossiles, essentiellement le charbon.
Les machines à vapeur constituent une première direction de l’innovation : à la toute fin du XVIIième siècle un premier instrument à vapeur est utilisé pour actionner une pompe (brevet de Savary en 1698) ; une machine à vapeur à piston est créée par Newcomen en 1705 ; il s’agit de pomper l’eau dans les mines. L’innovation majeure est celle de James Watt en 1768, qui permet d’utiliser des machines à vapeur dans tous les contextes industriels, avec une efficacité satisfaisante.
La fonte du fer au coke a été introduite dès 1709 par Darby, et la technique du fer et de l’acier s’est améliorée durant un siècle et demi jusqu’à la mise au point de l’acier Bessemer (1856). Dans l’industrie textile, la filature et le tissage ont fait l’objet d’inventions permettant un accroissement rapide de la productivité du travail : pour la filature, les étapes sont les suivantes :
– l’utilisation d’une pédale sur les rouets ou les machines à tisser libère une des mains du travailleur ;
– la machine à filer ("jenny") de Hargreaves vers 1766 ;
– le métier à eau d’Arkwright (1769) ;
– la "mule" ou "mule-jenny" de Crompton, qui mêle les deux inventions pré- cédentes (1779)
1.4 Éléments économiques
Certaines conditions strictement économiques sont nécessaires pour que la révolution industrielle puisse se produire ; l’accumulation de capital technique, la production et l’achat de nouvelles machines puissantes, la création d’usines de grande taille, ne peuvent avoir lieu sans une épargne préalable. Il faut que la société, ou du moins certains de ses membres, dispose de moyens suffisants. Si la production est tout entière tournée vers la subsistance, il est impossible de détourner des ressources pour l’innovation et l’investissement.
C’est la thèse de Rostow, dans les années 60, qu’il faut une accumulation préalable pour que la croissance économique puisse se mettre en place ; mais cette thèse ne fait que reprendre les idées générales qu’Adam Smith avait lui-même avancées : c’est grâce à l’épargne, au comportement parcimonieux des individus, que la croissance est possible. Dans une économie où les agents ne se soucient que de la satisfaction de leurs besoins immédiats, la croissance serait impossible.
Une multiplicité de facteurs explicatifs Il est facile de concevoir que ces différentes causalités se renforcent mutuellement. Le progrès technique est possible grâce à l’essor de la propriété ; l’épargne est rendue plus attractive par les perspectives de profit créées par l’innovation, mais aussi par l’évolution de la morale qui admet l’enrichissement, etc. À la suite de la première révolution industrielle, qu’on associe facilement à la machine à vapeur puis au chemin de fer, on verra la croissance due à l’électricité, celle de l’automobile, celle des "nouvelles technologies" : le facteur innovation est bien primordial.
2 Les déterminants du taux de croissance 2.1
La fonction de production macroéconomique
De nombreux débats ont porté sur la possibilité d’une telle construction dans les années 60 en particulier. On montre facilement, en particulier, que la fonction de production macroéconomique ne peut être obtenue par simple addition des fonctions individuelles (la nature des rendements des fonctions individuelles ne serait pas conservée). La fonction de production macroéconomique, quelle que soit sa méthode d’élaboration, ne peut être qu’une approximation, qui doit être suffisamment fidèle, des conditions de production effective de l’économie.
La fonction de production sera notée Yr = F(K, L) où Yr est le revenu national réel (en volume), K est le stock total de capital et L la main d’œuvre (population active). Cette fonction a les mêmes propriétés que celles qu’on a définies pour les fonctions des firmes ; en particulier elle peut connaître divers types de rendements : décroissants, constants ou croissants ; le capital et le travail peuvent être complémentaires ou substituables, etc.
2.2 La croissance du produit national
C’est ce que permet la formulation due à Solow, dans laquelle la fonction de production a la forme suivante :
Yr = AF(K, L)
La variable A désigne un facteur de glissement technologique, qui résume l’in- fluence du changement technologique, explication de l’évolution de la productivité ; elle est appelée productivité globale des facteurs. À chaque fois que le progrès technique se manifeste, le facteur A subit une augmentation. Soit une variation du revenu national, ∆Yr ; elle peut se décomposer de la manière suivante :
∆Yr = ∆AF(K, L) + A ∆F ∆K ∆K + A ∆F ∆L ∆L ∆Yr = ∆A Yr A + ∆Yr ∆K ∆K + ∆Yr ∆L ∆L ∆Yr = ∆A Yr A + PmK∆K + PmL∆L
On passe de la première à la seconde ligne en remplaçant F() par Yr A , et de la seconde à la troisième en notant PmK et PmL les productivités marginales du capital et du travail. À l’équilibre, ces productivités marginales sont égales au rémunérations des facteurs (c’est-à-dire aux prix réels du capital et du travail), r et w ; on a donc : ∆Yr = ∆A A Yr + r∆K + w∆L En divisant cette expression par Yr, on obtient le taux de croissance de l’économie g : ∆Yr Yr = ∆A A Yr Yr + r∆K Yr K K + w∆L Yr L L g = ∆A A + ∆K K rK Yr + ∆L L wL Yr g = A˙ + χK˙ + λL
Dans cette dernière expression, connue comme la décomposition de Solow, les variables sont – A˙ : le taux de croissance de la productivité globale des facteurs A, soit A˙ = ∆A A – K˙ : le taux de croissance du capital – L˙ : le taux de croissance du travail employé – χ : la part de la rémunération du capital (en %) dans le revenu national (part des profits) – λ : la part de la rémunération du travail (en %) dans le revenu national (part des salaires) (χ + λ = 1 quand la fonction de production est à rendements constants). Cette décomposition a été souvent utilisée dans le cadre d’une fonction de production de type Cobb-Douglas : Yr = AKαL 1−α
On doit se donner tout d’abord le taux d’usure du capital δ, c’est-à-dire la proportion du capital détruite chaque année, et qu’il faudra évidemment reconstituer intégralement avant toute croissance ; puis il faut préciser par quel mécanisme l’accroissement du capital productif est réalisé ; on retient généralement un taux d’épargne constant s, part du revenu national qui sera affectée à l’augmentation brute du capital (reconstitution comprise). On aura ainsi : ∆K = sYr − δK Quant au progrès technique, il peut être modélisé de diverses manières (voir plus bas).
2.3 Le rôle des différents facteurs
Il est possible grâce à ce modèle général mais très succinct de rechercher la part de chaque facteur de la croissance ; mais A˙ n’est pas directement mesurable. Ainsi les statisticiens, qui peuvent mesurer les variables g, K˙ , L˙ , χ et λ, obtiennent-ils la valeur de A˙ comme un résultat de leurs calculs, résultat qui est appelé le résidu de Solow (ou parfois de Denison). On peut supposer que ce résultat mesure effectivement la variation de la productivité globale des facteurs, mais il contient en plus du progrès technique d’autres éléments, tels que l’amélioration de la qualité des facteurs qui peut résulter de causes très diverses. Si on prend la qualité du facteur travail, son amélioration peut résulter par exemple de l’élévation du niveau d’instruction, mais aussi de l’abaissement de la durée du travail, si on suppose que le rendement d’un travailleur diminue à la fin de la journée (ce qi n’est pas une hypothèse très forte...).
En ce qui concerne le capital, sa mesure au niveau macroéconomique pose de nombreuses questions ; en particulier, doit-on le mesurer :
– à son coût historique (coût subi lors de son accumulation) ?
– à son coût de remplacement ?
– selon sa rentabilité ?
Table des matières
1 La révolution industrielle 4
1.1 Éléments moraux et religieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
1.2 Éléments institutionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
1.3 Les innovations techniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
1.4 Éléments économiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
2 Les déterminants du taux de croissance 7
2.1 La fonction de production macroéconomique . . . . . . . . . . . 7
2.2 La croissance du produit national . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
2.3 Le rôle des différents facteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
2.4 L’évolution irrégulière de la productivité globale . . . . . . . . . . 10
2.5 L’hypothèse de convergence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
2.6 Croissance éxogène ou croissance endogène . . . . . . . . . . . . 12