La relation entre croissance economique et emploi

La relation entre croissance économique et emploi
Introduction
La question de la relation entre la croissance économique et l’emploi trouve toute sa pertinence dans le contexte économique récent, marqué par la grande récession et dans le cadre duquel la Belgique s’est distinguée de certains de ses partenaires grâce à une certaine résistance sur le marché du travail. Le présent article est l’occasion de faire le point sur le développement de cette relation dans le temps pendant divers épisodes de récession et sur les tendances de fond qui caractérisent l’évolution du produit intérieur brut (PIB), du volume de travail et de la productivité.
L’article décrit dans un premier temps les mouvements respectifs, en Belgique, des variables qui expliquent l’évolution du PIB, tant à travers les différents cycles économiques que dans une perspective de long terme. La première partie rappelle les relations comptables entre l’activité et l’emploi, tandis que la deuxième analyse la décomposition détaillée du PIB. La troisième partie expose ensuite les tendances de long terme de chacun des éléments de cette décomposition, ce qui permet notamment d’aborder l’intensité en emplois de la croissance. La quatrième partie se penche quant à elle sur le développement des différentes branches d’activité et sur leur contribution aux changements évoqués plus haut.
Dans un deuxième temps, l’étude examine plus particulièrement la quantification de la relation entre la croissance et l’emploi tout au long du cycle des affaires et durant différents cycles successifs. C’est l’objet de la cinquième partie. Ne sont plus considérées ici que les composantes cycliques des variables concernées. À ce niveau, l’analyse s’efforce de mesurer la sensibilité de la composante cyclique de l’emploi à l’output gap en Belgique, de même qu’elle tente de comparer cette sensibilité à celle observée dans d’autres économies développées et de vérifier si elle est stable dans le temps ou si elle présente d’éventuelles asymétries entre les épisodes d’expansion et de récession. Enfin, dans la sixième partie, cette étude empirique tout au long du cycle des affaires est étendue à une décomposition sectorielle et au volume total de travail plutôt qu’à l’emploi en personnes. La conclusion tâche de mettre en perspective les résultats saillants de l’étude, tout en dégageant quelques pistes de réflexion.
1. Relations entre l’activité et l’emploi
1.1 Relations comptables
Le PIB représente l’ensemble des biens et services produits et demandés au sein de l’économie pendant une période donnée. Cette production (Y) doit servir à satisfaire, entre autres, les besoins de la population totale (P), dont seulement une partie, à savoir la population active (A), participe au processus de production. Dans une économie en sous-emploi, cette offre de travail est supérieure aux besoins du système de production, de sorte que la population active se subdivise entre travailleurs (E) et chômeurs (U).
Le PIB se décompose de façon comptable comme suit: où TH = E∙H = heures ouvrées totales au sein de l’économie H = heures de travail moyennes par travailleur Y/TH = productivité horaire du travail
En simplifiant pour l’emploi E, il ressort que le PIB (Y) dépend de deux éléments: le volume de travail utilisé (TH), qui est égal au produit de l’emploi en personnes (E) par la durée moyenne de travail (H), soit un aspect quantitatif, d’une part, et la productivité horaire – apparente – du travail (Y/TH), soit un aspect qualitatif, d’autre part. Ceteris paribus, en faisant abstraction du capital et du progrès technique, si la productivité s’accélère plus vivement que la croissance économique, le volume de travail diminue.
Le rapport de l’emploi à l’activité est au cœur de la «loi d’Okun». A priori, ces deux variables doivent évoluer dans la même direction. En période d’expansion, le système productif a besoin de plus de travailleurs pour satisfaire la demande, de sorte que l’emploi augmente et que le chômage baisse. Mais, même si un travailleur de plus est potentiellement un chômeur de moins, le taux de chô- mage (U/A) ne va pas reculer dans les mêmes proportions que l’emploi va progresser, en raison en particulier de a dynamique propre à la population active. Celle-ci est déterminée par la démographie de la population totale ainsi que par le taux de participation, qui est lui-même notamment influencé par la généralisation du travail des femmes, par des facteurs institutionnels comme l’obligation scolaire, par l’âge du départ à la retraite ou par les règles d’exclusion du chômage ainsi que par le cycle conjoncturel propre à la population active. Le graphique 1 offre une vue d’ensemble des relations brièvement esquissées ici.
1.2 Évolution historique de l’activité et de l’emploi
Le graphique 2 confronte l’évolution de la croissance économique à celle de l’emploi sur une longue période. Il en ressort clairement que celles-ci sont positivement corrélées. Toutefois, les moments où se produisent les pics ou les creux du cycle économique ne correspondent pas à ceux qui caractérisent la croissance de l’emploi. De manière générale, la croissance de l’emploi n’est affectée par les fluctuations de la demande qu’avec un certain décalage. Ce délai de réaction n’a pas été stable au cours des cinquante dernières années, dépendant notamment de la profondeur du ralentissement, de son origine, de sa longueur attendue et du recours par les employeurs aux instruments de flexibilité.
L’adaptation des capacités de production à la modification des perspectives d’activité est un processus coûteux et qui demande du temps. Avant de licencier (d’embaucher) du personnel (supplémentaire), les entreprises réagissent prioritairement à un tassement (une reprise) de l’activité en exploitant leur marge intensive de production (durée moyenne de travail et/ou productivité horaire).
Grâce à divers systèmes d’organisation, comme l’adaptation des heures supplémentaires, le passage au temps partiel, ou encore le régime du chômage temporaire, les entreprises peuvent mieux accorder leur utilisation de la main-d’œuvre aux besoins de la production (ajustement quantitatif interne). Dans un scénario où la mauvaise conjoncture se prolonge, lorsque ces marges ont été épuisées, et que la résistance financière des entreprises n’est plus assurée, les licenciements ne peuvent en revanche être évités (ajustement quantitatif externe). Par ailleurs, compte tenu des procédures à respecter, les suppressions de postes dans le cadre des programmes de licenciement collectif ne deviennent effectives qu’après un certain délai; dans les faits, plusieurs mois peuvent s’écouler entre l’annonce d’un licenciement collectif et les pertes d’emplois, ce qui contribue à ce décalage temporel.
Dans le scénario inverse de reprise économique, ce n’est que lorsque les leviers de flexibilité dont disposent les firmes ont été activés et que la croissance de la demande se confirme que ces dernières font appel à de la maind’œuvre supplémentaire, dont la procédure de recrutement prend elle aussi un certain temps.
2. Décomposition de la croissance du PIB
La variation du PIB peut être décomposée en trois contributions, à savoir les variations de l’emploi, de la durée moyenne de travail (les heures ouvrées par travailleur) et de la productivité horaire (le PIB par heure ouvrée, soit la productivité apparente). La contribution relative de ces facteurs n’est pas stable dans le temps. Le délai et la durée de réaction de l’emploi peuvent être illustrés en fixant le niveau des effectifs au moment du pic du PIB précédant une récession et en observant le moment où démarre le recul et la durée de celui-ci. C’est ce que montre le graphique 3 pour les cinq épisodes de récession recensés en Belgique de 1970 à 2014:
– lors du premier choc pétrolier, dans les années 1970, l’emploi a réagi avec trois trimestres de retard au tassement de l’activité. Une fois amorcées, les destructions nettes d’emplois ont été significatives pendant un an, avant de se prolonger à une cadence moins importante;
– au cours de l’épisode de 1980-1981, qui a fait suite au deuxième choc pétrolier, l’emploi a réagi sans tarder et à un rythme rapide. Les pertes d’effectifs se sont étalées sur une période de plus de trois ans;
– la récession suivante, enclenchée en 1992, a donné lieu à des pertes nettes d’emplois bien plus mesurées, avec une contraction presque immédiate mais assez lente et une reprise au dixième trimestre (soit après deux ans);
– lors de l’épisode de 2001, la baisse d’activité réelle a été relativement faible. Les destructions nettes de postes de travail n’ont été observées qu’avec un décalage de trois trimestres et ont été modestes comparativement aux autres crises économiques;
– enfin, lors de la grande récession, l’emploi a suivi le mouvement de déclin de l’activité avec trois trimestres de retard. Sa croissance d’un trimestre à l’autre est donc devenue négative au début de 2009. L’ampleur des pertes nettes d’emplois par rapport au pic d’activité ayant précédé la récession est demeurée bien plus faible que lors des épisodes antérieurs, surtout au regard de la diminution de l’activité réelle enregistrée. En raison de la crise des dettes souveraines dans la zone euro, l’emploi a entamé une nouvelle décrue en Belgique entre 2012 et 2013 (au-delà de l’horizon de 14 trimestres couvert au graphique 3).
Les marges de manœuvre dont disposent les entreprises expliquent que les délais de réaction de l’évolution de l’emploi par rapport à celle du PIB peuvent être plus courts en termes d’heures ouvrées que de nombre de personnes occupées. Lors du premier choc pétrolier, le recul des heures observé a poursuivi un mouvement entamé bien avant 1974 et a davantage reflété une tendance à la baisse de la durée moyenne de travail. Lors du second choc pétrolier, les heures moyennes ont ainsi diminué parallèlement à l’emploi. Cependant, elles ont affiché une légère reprise avant celui-ci. Au début des années 1990, la contraction des heures ouvrées a été plus profonde que celle de l’emploi, mais la situation s’est redressée après sept trimestres. L’utilisation prioritaire de la marge intensive (durée moyenne de travail) s’est surtout vérifiée lors de la récession du début des années 2000 et en 2008-2009. Les heures moyennes ont toutefois fléchi relativement lentement au début des années 2000, tandis que les heures ouvrées par travailleur se sont adaptées plus rapidement lorsque la grande récession s’est amorcée. Le repli du rythme de travail s’est alors étalé sur quatre trimestres.
Le recours au chômage temporaire et les mesures de crises adoptées en 2009 sont régulièrement évoqués pour expliquer la relative stabilité de l’emploi en Belgique en dépit de la gravité de la crise de 2008-2009. En effet, les personnes mises au chômage temporaire restent inscrites dans le registre du personnel de l’entreprise même si elles ne prestent pas leur travail les jours concernés. S’il est vrai que le niveau du chômage temporaire a été historiquement élevé et que, partant d’un taux bas en 2008, son degré d’accroissement a été spectaculaire en 2009, les mesures additionnelles prises à l’époque (mesures dites «de crise») n’ont rencontré qu’un succès relativement limité. Au plus fort de la récession, plus de 200 000 ouvriers étaient enregistrés comme chômeurs temporaires, alors que le système similaire développé pour les employés (appelé «suspension employés en raison d’un manque de travail pour entreprises en difficulté» et pérennisé depuis) n’a touché au maximum que 8 000 personnes en 2010. Par ailleurs, le crédit-temps de crise, qui permettait à un employeur reconnu en difficulté de proposer individuellement à ses travailleurs à temps plein un crédit-temps sous la forme d’une réduction de moitié ou d’un cinquième de leurs prestations, a concerné moins de 3 000 personnes.
En fait, le recours au chômage temporaire ouvrier par les entreprises belges revêt un caractère largement structurel; entre 1992(1) et 2014, le nombre de bénéficiaires n’a été inférieur à 100 000 (en moyenne) que pendant un trimestre, soit au 3e trimestre de 2000. Cet instrument existe de longue date en Belgique. Dès sa création en 1935, l’Office national du placement et du chômage (précurseur de l’ONEM) prévoyait déjà une forme de chômage temporaire pour les ouvriers, mais sans qu’il n’y ait à ce stade de cadre légal (1).
L’écart entre l’évolution du volume total de travail et celle de l’activité réelle correspond à l’adaptation mécanique de la productivité horaire apparente. Le graphique 5 ci-après présente, pour la période 1980-2014, l’évolution des taux de croissance des marges intensives et extensives pour étudier leur comportement tout au long du cycle économique. Historiquement, la productivité horaire a joué un rôle d’amortisseur, aussi bien durant les phases de ralentissement conjoncturel, marquées par une croissance plus faible de la productivité, que pendant celles de reprise, où la croissance est plus vive, les entreprises privilégiant la reconstitution de leurs marges. Toutefois, la croissance de la productivité horaire, bien qu’étant pro-cyclique, est presque toujours restée positive jusqu’au déclenchement de la grande récession. Par contre, comme attendu au vu de la baisse relativement limitée des heures individuelles observée ensuite, c’est la productivité horaire qui a davantage pâti du recul de l’activité.
Pour préserver l’emploi, les entreprises peuvent accepter une baisse de la productivité horaire, d’une part, tandis que les salariés peuvent consentir à une diminution des heures ouvrées, et donc de leur revenu, d’autre part. La crainte des employeurs de se retrouver – dans une situation d’inadéquations sur le marché du travail et de vieillissement de la population – en manque de main d’œuvre qualifiée au moment de la reprise aurait donc été plus forte que la peur d’une perte temporaire de la rentabilité induite par une réduction de la productivité horaire du travail.
Lors de la grande récession, la mise en réserve de la maind’œuvre a permis, dans un premier temps, de restreindre les pertes d’effectifs dans un contexte où les fondamentaux des entreprises étaient solides, mais le nouveau recul du PIB enregistré en 2012 a provoqué une chute de l’emploi en personnes plus importante en 2013 qu’en 2009. Ceci s’explique principalement par le fait que les mécanismes de rétention de main-d’œuvre n’ont pas joué leur rôle d’amortisseur dans la même mesure qu’en 2008 et en 2009. La longueur de la crise et la sortie hésitante de celleci ont écorné la capacité financière de certaines entreprises, rendant inéluctable l’adaptation des effectifs. En outre, les conditions de recours au chômage temporaire pour raisons économiques ont été durcies, une contribution de responsabilisation ayant été instaurée. Ainsi, le nombre de personnes ayant bénéficié du chômage temporaire s’est tassé en 2013, pour se rapprocher de sa moyenne de long terme.
3. Productivité et intensité en emplois de la croissance: analyse de long terme
La productivité fluctue au gré de la conjoncture, autour d’une tendance de moyen à long terme. Il est essentiel de distinguer les gains de productivité tendanciels de leurs évolutions conjoncturelles. En reprenant des taux de croissance moyens par décennie, le tableau 1 s’efforce de capter l’évolution de la composante tendancielle.
Exprimés en taux de croissance annuels moyens, les gains de productivité horaire sont passés de 4,2% dans les années 1970 à 0,9% dans les années 2000, pour chuter à 0,1% sur la période 2010-2014. Cette évolution tendancielle de la productivité suit le même mouvement que celle du PIB. Dans les années 1970, le taux de croissance annuel moyen du PIB s’élevait à 3,4%, pour ne plus se situer ensuite qu’aux alentours de 2% dans les années 1980 et 1990. Ce rythme de progression a ensuite encore ralenti dans les années 2000 et 2010, ne dépassant plus 1% en moyenne ces dernières années. L’autre composante du PIB, à savoir le volume de travail, a quant à elle affiché une croissance négative dans les années 1970 et 1980, pour remonter lentement jusqu’à 1% au cours de la période récente.
L’écart entre les taux de croissance annuels moyens de la productivité horaire et de la productivité par travailleur reflète l’évolution de la durée moyenne de travail. Celle-ci a diminué au fil du temps, en raison de plusieurs facteurs ayant trait notamment à une baisse du nombre d’heures contractuelles, à l’augmentation du taux de travail à temps partiel, au développement du recours au crédit-temps, mais aussi au changement de la structure de l’emploi au sein de l’économie (cf. infra).
Si on définit l’intensité en emplois de la croissance comme le rapport de la progression de l’emploi à la variation de l’activité, on obtient l’inverse de la croissance de la productivité par travailleur. De fait, l’intensité en emplois de la croissance suit une tendance nettement haussière. Parallèlement au mouvement de la croissance annuelle du PIB, entre les années 1970 et les années 2000, la croissance annuelle moyenne de l’emploi est passée de 0,2 à 0,9% (0,6% en 2010-2014). Ainsi, sans décomposer les évolutions entre tendance et cycle à ce stade, pour 1% de croissance de l’activité dans les années 1970, l’économie ne créait pas d’emplois, alors qu’elle créait 0,3% d’emplois supplémentaires dans les années 1990 et 0,6% sur la période la plus récente. Cependant, pour étudier la sensibilité de l’emploi à la croissance (l’élasticité) il convient de ne se concentrer que sur la composante cyclique des séries, exercice qui sera réalisé au chapitre 5.
Notons par ailleurs que l’intensité en emplois de la croissance varie en fonction de la nature de l’activité. Elle est relativement élevée dans les branches des services, alors qu’elle est plus faible, voire négative, dans l’industrie, compte tenu de l’importance de la hausse continue de la productivité dans cette branche (cf. infra). Au niveau de l’ensemble de l’économie, l’intensité en emplois est tributaire de la structure de l’activité, et son évolution est susceptible d’être influencée par le glissement progressif vers une économie de services.
Dans un contexte où l’informatisation des métiers se poursuit, cette hausse de l’intensité en emplois peut sembler aller à contre-courant de certaines prédictions quant à la possibilité d’un remplacement à grande échelle de métiers «humains» par des robots. Dans le débat économique sur le sujet, les partisans de l’approche «maximaliste» vont assez loin puisque, selon eux, l’automatisation des métiers ne concernera plus seulement les tâches routinières, mais touchera également de plus en plus de métiers qualifiés impliquant des tâches cognitives et non routinières. L’étude de Frey et Osborne (2013) applique une probabilité d’automatisation à des centaines de métiers aux États-Unis. Les métiers caractérisés par un haut degré de créativité, de compétences sociales, de qualités perceptives et de manipulation présentent moins de risques. Le même exercice a été réalisé par l’institut Bruegel (Bowles, 2014) pour les pays européens. Il en ressort que, pour la Belgique, 50% des métiers seraient à risque. Les résultats de ce type d’études doivent cependant être nuancés car ils sont entachés d’un évident degré d’incertitude, et l’analyse ne précise pas à quel horizon temporel les changements pourraient se produire: d’ici là, la définition des métiers actuels aura pu changer. En effet, la dynamique de disparition et d’apparition de nouveaux métiers (qui pourraient justement émerger du fait de ces changements technologiques) n’est pas un phénomène nouveau et est au cœur des préoccupations de Schumpeter.