Formation avancé de la croissance économique pour débutant
1. La croissance économique: définition et mesure
Quand il concerne l’économie, le discours politique et journalistique adopte le plus souvent un horizon de quelques années, une décennie tout au plus; s’il se comprend aisément par les impératifs qu’imposent les échéances électorales, un horizon temporel aussi court ne permet pas de construire une réflexion sérieuse quant aux déterminants de la croissance économique. La croissance économique que l’on mesure le plus souvent par le taux de croissance du Produit Intérieur Brut par tête, nous y reviendrons, est un phénomène de long terme, une tendance lourde animée de soubresauts de court terme. Comprendre les soubresauts de court terme occupe bon nombre de macroéconomistes, comprendre les déterminants de long terme est une tâche qui incombe aux théoriciens de la croissance.1
A la condition que la redistribution des richesses ne soit pas outrancièrement inégalitaire, la croissance économique est un moteur d’amélioration des conditions de vie de l’humanité. Elle tire ses origines de la Révolution Industrielle anglaise qui a eu lieu aux alentours de 1820. Pourquoi une telle révolution a-t-elle pu voir le jour? Pourquoi a-t-elle éclaté en Europe? Voici deux questions que nous aborderons. Nous montrerons qu’il n’est pas possible de comprendre les ressorts de la croissance de long terme en se concentrant exclusivement sur l’évolution des variables dites purement économiques que sont le capital physique, la distribution de la production entre agriculture et industrie ou le progrès technologique. Les conditions de santé, d’éducation, la géographie, la biologie voire la génétique ainsi que les institutions et la démographie comptent; elles comptent parce qu’elles influencent ou sont influencées par les décisions individuelles. Economistes orthodoxes, nous adoptons ici une approche basée sur le modèle de choix rationnel, modèle qui, nous le montrerons, permet de capter l’essence des révolutions économiques qui ont façonné notre monde.
Pour la définir simplement, on peut dire que la croissance économique nous permet, au fil du temps, d’acquérir plus de biens et de services sans travailler plus, elle correspond à un accroissement de la productivité moyenne du travail. Comment cela se traduit-il? Presque toujours par une hausse du revenu par tête, hausse qui peut être accompagnée d’une baisse du temps de travail puisque moins de travail est nécessaire pour préserver le même niveau de richesse. Dans l’histoire économique récente, on peut observer simultanément une hausse du revenu par tête moyen et une baisse du temps de travail par individu dans certains pays comme la France. Le Graphique 1 illustre ce phénomène et montre à quel point certains pays, plus que d’autres, ont choisi de transformer une part de leurs gains de productivité en loisir plutôt qu’en revenu. Bien entendu, rien ne nous assure que la faiblesse du niveau des heures travaillées dans un pays soit également réparti parmi ses citoyens, comme en témoigne l'existence de chômage structurel. Néanmoins, la tendance à la baisse des heures travaillées par personne reste un fait marquant. Le graphique 1 illustre donc une première difficulté lorsque qu’il faut comparer les revenus au niveau international: faut-il comparer les revenus moyens par habitant ou simplement les productivités moyennes du travail? Si nous optons ici pour la comparaison des PIB par habitant, nous garderons en tête les nombreux défauts qui entourent cette mesure. Parmi ces derniers, nous pouvons noter l’absence de prise en compte de l’économie souterraine, le double compte des activités polluantes (l’acte de pollution et de dépollution accroissent le PIB), la non-valorisation des logiciels libres, etc.
A de rares exceptions près, tout ce qu’une personne achète aujourd’hui nécessite moins de jours de travail que par le passé. L’histoire de la lumière de Nordhaus (1996, Table 1.6) nous livre un exemple édifiant. Selon les calculs de Nordhaus, dix minutes de travail aujourd’hui permettent d’acquérir trois heures de lumière chaque nuit de l’année alors que deux siècles plus tôt, ces mêmes dix minutes de travail ne permettaient d’acheter que dix minutes de lumière chaque nuit de l’année. La théorie de la croissance tente de déterminer les facteurs responsables de ce processus et de modéliser les mécanismes par lesquels ils opèrent. Si les économistes classiques tels que Smith (1776) se sont attachés à déterminer les ressorts de la prospérité des Nations, la théorie de la croissance reste un champ de recherche relativement jeune. Comme le montre le Graphique 2, parmi tous les ouvrages publiés que Google a scanné à ce jour, soit environ 10% de tous les livres jamais publiés, l’occurrence du terme “economic growth” ne commence à croitre significativement qu’à partir des années 50. Comment expliquer ceci? Premièrement parce que la croissance économique soutenue est un phénomène récent à l’échelle de l’histoire humaine (voir le graphique 3). Deuxièmement parce que comprendre et théoriser la croissance économique nécessitait des données fiables.
Mesurer la croissance est une tâche difficile particulièrement pour les périodes les plus reculées n’offrant que très peu d’information. Dans beaucoup de pays, les comptes nationaux ont été créés après la Seconde Guerre mondiale; ils mesurent le revenu moyen par habitant de différentes manières: produit intérieur brut, produit national brut… Pour rendre possibles les comparaisons internationales et temporelles, il est nécessaire de corriger les données de revenus pour prendre en compte les différences de pouvoir d’achat de la monnaie dans laquelle ils sont exprimés. 2 Il est question ici de comparer des revenus réels, c’est à dire exprimés en quantités de biens. Les Penn World Tables version 8.0 (Feenstra et al. 2013) constituent les bases de données les plus complètes pour qui cherche à comparer les niveaux de revenu, de production, de productivité ainsi que l’utilisation des facteurs de production au niveau Collecter des données plus anciennes est la tâche complexe que s’est attribué Maddison (2001). Partant d’un ensemble d’études historiques, cet économiste est parvenu à reconstruire les données de revenu par habitant sur les deux derniers siècles. Pour certaines dates clés des époques plus reculées (l’an 1, l’an 1000, 1500, 1600 et 1700 après JC), Maddison a pu fournir des estimations. Si de telles estimations ont forcément nécessité des approximations éclairées sur des tendances inobservables et appellent donc une lecture prudente, elles ont le mérite de montrer ce que l’on peut faire de mieux étant donné l’état de nos connaissances. Successeurs de Maddison, Bolt et van Zanden ont récemment révisé et complété les travaux de ce dernier (the “Maddison project”, Bolt and van Zanden, 2013). Le graphique 2 nous montre les dernières estimations du produit intérieur brut par habitant disponibles.
Le Graphique 3 présente aussi l'intérêt de montrer que la croissance est un phénomène récent. Deux siècles seulement. Les millénaires qui précèdent la révolution industrielle ont certes été témoins de phase d'expansion (technologique, démographique), et de phases de déclins, mais le revenu par personne n'a pas eu tendance à augmenter systématiquement durant cette période. En ces jours où nous nous demandons, particulièrement en Europe, si la croissance économique peut ralentir durablement, voir s'arrêter, il semble plus que jamais nécessaire de comprendre l'histoire, la phase de stagnation, la phase de croissance, et les raisons de la transition de l'une à l'autre.
Avant de chercher une quelconque explication générale, il est primordial d’évaluer à quel point la stagnation du niveau de vie avant 1820 est un fait robuste. Ce dernier est d’autant plus étonnant que, de la révolution néolithique à l’invention de l’imprimerie, l’humanité a connu des améliorations technologiques notables, améliorations qui auraient dû augmenter la productivité et le revenu par individu. Le Tableau 1 reprend quelques progrès majeurs, à titre illustratif.
…
2. Les théories de la croissance économique… ou de son absence
Le lecteur avisé aura déjà compris que la théorie parfaite devrait pouvoir expliquer l’ensemble des mutations économiques qu’a connu notre monde ainsi que les déterminants profonds de l’existence ou de l’absence de croissance économique à un endroit et une époque donnés. Si les évolutions les plus récentes de la théorie de la croissance tendent vers cet idéal, c’est grâce au rapprochement qui a pu s’opérer entre les modèles dits de stagnation et les modèles dits de croissance. Nous commencerons par évoquer ces deux types de modèles avant d’envisager la manière de les réconcilier.
2.1 Théorie de la stagnation
La théorie Malthusienne parait n'avoir aujourd'hui qu'un intérêt historique. Pourtant, le mouvement prônant la croissance zéro, voire la décroissance, a incontestablement des accents malthusiens. Il y est aussi question de ressources limitées, en quantité fixe, tout comme la terre dans le modèle de Malthus. Il est aussi question de l'impossibilité d'une croissance soutenue, car butant sur la contrainte de cette ressource fixe, et des rendements décroissants par rapport aux autres facteurs de production. Une réécriture complète de Malthus avec des mots modernes est sans doute possible, mais nous laissons cet exercice aux tenants de la croissance zéro.
2.2 Théories de la croissance
On distingue deux voire trois grands types de modèles de croissance: le modèle de croissance néoclassique, également nommé modèle de croissance exogène; le modèle de croissance endogène et les modèles de piège à pauvreté.
2.2.1 La croissance néoclassique
Bien que, par ses rendements marginaux décroissants, le capital est incapable de soutenir la croissance économique à long terme, il n’en reste pas moins une des sources de croissance les plus importantes à court et moyen terme. McGrattan (1998) montre que, dans de nombreux pays, la période d’après guerre se caractérise par une relation positive et fortement significative entre taux d’investissement moyen et croissance. L’émergence des tigres est-asiatiques lors de la seconde moitié du 20ieme siècle est un exemple typique de cette relation: ces pays ont rattrapé les pays riches essentiellement en accumulant du capital.
Le capital physique ne pouvant pas être le moteur de la croissance à long terme, au moins tout le temps que ses rendements demeurent décroissants, il existe au moins une autre variable responsable de l’accroissement du revenu par tête au cours du temps. Enfantée par Solow (1956), la théorie néo-classique de la croissance conclut que le progrès technique, exogène, est le moteur de la croissance à long terme. Il est source de croissance car il rend le travail plus efficace puisque plus à même de travailler avec beaucoup de machines. Dans le modèle de Solow, la croissance de la population est exogène et ne réagit pas aux variations du niveau de vie. De plus, il n’existe pas de facteur de production en quantité fixe tel que la terre. Ces deux particularités expliquent pourquoi le progrès technique y est source de croissance économique alors qu’il ne l’est pas dans le modèle Malthusien.
Selon cette théorie, l’investissement international devrait donc aller des pays du Nord fortement dotés en capital vers les pays du Sud aux rendements élevés. Cette arrivée massive de capitaux dans les pays du Sud devrait alors permettre aux écarts de revenus entre les deux grandes zones de se réduire. Dans un papier célèbre, Lucas (1990) pointe l’existence d’un paradoxe : alors que le capital par tête est bien moins élevé dans les pays pauvres, le capital des pays riches n’y afflue pas. Il existerait deux grandes raisons à ce phénomène. Premièrement, les fondamentaux des pays du Sud seraient différents des fondamentaux des pays du Nord, le Nord et le Sud ne partageraient donc pas le même sentier de croissance rendant toute convergence illusoire. Deuxièmement, même si les fondamentaux des pays riches et pauvres étaient les mêmes, le marché international du capital est imparfait puisque l’information n’y est pas symétrique : l’investissement dans les pays pauvres donne lieu à des rendements incertains. La prudence quant à l’incertitude des rendements pousse les acteurs des pays riches à fortement sous-investir dans les pays pauvres à fort potentiel de croissance. Alfaro et al. (2008) montrent que ces deux canaux expliquent bien empiriquement le paradoxe de Lucas, la faible qualité des institutions des pays pauvres, déterminants essentiels des structures économiques de ces derniers, semble être l’élément le plus important de la divergence.