Formation approfondie en croissance économique
La mesure du bien-être d’une société et de son évolution est une question qui reste ouverte. On propose ici un indicateur nouveau fondé sur la prise en compte du caractère « relatif » du niveau de bien-être d’une génération et de l’impact « absolu » de la croissance du revenu en cours de vie. L’hypothèse de base retenue considère que chaque individu est doté, à la naissance, d’un niveau de bien-être initial proportionnel au revenu relatif dont dispose sa famille. Par la suite, le bien- être de chaque individu évolue comme le revenu réel dont il dispose. A long terme, cet indicateur dépend de la répartition du revenu (une réduction des inégalités augmente le bien-être social) et du taux de croissance de l’économie, la hausse du revenu par habitant conduisant à une augmentation durable du bien-être, puisque les générations en cours de vie bénéficient d’un bien-être plus élevé. Il évolue également positivement en fonction de la durée de la vie et du vieillissement, car la part des générations ayant bénéficié d’une hausse du bien-être au cours de la vie augmente.
Le calcul de cet indicateur pour quatre pays, (France, Italie, États-Unis et Grande-Bretagne) de 1950 à 2000 montre que le bien-être a très fortement augmenté en France et en Italie des années 1950 à 1970 avant de stagner depuis les années 1980. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, l’évolution du bien-être a été nettement plus régulière. Si le taux de croissance du revenu par tête se maintenait au niveau actuel en France et en Italie, le niveau de bien-être y diminuerait de 20 à 40 % en 2050 alors qu’il se stabiliserait au niveau actuel en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Dans ces quatre pays, une croissance économique de 2 % par an permettrait juste de stabiliser le niveau de bien-être à long terme. Ces résultats montrent que pour garantir le maintien d’un niveau élevé de bien-être social, la politique économique doit viser dans le long terme à la fois un taux de croissance économique élevé et la réduction des inégalités.
L a croissance économique et le bien-être matériel collectif sont généralement associés. À court terme, il est assez peu discutable que la croissance économique détermine le niveau du bien-être social ; si la croissance est faible, le chômage augmente, les revenus ont tendance à stagner, les contraintes sur la consommation deviennent plus fortes et, au total, le niveau de bien-être est en moyenne plus faible que dans les périodes de croissance forte de l’économie et des revenus. Pourtant, on peut discuter la pertinence de l’utilisation du PIB par tête pour mesurer l’évolution du bien-être sur longue période. La critique habituelle de l’utilisation de cet indicateur repose sur le caractère limité des informations qu’il synthétise.
De fait, le calcul du PIB exclut une partie des activités hors marché ou qui relèvent du monde informel du travail domestique ou du bénévolat. Le calcul du PIB exclut aussi la prise en compte de l’environnement dans lequel vivent les individus, si bien que la croissance des activités polluantes ou néfastes du point de vue de la santé augmente le PIB du montant de la production supplémentaire sans aucun ajustement pour dégradation de l’environnement. De manière plus générale, le PIB ne tient pas compte des facteurs non strictement économiques qui peuvent influer sur le bien-être de la population : qualité de l’environnement naturel et culturel, qualité des relations sociales, conditions de travail des actifs, bonne ou mauvaise couverture assurantielle des risques de la vie (en particulier en matière de santé), etc.
Pour tenir compte de ces limites, des travaux statistiques ont cherché à étendre le champ des variables prises en compte pour la mesure du bien-être. Ils ont abouti à la mise en place d’indicateurs dits de « développement humain » publiés depuis 1990 par le Programme des Nations Unies pour le développement. Ces indicateurs sont toutefois relativement peu lisibles et leur mise en œuvre implique des hypothèses très fortes sur le poids des différents « facteurs » de bien-être. Le PIB par habitant reste par ailleurs un des principaux sousindicateur du développement humain, sans plus de réflexion sur l’information qu’il véhicule du point de vue du bien-être. Le travail qui est présenté ici vise à préciser l’utilisation qui peut être faite du PIB par habitant pour mesurer le bien-être et son évolution. Un indicateur simple agrégeant les expériences vécues par les générations successives est ensuite proposé.
Son calcul pour quatre pays (États-Unis, France, Italie et Royaume-Uni) de 1950 aux années 2000, montre que la France et l’Italie ont connu une quasi-stagnation du bien-être moyen à partir de la deuxième partie des années 1970 et une régression, à âge égal, du bien-être des générations nées depuis 1970, relativement aux évolutions qui ont concerné leurs aînés des générations des années 1950 à 1960. Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les évolutions sont très différentes du fait d’une croissance plus régulière entre les périodes pré et post chocs pétroliers. En conséquence, même si les générations les plus jeunes ne connaissent plus d’amélioration du bien-être relativement aux plus âgées, elles ne font pas l’expérience d’une régression relative comme c’est le cas en France et en Italie.
1. PIB par habitant et bien-être
On peut contester cette manière de voir en faisant remarquer que le bien-être met en jeu beaucoup d’autres éléments des conditions de la vie des individus que la seule consommation de biens et de services économiques. Mais il est difficile de dresser une liste finie des éléments dont il faudrait tenir compte. D’autre part on peut limiter l’ambition à la seule mesure du bien-être matériel et exclure a priori les éléments qui séparent la mesure du bien-être matériel de la mesure du bonheur. Cette restriction est assez naturelle et ne demande pas de justification approfondie. Dès lors on peut admettre l’hypothèse de base qui fait de la consommation la seule variable utile à la mesure du bien-être au sens purement matériel du terme. À cet égard, si le PIB n’est pas la variable la mieux adaptée, il constitue sans doute une proxy acceptable. Les imperfections de la mesure peuvent justifier des travaux statistiques supplémentaires pour étendre le champ des biens et des services pris en compte. Un concept de consommation nette pourrait également utilement être introduit pour mesurer les flux de désutilité liés à la dégradation des conditions environnementales. Mais ces perfectionnements, utiles, ne remettraient pas en cause l’usage d’un indicateur agrégé de consommation, ou de production, moyenne, pour mesurer le bien-être matériel.
Précisément, les enquêtes d’opinion révèlent la stabilité des « très heureux », « plutôt heureux », « pas très heureux », dans la population. Mais elles montrent aussi qu’en général les individus déclarent que leur situation passée était moins bonne et que leur situation future devrait être meilleure. Easterlin propose d’expliquer ce paradoxe par la dépendance entre les « aspirations » des individus et leurs revenus. La hausse des revenus entraînerait celle des aspirations, ce qui expliquerait la stabilité du bien-être défini dès lors à « taux de frustration » plus ou moins constant. On peut retenir, toutefois, que si le revenu ne détermine que très partiellement le niveau de bien-être ressenti, son augmentation passée et les perspectives de hausses futures sont bien perçues positivement.
Le bien-être ressenti, mesuré par les enquêtes d’opinion, ne correspond pas à la définition limitée, et normative, du bien-être matériel. On ne peut donc pas, de toute façon, inférer de ces observations le rejet de l’hypothèse d’un lien entre bien-être matériel et revenu ou consommation par habitant. D’un autre côté, conserver telle quelle cette hypothèse sur longue période conduirait à accepter un écart considérable et croissant entre bien-être ressenti et bien-être mesuré par le seul niveau de la consommation par habitant. Or le bien- être ressenti est évidemment beaucoup plus proche de l’objectif de l’activité économique, et des politiques économiques et sociales, que ne peut l’être un indicateur purement théorique et normatif sans lien avec les perceptions des individus.
Le conflit entre mesure absolue et relative du bien-être est bien mis en évidence par les travaux sur la pauvreté. Il est évident qu’on ne peut pas distinguer parmi les individus les pauvres, les moins pauvres et les non pauvres, sans faire référence au revenu moyen (plus justement, médian) de la population à laquelle ils appartiennent. Sinon, on serait amené à considérer qu’il n’y a plus aucun pauvre dans les pays développés au motif qu’aucun individu n’y a un revenu inférieur à celui de la borne supérieure du premier décile de la population d’il y a plusieurs siècles ou de la population contemporaine du pays globalement le plus pauvre de la planète. Mais une mesure purement relative du taux de pauvreté conduit à la quasi-stabilité du nombre des pauvres qui devient pratiquement insensible au rythme de la croissance économique y compris à court terme.
2. Un indicateur mixte, combinant bien-être relatif et absolu
Cependant, dans un domaine particulier, la santé, ce raisonnement est certainement inapproprié. Il est en effet naturel de considérer qu’en matière de santé les individus sont sensibles au niveau absolu du bien- être, plutôt qu’au niveau relatif de leur consommation. Au cours des siècles passés, l’individu, fût-il le plus riche, devait supporter les peurs et les angoisses liées à la maladie dans un contexte de risque élevé pour la santé et sans le secours de techniques médicales efficaces y compris en matière de lutte contre la douleur. La réduction du risque de maladie, la multiplication des traitements efficaces, les gains d’espérance de vie en bonne santé, ont certainement contribué à l’élévation du bien-être de tous les individus d’une manière telle que l’on peut considérer que les générations récentes bénéficient d’un niveau absolu de bien-être supérieur aux générations antérieures et inférieur, si les progrès se poursuivent en matière de santé, à celui des générations futures. Contrairement aux autres composantes du bien-être matériel, l’amé- lioration de la santé serait donc transmissible d’une génération à l’autre Le stock initial de bien-être de chaque individu d’une génération nouvelle peut donc être calculé à partir du niveau relatif de la consommation et d’un indice de bien-être santé croissant de génération en génération.
Mais, si l’on peut considérer que les individus sont initialement sensibles au seul revenu relatif, il faut aussi tenir compte du fait qu’au cours de la vie l’expérience permet d’apprécier les effets des progrès liés à la croissance de la consommation absolue. Ainsi on peut admettre qu’un individu dont le revenu réel double au cours de la vie jouit d’une situation deux fois plus favorable, du point de vue du bien-être matériel, à la fin de sa vie. Dès lors le bien-être social dépend à la fois de la répartition des revenus qui détermine le niveau initial de bien-être de chaque génération et de la croissance de la consommation qui contribue à l’amélioration du bien-être matériel en cours de vie.
Un certain nombre de points sont évidemment discutables. Comme on l’a vu, l’amélioration du bien-être liée à celle de l’état de santé est certainement transmissible d’une génération à l’autre. Mais il n’est pas aisé de déterminer un indicateur pertinent permettant de tenir compte des progrès constants de la santé. L’espérance de vie en bonne santé peut-elle servir à indexer le bien-être initial ? Comment tenir compte de l’amélioration du confort des soins ? La question de l’intégration explicite de la santé dans un indicateur de bien-être implique une analyse particulière approfondie. En outre, même si l’on omet de tenir compte de manière explicite de l’amélioration de l’état de santé, l’allongement de la vie conduit mécaniquement à une augmentation du bien-être social du fait de l’augmentation induite de la part des populations âgées ayant accumulé du bien-être au cours de leur vie du fait de la croissance de leur revenu.