Support de cours sur le commerce équitable et la relation avec le développement durable
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Origines historiques et idéologiques du commerce équitable
On peut situer les prémices du commerce équitable dans les années de l’après-guerre aux États-Unis, au moment où les associations chrétiennes anabaptistes-mennonites Ten Thousand Villages (anciennement Mennonite Central Committee Self Help Crafts) et SERRV International (Sales Exchange for Refugee Rehabilitation Vocation) se lancent dans le commerce direct avec des communautés économiquement défavorisées des pays du Sud. C’est précisément en 1946 que Ten Thousand Villages entreprend la commercialisation d’objets artisanaux de communautés de Puerto Rico, de Palestine et d’Haïti. L’objectif principal de ces organisations est de générer de l’emploi et de meilleurs revenus dans les régions soutenues. Le commerce équitable présentait l’idée, à l’époque révolutionnaire, de marier la solidarité et le commerce, le monde de la coopération internationale et de l’entreprise lucrative. On parle alors de « commerce solidaire ».
C’est également à cette période que les États-Unis, mobilisés pour assurer la reconstruction de l’Europe meurtrie de l’après-guerre, lancent le Plan Marshall et inventent le concept de « développement ». Ce concept servira par la suite à légitimer nombre de politiques économiques et sociales « en faveur » des pays du Sud, s’avérant pour la plupart plus désastreuses que bénéfiques pour les populations « aidées » (Rist, 2001). Ainsi, le commerce équitable se trouve dès sa naissance lié à la problématique développementaliste américaine. Il fait d’ailleurs suite à de multiples tentatives de rééquilibrage des rapports entre pays du Nord et pays du Sud, notamment en terme de régulation internationale du marché (Barratt-Brown, 1993).
En Europe, c’est en 1957 qu’apparaît, en Hollande, le premier « Magasin du Monde » spécialisé dans l’importation de produits du « tiers monde ». La vente se réalise via des Églises et des réseaux militants. Là encore, les objets commercialisés sont essentiellement artisanaux, ce qui offre le double avantage d’aider des producteurs défavorisés économiquement et d’éviter les difficultés de transformation et de conservation des produits.
Au milieu des années 1960, le discours sur le commerce équitable se politise et se radicalise. Il se pose désormais en « alternative » au commerce conventionnel et refuse d’être considéré comme une « aide » aux pays pauvres : c’est le lancement du fameux slogan « Trade, not Aid » (« Le Commerce, pas la Charité ») lors de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) en 1964.
Dans l’Hexagone, la culture catholique dominante freine le développement du commerce équitable. Il est à l’époque difficilement concevable de mêler éthique et argent, contrairement, par exemple, aux usages protestants anglo-saxons (Weber, 1994). Ainsi, ce n’est qu’en 1974 que la première boutique de commerce équitable ouvre ses portes en France. Il s’agit d’Artisans du Monde, située rue Rochechouart à Paris. La structure est associative et son mode de fonctionnement singulier : contrairement aux magasins conventionnels, à fins lucratives, Artisans du Monde est quasi-exclusivement gérée par des bénévoles. Pour les produits artisanaux, les prix sont établis par les producteurs eux-mêmes, en fonction de l’ensemble des coûts de production. Ce tarif inclut le « coût social », c’est-à-dire les besoins personnels et familiaux du producteur, sa formation, l’organisation qui le soutient, et le « coût environnemental » supposé du produit. La boutique est alimentée par une centrale d’achat créée à cet effet, Solidar’Monde, entièrement spécialisée dans le commerce équitable. Dans cette perspective, la vente en magasin n’est qu’un prétexte à l’information du public sur les conditions de production dans les pays du Sud. L’objectif de l’association est avant tout politique, voire moral, et non pas strictement commercial. Les ventes sont d’ailleurs faibles, et le chiffre d’affaires du magasin reste limité.
Au fil des ans, les Magasins du Monde, en Europe comme aux États-Unis, se développent peu. Ils restent très majoritairement fréquentés par des militants déjà convaincus de l’intérêt de ce type d’échange marchand. Le commerce équitable reste confiné dans une « niche » de marché très étroite et son action auprès des communautés de producteurs du Sud demeure réduite, les volumes de vente étant peu importants.
À la fin des années 1980, émerge dans une coopérative de producteurs de café au Chiapas (Mexique) l’idée d’une labellisation des produits équitables5. La certification aurait pour avantage de mettre à disposition des consommateurs du Nord les produits équitables dans les lieux d’achat habituels – principalement les moyennes et grandes surfaces – tout en garantissant au producteur comme à l’acheteur final le respect de certaines normes éthiques. Cette initiative de labellisation est concrétisée par Nico Roozen de l’association Solidaridad et le prêtre ouvrier hollandais, le Père Frans van der Hoff. Après maintes luttes contre diverses pressions, venant tant des multinationales du Nord que des intermédiaires du Sud (Roozen, Van der Hoff, 2001), le label6 Max Havelaar est créé en 1988 aux Pays-Bas. Il garantit le caractère « équitable » des produits proposés au consommateur.
Au cours des années 1990, le mouvement de labellisation du commerce équitable se structure. En 1997 naît FLO International (Fairtrade Labelling Organizations), organisation regroupant les différentes initiatives de labellisation de par le monde, telles que Max Havelaar, Transfair et Fairtrade. Les critères d’entrée sur les registres des producteurs et des importateurs du commerce équitable se standardisent également. Pour obtenir la certification de FLO, les producteurs sont contraints de respecter un certain nombre de critères, à savoir : 1) se regrouper en organisation, sous forme associative ou coopérative par exemple, 2) fonder une organisation majoritairement composée de « petits producteurs », c’est-à-dire des producteurs qui ne dépendent pas structurellement de main d’œuvre contractuelle pour exploiter leur propriété, 3) s’assurer que l’organisation est indépendante et démocratiquement contrôlée par ses membres, 4) ne pratiquer aucune forme de discrimination, 5) ouvrir statutairement la structure collective aux nouveaux membres et permettre son indépendance politique, 6) posséder quelques capacités d’exportation : une logistique adéquate et une expérience de commercialisation antérieure.
En ce qui concerne les importateurs de produits provenant de structures collectives certifiées « équitables », FLO exige que les entreprises s’engageant dans la filière (entreprises qui ne sont pas nécessairement spécialisées dans ce type de commerce) respectent également une série d’engagements :
l’établissement d’une relation commerciale stable à long terme avec les fournisseurs doit être systématiquement recherchée – l’objectif est d’inciter les producteurs à se lancer dans des investissements de production sans se risquer face aux incertitudes du marché ;
les importateurs assurent un préfinancement d’au moins 60 % de la valeur d’achat du produit final, pour permettre aux organisations de producteurs de préfinancer leurs récoltes et d’assurer la circulation de l’argent liquide pour leurs membres ;
les produits achetés aux organisations du Sud bénéficient d’un prix minimum garanti lorsqu’il existe. Cet aspect, très important, est probablement le plus connu du commerce équitable. Le prix minimum garanti, ou « prix plancher », est calculé pour chaque produit au sein de comités de travail de FLO (regroupant producteurs, acheteurs, organisations du commerce équitable), sur la base des coûts de production moyens par zone géographique et de la qualité du produit fini. Pour le café par exemple, le prix minimum d’une livre de café Arabica lavé produit en Amérique Latine est de 1,26 dollars américains. Ces cinq dernières années, les cours du café ne dépassèrent pas un dollar la livre, le prix du commerce équitable s’avérant financièrement particulièrement attractif pour les producteurs. Lorsque le cours de la Bourse dépasse le prix imposé par FLO, le prix équitable suit le cours boursier, majoré d’une prime de 5 cents la livre : c’est la prime de développement (point suivant) ;
l’importateur s’engage à établir une relation directe avec son fournisseur, afin de limiter le nombre des intermédiaires de la filière7. On notera enfin que FLO cherche aujourd’hui à développer des systèmes de contrôle de ses filières conformément aux normes internationales ISO 65.
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Le commerce équitable au regard du développement durable
Aujourd’hui, le commerce équitable tend à revendiquer son appartenance au mouvement du développement durable. Ce mouvement repose sur trois dimensions fondamentales : la justice et le développement social, la protection de l’environnement, l’efficience et la rationalité économique. Il convient d’examiner la position du commerce équitable sur ces différents aspects.
Justice et développement social
Le commerce équitable a pour objectif non seulement d’améliorer le bien-être économique et social des producteurs du monde, mais aussi d’œuvrer au niveau politique pour changer les règles du commerce international dans leur ensemble.
À un niveau plus microsocial, les organisations du Sud sont très disparates concernant leurs capacités de négociation commerciale et de captation d’acheteurs. Si certaines vendent la totalité de leur production aux conditions équitables, d’autres n’investissent aucun marché pendant plusieurs années, malgré l’accroissement global des ventes des produits équitables. L’écart de revenu entre les sociétaires de différentes organisations, pour un volume, une qualité et des conditions de production identiques, peut aller du simple au triple.
Dans les cas où l’offre est surabondante, le commerce équitable est victime de son succès : il procure un tel mieux-être économique à ses bénéficiaires qu’il crée ou intensifie des processus concurrentiels entre les organisations paysannes. À l’inverse, lorsque la demande se fait pressante et l’offre encore relativement rare (lors du lancement de nouveaux produits équitables par exemple), la certification des organisations de producteurs se réalise dans l’urgence, ce qui, à terme, engendre des tensions sur le terrain, les uns s’estimant plus « méritants » que les autres pour obtenir la certification.
Ces dimensions font l’objet de suivis attentifs de la part des acteurs du commerce équitable, mais elles sont en pratique difficilement maîtrisables. Les avertissements des acteurs engagés (« Le commerce équitable n’est pas la panacée ! », selon l’expression de Max Havelaar France) ont peu de poids face à l’espoir démesuré que le commerce équitable génère en termes de développement social et de justice internationale, au Sud comme au Nord.
Protection de l’environnement
La protection de l’environnement est un sujet qui, pendant longtemps, n’a pas été une préoccupation majeure des acteurs du commerce équitable. Nous avons vu que le commerce équitable est né d’une volonté de solidarité entre le Nord et le Sud. La question des coûts écologiques de production, de transport et de distribution des produits est longtemps apparue comme secondaire face à l’urgence du besoin des populations du Sud. Avec l’émergence des préoccupations liées à l’environnement dans les années 1970 et l’accroissement spectaculaire de la notoriété du terme de « développement durable » à la fin des années 1990, les acteurs du commerce équitable se sont attentivement penchés sur cette dimension de leur action, sans pour autant chercher à se substituer aux mouvements de certification biologique déjà existants.
Progressivement, le mode de production des organisations équitables se rapproche des méthodes de production biologique. Cette tendance est renforcée par le marché, puisque l’apposition des deux labels équitable et biologique renforce le succès des produits auprès des consommateurs. Actuellement, plus de la moitié des produits alimentaires équitables vendus sont également certifiés biologiques. On notera que certains industriels se positionnent sur le créneau de la double labellisation, ce qui inquiète les mouvements de certification équitable originels redoutant de voir leur marché s’échapper et leurs idéaux se galvauder.
Néanmoins, le mouvement équitable souffre d’un manque de réflexion sur le transport des marchandises. Tout se passe comme si le commerce équitable était « équitable » au niveau de la production, éventuellement de la transformation, et pour la sphère de la spécialisation, au niveau de la distribution, soit, en fin de compte, sur une partie des filières. Aujourd’hui, la plupart des produits issus du commerce équitable international circulent par bateau, les plus fragiles étant transportés par avion. Tandis que les transporteurs naviguent souvent sous pavillon de complaisance, ce qui pose des questions sociales et éthiques certaines, les coûts écologiques engendrés par l’utilisation de l’avion ne sont pas négligeables. Les acteurs défendent le maintien de leur activité internationale en arguant de l’impossibilité, à l’heure actuelle, de faire appel à d’autres moyens de locomotion. Ces derniers entraîneraient des coûts économiques ou des délais de livraison prohibitifs. Pour eux, la priorité se situe au niveau des besoins économiques et sociaux des producteurs du Sud.
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En pratique, ce dispositif semble inenvisageable : comment serait-il possible de revaloriser les prix de vente de l’ensemble des produits du Sud ? Qui plus est, cette disposition ne serait sans doute pas nécessaire, dans la mesure où le commerce équitable représente un marché très réduit et que les quelques décennies d’application de ce type d’échange marchand ont montré que rares sont les producteurs ayant profité du bénéfice équitable pour accroître leur production. Étant donné la précarité de leurs conditions de vie et la faiblesse de leurs moyens de production, les priorités vont plutôt à l’éducation des jeunes, la construction de routes et de postes de santé.
Les attaques de nombre de néo-libéraux sur l’efficience du commerce équitable revêtent le plus souvent un caractère stratégique. Personne ne s’étonnera de savoir que le commerce équitable est l’objet de convoitises. Les entreprises sont en quête d’image écologique et sociale auprès de consommateurs de plus en plus exigeants sur les garanties de production sociale des produits achetés. L’affaire « Mac Donald’s » en témoigne : depuis 2003, l’entreprise de restauration rapide distribue en Suisse du café de la marque Aroma labellisé « équitable » par Max Havelaar. L’objectif manifeste est de revaloriser l’image sociale de la transnationale. Cette opération médiatique suscita un vif émoi au sein de la profession, les partisans de la spécialisation trouvant de nouveaux arguments en défaveur des tenants de la sphère de la labellisation (Max Havelaar, 2003).